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Céline dans les Relay H

Qu'en aurait-il pensé?


Céline dans les Relay H
"Guerre" de Céline © Christophe ARCHAMBAULT / AFP

La publication de Guerre, le premier d’une série d’inédits retrouvés, fait figure d’événement. On peut s’en réjouir. Même si le livre en question, qui n’est pas un fond de tiroir, n’est pas non plus le chef d’œuvre annoncé.


On en avait rêvé, Gallimard l’a fait. Céline est de retour !  Et pas qu’un peu ! Je ne vais pas abuser des points d’exclamation, ni des points de suspension, ni essayer d’imiter « le rendu émotif interne » : on pourrait vite suspecter le pastiche. Il faut dire que pour Guerre, Gallimard n’a pas fait les choses à moitié. Un premier tirage de 80 000 exemplaires, d’où cette étrange expérience de voir dans les Relay H des piles du livre, entre le dernier thriller américain, le manuel de développement personnel et les présentoirs de gel hydroalcoolique. On peut se demander ce qu’en aurait pensé le premier concerné.

Premier jet

Pour le gel, il n’aurait sans doute rien trouvé à redire. Le docteur Destouches était un hygiéniste définitif. Ne jamais oublier, pour le comprendre, sa thèse de médecine sur Semmelweis, le chirurgien qui montra l’importance de se laver les mains avant un accouchement. Céline voyait entre Semmelweis et lui plus d’un point commun : le désir d’empêcher des morts inutiles malgré l’incompréhension des contemporains. On lit ainsi, dans Guerre, des choses qui confinent à ce qu’on appelle aujourd’hui le gore, et sans forcément la drôlerie tragique que Céline a su y mettre ailleurs, dans le Voyage au bout de la nuit, bien sûr, mais aussi, plus tard dans Féerie pour une autre fois, Normance ou la trilogie D’un château l’autre, Nord, Rigodon. Dans Guerre, c’est du brut de décoffrage, ce qui nous indique bien que l’on a à faire à un premier jet sans ce travail de la distance proprement célinien.

C’est pour cela, que de se voir dans les Relay H, il aurait bougonné, la Ferdine. Il suffit de lire sa correspondance avec La Nouvelle Revue Française. Surtout celle après 45, quand Roger Nimier jouait les médiateurs pour faire réhabiliter littérairement Céline, qui avait échappé de peu, dans sa prison danoise, à l’extradition et à la condamnation à mort. Gaston Gallimard et lui, ça tenait du mariage de raison plus que de l’amour fou et Céline aurait sans doute préféré que ce soit le Voyage qu’on vende par palettes à ceux qui vont prendre le train.

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En tout cas, Gallimard, après son recul sur l’édition des pamphlets antisémites, a flairé le filon après la trouvaille miraculeuse : rappelons qu’à l’été 2020 des milliers de pages manuscrites qui avaient disparu à la Libération puis récupérées des années après par un Jean-Pierre Thibaudat, ont été confiées à François Gibault, l’exécuteur testamentaire de Céline. Après Guerre, Gallimard a prévu d’éditer dès l’automne d’autres inédits où l’on trouve le texte entier de Casse-pipe dont on ne connaissait que le premier chapitre, un roman intitulé Londres, une « fantaisie », la Volonté du Roi Krogold et même un gros supplément à Mort à Crédit. De quoi révolutionner l’architecture de l’œuvre, et de prévoir une nouvelle Pléiade à moyen terme. Céline aurait ricané devant tant de hâte : il tombe dans le domaine public en 2032, ce qui signifie que n’importe qui pourra l’éditer après cette date.

Juste après le Voyage

On peut penser que Guerre a été écrit juste après Le Voyage au bout de la nuit qui était apparu comme un bloc d’abîme, renouvelant complètement le genre romanesque en inventant une langue pour dire l’horreur de l’époque. C’était en 1932 et Bardamu devenait l’archétype de l’homme seul condamné à un nomadisme dantesque, explorant tous les cercles de l’enfer contemporain, la boucherie de 1914, le colonialisme prédateur, l’aliénation du taylorisme dans les usines Ford en Amérique et la misère sociale et morale des banlieues parisiennes dans les années 30. Le Voyage était cette épopée qui peut se lire comme un manuel d’histoire écrit par un halluciné lyrique chez qui la compassion et la sensualité le disputaient à une vision désespérée de la condition humaine.

Il fut salué à gauche comme un pacifiste radical, un anarchiste qui rêvait d’un autre monde peuplé de danseuses souples et musclées, de new-yorkaises au physique de guerrières vikings. Aragon, le premier, fut estomaqué et fit même traduire le Voyage en russe par Elsa Triolet. A droite, on détesta la scatologie, le discrédit jeté sur la patrie et les bonnes mœurs. A une exception notable tout de même, Léon Daudet, numéro 2 de l’Action française et juré du prix Goncourt qui tenta en vain de le faire obtenir à Céline. Malgré sa fameuse phrase, « Moi, en littérature, la patrie je lui dis merde », Daudet ne réussit pas l’exploit qu’il avait réalisé pour Proust en 1919 : faire préférer les jeunes filles en fleurs d’un inverti mondain aux anciens combattants de Dorgelès.

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Soyons clairs : Guerre n’est ni un fond de tiroir, ni un chef-d’œuvre. Ce n’est pas un fond de tiroir parce que la force de Céline est là, latente, et s’exprime à l’occasion, mais à l’occasion seulement, dans la peinture frontale des horreurs de la guerre. Le réveil après la blessure qui ouvre le manuscrit, et voit le narrateur tenter de se relever à proximité d’un cadavre, l’atmosphère des Flandres dévastée qui ressemblent à une toile de Jérôme Bosch, les personnages secondaires qui joueront sous d’autres noms des rôles dans la geste célinienne comme le truand Bébert/Cascade ou l’infirmière complaisante qui contribue à un mélange sulfureux entre Eros et Thanatos.

Mais, encore une fois, Guerre qui développe les non-dits elliptiques de Bardamu narrateur dans le Voyage, nous offre bien sûr ces moments de bravoure, proprement céliniens, mais aussi beaucoup d’autres passages, plus plats, qui nous sont annoncés comme illisibles ou manquants.

Pas de polémiques, pour une fois

Pour l’instant, fait assez étonnant pour être signalé, pas de grandes polémiques à propos de Guerre comme lorsque Céline fut exclu de commémorations officielles en 2011 par le ministère de la Culture ou lors de la publication de la somme Céline, la race, le juif de Pierre-André Taguieff qui estimait que l’antisémitisme de Céline avait toujours été présent dans sa vie et dans son œuvre depuis le début – et pas seulement dans les abominables pamphlets. Le wokisme et la cancel culture, qui ont l’étrange habitude de juger les œuvres du passé avec les critères d’aujourd’hui, doivent avoir d’autres chats à fouetter en ce moment et c’est tant mieux pour la littérature.

Néanmoins, si Guerre sera une joie pour l’amateur de Céline, il risque d’enthousiasmer beaucoup moins un lecteur pour qui ce serait une première expérience. A celui-là, on conseillera de commencer par le commencement, le Voyage. Il sera toujours temps, ensuite, de discerner dans Guerre ce qui était sur le point de devenir un grand livre mais, en toute objectivité, ne l’est pas tout à fait.

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