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Lunettes noires pour nuits blanches

« Occhiali neri » (Dark Glasses) de Dario Argento, terreur aveugle...


Lunettes noires pour nuits blanches
"Dark Glasses" (Occhiali neri) de Dario Argento (2022), Sortie à venir sur Canal+ et MyCanal.

Le Maitre du « giallo » est toujours debout ! À bientôt 82 printemps, à l’automne d’une vie d’une richesse créatrice incroyable, et près de 10 ans après le très problématique « Dracula 3D », le Maestro romain revient à ses premières amours et réalise sans doute son film le plus maitrisé et chargé en émotions depuis « Le Syndrome de Stendhal », c’est-à-dire depuis plus de 25 ans ! Une belle performance qui devrait ravir ses fans… tout en touchant également un plus large public.  


Dario Argento aura les honneurs de la Cinémathèque française cet été, du 6 au 31 juillet avec une diffusion unique sur grand écran de « Dark Glasses », le mercredi 6 juillet à 20h en ouverture de la rétrospective, en présence du réalisateur, accompagné de sa fille Asia. L’été sera argentien… ou ne sera pas ! •

Tourné dans un magnifique scope à l’ancienne avec une belle symétrie des plans, une attention toute particulière accordée aux contrastes et jeux de lumières avec réverbérations, reflets, fondus enchaînés et éclaboussures de couleurs (rouge, noir, vert, bleu), l’esthète du macabre, aidé de son fidèle co-scénariste Franco Ferrini (reprenant un script datant de 2002 !), a donné naissance à un efficace giallo (87 minutes chrono), nimbé d’une ambiance à la lisière du fantastique. Sans oublier, last but not least, une bande-son phénoménale que l’on doit à notre frenchy Arnaud Rebotini (« 120 Battements par minute »), directement inspirée des fameux scores musicaux des Goblin, le fameux groupe « rock progressif » qui a accompagné la plupart des chefs-d’œuvre du maître. 

Eclipse sur Rome… et cécité

En guise d’hommage à l’un de ses modèles revendiqués, Michelangelo Antonioni (à travers notamment « L’Eclipse » et « La Nuit »), « Dark Glasses » s’ouvre sur une étonnante scène, proche de l’onirisme, sans doute la plus impressionnante du métrage. Au cours d’un paisible après-midi estival dans la capitale romaine, écrasés par une saisissante torpeur, les citadins s’agglutinent sur les balcons des immeubles et dans les parcs publics et s’empressent de revêtir des protections oculaires afin de contempler une éclipse solaire. Un préambule très épuré dont l’étrangeté est renforcée par l’aboiement continu et lointain de chiens agressifs venant troubler l’apparente sérénité de ce moment exceptionnel. « Ni le soleil, ni la mort ne peuvent se regarder fixement » annonce sentencieusement un habitant planté au milieu d’une pelouse à la verdure éclatante. Diana, jeune prostituée plantureuse aux vêtements rouge et noir tapageurs prend également part à ce spectacle insolite en se tenant toutefois bien à l’écart des familles et des enfants.   

Le même soir, une autre call-girl de luxe se fait sauvagement agresser et massacrer à la corde métallique à la sortie de son hôtel par un tueur en série, tendance détraqué sexuel qui (nous le comprendrons plus tard) accomplit ainsi son troisième forfait selon le même procédé sadique. Mention spéciale aux effets spéciaux très convaincants supervisés par l’expérimenté Sergio Stivaletti. 

L’action se concentre ensuite sur la solitaire Diana, qui, suite à plusieurs échanges véhéments avec des clients indélicats et négligés, devient à son tour la proie du pervers criminel qui la prend dorénavant en chasse au volant de son fourgon noir… puis blanc, avalant le bitume romain à tombeau ouvert. 

Une obsession qui provoquera un terrible carambolage aux conséquences dramatiques : une famille décimée, à l’exception de Chin, jeune garçon de dix ans d’origine chinoise et Diana qui s’en sort in extremis en perdant toutefois l’usage de la vue. Bientôt aidée par Rita (étonnante Asia Argento toute en sobriété), spécialiste dans l’assistance aux aveugles qui lui apporte Nérea, une obéissante chienne de garde, la téméraire Diana décide de reprendre contact avec Chin, temporairement placé dans un orphelinat tenu par des bonnes sœurs. S’ouvre alors une tendre relation affective entre les deux accidentés de la vie, sous le regard torve du tueur psychopathe, prêt à tout pour assouvir ses fantasmes les plus inavouables. 

Ode aux femmes fortes

La star principale du film est une inconnue en France mais pas au pays de Dante. Ilenia Pastorelli, ancien mannequin et ex-star de la télé-réalité, a fait des débuts remarqués (et récompensés) au cinéma en 2015 dans le film de super-héros « On l’appelle Jeeg Robot » du surdoué Gabriele Mainetti (auteur du récent « Freaks Out »), où elle incarnait Alessia, jeune fille mentalement instable. Interprétant ici une prostituée au grand cœur, refusant les pratiques avilissantes et violentes que voudraient lui imposer des clients masculins dominateurs et sans scrupules, elle est incontestablement le vecteur argentien du front du refus très tagé #MeToo. La présence au casting de la propre fille du réalisateur, elle-même victime de graves agressions sexuelles sous le règne des frères Weinstein contribue à renforcer ce parti-pris militant.       

A son ex-femme de ménage qui ne trouve rien de plus réconfortant à lui dire qu’elle a bien mérité ce châtiment divin, de par sa vile profession, Diana la révoltée, lui rétorque avant de la congédier manu militari « Dieu se fout de moi, mais je m’en sortirai seule, comme d’habitude ! ». Argento poursuit d’autre part sa critique amusée de l’institution religieuse catholique en montrant l’excitation du petit Chin à être extrait de son orphelinat dans lequel il subissait moqueries et brimades de la part des autres enfants italiens… pour finalement retrouver un peu de chaleur humaine auprès de sa mère de substitution.

Hommages et disruptions

Rarement un film de l’auteur de « Suspiria » aura été aussi métaphorique et chargé en symboles et en références. La belle Diana, déesse de la chasse, de la forêt et de la lune dans la mythologie gréco-romaine, nantie de pouvoirs en matière de « procréation et de souveraineté » perd subitement l’usage du sens humain le plus précieux, la vue, et se prépare à traverser un immense tunnel jonché d’incertitudes et d’horreurs. Faut-il y voir une signification cachée avec notre réalisateur-créateur, forcément affaibli par l’usure du temps et de la maladie, à l’orée de sa dernière trajectoire vers l’obscurité éternelle ? Ironiquement, toute sa démonstration tend à prouver que le giallo, genre de prédilection à qui il a donné ses plus belles lettres de noblesse, est capable de surmonter toute éclipse, forcément partielle et passagère, et constitue, sous différents avatars, un horizon indépassable dans l’Histoire du septième art.  

Argento reconvoque par ailleurs un bestiaire fantastique qui lui est cher depuis ses premiers films aux noms très poétiques. La chienne pour aveugles Nerea (selon la mythologie grecque, Nérée est un dieu marin primitif, surnommé le « Vieillard de la Mer »… tout en faisant également référence à la couleur « noire ») tient une place centrale et parviendra par son intelligence et sa capacité de discernement à résoudre le dilemme final et à désincarcérer les protagonistes du piège tendu par le psychopathe.  

Un tueur en série qui condense, d’autre part, 50 ans de slaher-movies nord-américains dans la mesure où sa posture évoque concomitamment le Maniac de William Lustig ainsi que son remake par l’équipe d’Alexandre Aja/ Franck Khalfoun (un œil attentif pourra remarquer un extrait du film diffusé sur la télé du tueur dans son antre) mais également le Michael Myers carpenterien au détour d’un impressionnant cauchemar que fait Diana. 

Plus surprenant encore, l’auteur de « Ténèbres » délaisse subitement, dans la dernière partie, le cadre urbain ultra codifié de sa filmographie « giallesque » et fait le choix de nous entraîner dans une campagne hostile et poisseuse avec « redneck » romain éleveur de chiens dont l’odeur répugnante transparait à chaque plan, bâtisse isolée jouxtant un chenil glauque, marécages inhospitaliers ou encore nid de serpents d’eau hyper agressifs au détour d’une séquence assumée délicieusement « bis » qui devrait marquer les esprits. 

Autant d’éléments hétéroclites et baroques mais finalement parfaitement agencés et orchestrés par un « Professeur » émérite et érudit qui sait pertinemment qu’il n’a plus rien à prouver dans son champ d’expertise. Vivement la suite… 

Dark Glasses (Occhiali neri), 1h27, Dario Argento, Italie. 2022. Urania Pictures et Getaway Films. Sortie à venir sur Canal+ et MyCanal.  




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