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Sahel: «La tentative de conquête néocoloniale de Poutine en Ukraine va décrédibiliser la propagande russe en Afrique»

Entretien avec Loup Viallet


Sahel: «La tentative de conquête néocoloniale de Poutine en Ukraine va décrédibiliser la propagande russe en Afrique»
Manifestants hostiles à la France, Bamako, 22 septembre 2020 © AP/SIPA

Emmanuel Macron a annoncé le 17 février sa décision de retirer les forces militaires engagées au Mali. Le géopolitologue Loup Viallet, spécialiste en intelligence économique et auteur de “La fin du franc CFA” et “Après la paix” (VA Editions, 2020 et 2021), analyse la situation.


Causeur. Que sait-on des milices russes Wagner, et de leur mission au Mali ?

Loup Viallet. Selon le général Townsend, patron du commandement des États-Unis pour l’Afrique (Africom), il y aurait plus de 1000 combattants de Wagner au Mali. En recoupant les données du site Flightradar24 (qui recense tous les vols commerciaux et privés en temps réel) avec les témoignages d’observateurs locaux, une corrélation a été établie entre le plan de vol d’un Tupolev Tu-154M de l’armée de l’air russe et le déploiement de mercenaires Wagner au Mali, en Libye, au Soudan et en Syrie.

Bien que le Kremlin le réfute, Wagner est en réalité l’armée fantôme du président Poutine. Cette compagnie a été fondée en 2014 à l’initiative de Dimitri Outkine et sans doute sur ordre présidentiel. Surnommé “Wagner” lorsqu’il était dans les forces spéciales russes, Outkine a reçu la décoration de chevalier de l’ordre du courage en décembre 2016 des mains du président russe. Le financier de Wagner n’est autre que l’oligarque Evgueni Prigojin, un homme fort du régime poutinien. 

Avant de se tourner vers l’Afrique, Wagner a accompli dans l’ombre les basses œuvres du Kremlin en Ukraine ou en Syrie. Sur le continent africain, la compagnie intervient à Madagascar, au Mozambique, au Soudan, en Libye et en Centrafrique, où elle a mis le pays en coupe réglée. L’objectif des Russes ? Obtenir des concessions minières (exploitées par des filiales liées aux principaux fonds de Prigojine) en échange de la protection du régime en place. Leur méthode ? Elle est barbare : les Wagner ont été reconnus coupables de tortures, viols et autres crimes de guerres en Libye et en Centrafrique. Ils ne sèment pas la paix, mais la terreur parmi les populations civiles. Ce sont des nettoyeurs. 

Au Mali, comme ailleurs en Afrique, leur objectif est triple : 1) Profiter des failles du pouvoir en place pour permettre à la Russie de mettre un pied dans la porte afin d’exercer une influence nouvelle. La plupart du temps, l’arrivée de Wagner s’accompagne d’une forte propagande anti-française : les Wagner veulent se présenter comme une force de libération du pays qualifiés de “colonies de la France”. Ce discours a pu être efficace auprès de certaines élites africaines corrompues à la recherche d’appuis extérieurs, comme auprès de foules incultes et prêtes à foncer sur un bouc-émissaire pourtant usé jusqu’à la corde. 2) Faire main basse sur les ressources naturelles minières afin de conforter le contrôle du régime russe sur leurs prix internationaux. 3) Exercer une influence géopolitique en dehors de l’“étranger proche” de la Russie, afin de contrôler celui des pays européens (l’arc-de-crise) et ainsi de chercher à influencer leur politique. Typiquement, la Centrafrique et le Soudan ont récemment montré un soutien à l’invasion russe en Ukraine. 14 pays africains, parmi lesquels le Mali, le Soudan et Madagascar se sont abstenus de voter la résolution de l’ONU demandant à la Russie de retirer ses troupes d’Ukraine le 2 mars dernier. Les conséquences de l’invasion de l’Ukraine par la Russie pourraient cependant mettre à mal le narratif de Wagner et de Moscou en Afrique : c’est un acte impérialiste en totale contradiction avec les valeurs anticoloniales qu’ils prônent sur le continent (souvent à rebours de la réalité). 

Quels sont les intérêts économiques français au Mali ?

Ils sont quasiment nuls. L’Afrique correspond à 5% du commerce extérieur français et la majorité des intérêts économiques de la France sur le continent africain sont désormais hors des pays de l’ancien pré carré français : au Nigéria, en Egypte, en Tunisie, au Maroc, en Afrique du Sud. De ce point de vue le Mali représenterait moins de 0,01% du commerce extérieur français. Le Mali a mille fois plus intérêt à commercer avec la France que l’inverse !

Quant aux quelques mines d’or maliennes, elles ne sont pas gérées par des Français mais par des groupes canadiens, britanniques, australiens. Bientôt par des groupes russes peut-être…

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La raison d’être de l’intervention Barkhane au Mali relevait d’une inquiétude sécuritaire, qui demeure plus que jamais. Le Sahel est situé sur l’”arc-de-crise” français et européen, cette zone géographique qui borde notre continent d’ouest en est, et à partir de laquelle des opérations de déstabilisation peuvent fragiliser notre voisinage immédiat ou être carrément menées sur le sol européen. On peut dire que le Mali fait partie de notre grand voisinage, au même titre que ses voisins sahéliens. Les 59 militaires français décédés en opération depuis le début de Barkhane sont morts pour la sécurité de nos deux continents. La fuite en avant de la junte au pouvoir à Bamako est déplorable de ce point de vue, car elle institue un foyer d’instabilité dans la bande sahélienne. Leurs homologues légitimes et voisins ouest-africains en sont conscients, c’est pourquoi ils n’ont pas suivi l’exemple malien. 

Pourquoi la France cesse-t-elle sa coopération militaire avec le Mali ? L’armée française est-elle en échec dans la région ?

C’est le comportement menteur, agressif et irresponsable de la junte installée au pouvoir à Bamako avec les putschs d’août 2020 et de mai 2021 qui a provoqué une crise avec la France et précipité le départ de Barkhane du Mali.

Plusieurs lignes rouges ont été franchies par le régime du colonel Assimi Goïta :

  1. L’usage d’une propagande ouvertement anti-française pour manipuler les foules de la capitale et dépeindre en force d’occupation une armée qui a sauvé le Mali de l’installation d’un califat islamique (cette propagande ne fonctionne que dans les zones en paix où Barkhane n’opère pas. Elle permet de présenter un bouc émissaire à des populations sous-éduquées et extrêmement pauvres).
  2. La trahison : la junte avait promis (à son peuple, à ses voisins et à ses partenaires) qu’elle organiserait une transition pour organiser des élections régulières. Alors que celles-ci auraient dû se dérouler début 2022, les putschistes ont régulièrement repoussé la date butoir. Le chronogramme a ainsi été reporté à cinq ans, puis à trois ans. Leur objectif n’est pas de rétablir l’ordre constitutionnel, mais bien de jouir le plus longtemps possible du pouvoir.
  3. L’invitation de la compagnie de mercenaires russes Wagner sur le territoire malien par les putschistes. Ce groupe de nettoyeurs liés au régime de Vladimir Poutine était déjà connu pour ses crimes de guerre en Libye et en Syrie, ainsi que pour avoir mis la Centrafrique en coupe réglée. Leurs objectifs de prédation économique et leurs méthodes barbares sont en contradiction totale avec ceux de Barkhane. 
  4. La volonté affichée par la junte malienne de négocier officiellement avec les groupes djihadistes présents au Mali en mandatant le Haut Conseil Islamique (HCI), une institution officielle, pour négocier avec le Groupe de Soutien à l’Islam et aux Musulmans (Al-Qaida).

Deux événements ont enfin mis le feu aux poudres : la mise en demeure faite sous un motif fallacieux par la junte au Danemark de retirer son contingent de forces spéciales, dont la présence était pourtant régulière. Et l’expulsion de l’ambassadeur de France au Mali, après que le ministre des Affaires étrangères français a jugé “irresponsable” la décision de la junte d’humilier le Danemark en manquant une nouvelle fois à sa parole. 

Ce sont tous ces chausses-trappes de la junte malienne qui ont provoqué l’annonce du départ de l’opération Barkhane, mais aussi de Takuba, le commando européen de 900 forces spéciales. Mais il ne faut pas tomber dans le piège tendu par la junte malienne. Le dialogue avec les forces armées du Mali est encore solide.

Le 17 février, le président Macron a donc annoncé la fin de l’opération Barkhane. Selon lui, la France ne peut pas gagner la guerre contre le terrorisme islamiste, “la victoire n’étant pas possible si elle n’est pas portée par l’État lui-même”. Est-ce à dire que le pouvoir au Mali tolèrerait désormais le djihadisme ?

Non, il ne s’agit pas de la fin de l’opération Barkhane au Sahel, mais de l’annonce d’un retrait des troupes françaises du Mali dans les “quatre à six mois”. Barkhane opère encore au Mali, au Burkina Faso, au Niger, au Tchad… Cela fait un an qu’un redéploiement a été décidé dans la région des trois frontières, avec le transfert du centre de commandement à Niamey. Aucun départ du continent n’est à prévoir : la guerre contre le terrorisme au Sahel a désormais des ramifications dans le golfe de Guinée et en Afrique centrale, où les groupes affiliés à Al-Qaida, à l’Etat Islamique ou à Boko Haram se font concurrence pour semer la violence, imposer la charia et se livrer à des trafics en tout genre.

L’idée de dialoguer avec les djihadistes n’est pas récente, elle a été formulée pour la première fois à l’occasion de la Conférence Nationale d’Entente en 2017. Les putschistes ont saisi cette solution pour montrer leur différence avec leurs prédécesseurs. En octobre 2020, celle-ci a permis d’obtenir la libération de la française Sophie Pétronin, de l’opposant Soumaila Cissé et de deux Italiens en contrepartie de la libération de deux cent djihadistes. Cet échange n’a pas permis de geler le conflit, seulement de renforcer les rangs terroristes. 

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Plus récemment, le pouvoir putschiste a assumé ouvrir un canal de négociation officiel avec des groupes djihadistes liés à Al-Qaida en missionnant le Haut Conseil Islamique à cet effet. Ill s’agit là d’une forme de légitimation de groupes qui n’ont participé à aucun accord de paix au rang d’interlocuteurs crédibles. Des terroristes qui ont réduit en esclavage des populations, semé la violence et ignoré tous les accords de paix conclus dans la région sont-ils des interlocuteurs crédibles ? Il s’agit aussi d’une fuite en avant : la mouvance djihadiste n’a pas d’unité. Ses cellules sont très nombreuses et très peu hiérarchisées. Entamer des pourparlers avec les djihadistes est non seulement illusoire, mais contre-productif et tend à prolonger leur installation sur le territoire.

Quelles seront les étapes du retrait de nos troupes du Mali et que faut-il craindre pour nos hommes lors de ces manœuvres ?

Le retrait des troupes de Barkhane des bases de Gao, Gossi et Ménaka, toutes trois situées dans la région des trois frontières, est en préparation. Le chef de l’Etat a donc précisé qu’il prendrait “4 à 6 mois’” et s’effectuerait en coordination avec les forces armées maliennes et la Mission des Nations Unies au Mali. Les éléments français ont vocation à se déployer au Tchad, au Niger et au Burkina Faso.

Il va de soi que la communication agressive de la junte malienne envers Barkhane et la France ne va pas dans le sens d’un retrait paisible de nos troupes. Cependant la confiance des Maliens envers l’armée française est beaucoup plus forte dans les lieux où Barkhane patrouille que dans les villes où son action n’est perçue qu’à travers des rumeurs infondées et la propagande du régime (comme Bamako).

Le risque est évidemment de laisser le champ libre aux djihadistes et aux groupes comme Wagner (bien que, depuis l’invasion russe de l’Ukraine, ces derniers soient de plus en plus rapatriés pour opérer sur le champ d’intervention prioritaire du président Poutine). Un exemple récent vient corroborer cette interprétation : la ville de Toéni, située dans le Nord-Ouest du Burkina Faso a été attaquée lundi 28 février par une section de terroristes qui ont cherché à se replier derrière la frontière malienne. Ces derniers ont été neutralisés, mais il y a fort à parier que lorsque le retrait de Barkhane sera effectif le Nord-Est du Mali sera utilisé comme une base arrière par les groupes terroristes. D’où la nécessité de protéger la région des trois frontières du côté burkinabè et nigérien. 

Un dernier élément que je porte à votre attention : la guerre menée par le président Poutine en Ukraine risque fort d’avoir des conséquences inattendues au Mali. Un bataillon de Wagner aurait été transféré dans la région de Kiev avec pour ordre d’assassiner le président Zelensky. D’autres suivront peut-être, diluant la présence militaire russe en Afrique. Par ailleurs, il semble que l’armée française comptait s’appuyer sur les Antonov An 124 ukrainiens, des avions gros porteurs, qui sont basés à l’aéroport militaire d’Antonov aux portes de Kiev. Cette base est la cible de l’armée russe depuis le début des affrontements en Ukraine. Les premiers combats ont vu l’armée russe y détruire le plus gros avion du monde, un symbole national ukrainien, l’Antonov An 225. En ciblant les équipements de transport aériens ukrainiens, la stratégie russe pourrait aussi retarder le départ de Barkhane du Mali. 

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Rédacteur en chef du site Causeur.fr

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