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Ouzbékistan, la clé de l’Asie centrale

L'analyse géopolitique de Gil Mihaely


Ouzbékistan, la clé de l’Asie centrale
Musee Historique d'Ouzbekistan a Tachkent (2006) FRANCOISE SYLVIE/ SIPA

L’Europe de l’Est n’est pas la seule région où des anciennes républiques soviétiques cherchent leur voie…


Les manifestations et les violences qui ont secoué en janvier le Kazakhstan ont révélé les fragilités de la première économie d’Asie centrale. Sur fond de passation de pouvoir politique, cette crise et ses multiples conséquences vont accaparer l’attention du gouvernement kazakh. Le plus grand pays de la région par sa surface laisse de facto à l’Ouzbékistan, le plus grand pays par la population, l’espace lui permettant de prendre le leadership régional. Ces tensions, quoique largement moins dramatiques que la crise ukrainienne, mettent en avant l’importance de l’Asie centrale, où les cinq anciennes républiques soviétiques (pendant la période soviétique, Tachkent a été la quatrième ville de l’URSS après Moscou, Leningrad et Kiev) sont le terrain d’une lutte sourde entre la Russie et la Chine et où les États-Unis et les pays de l’UE ont investi des milliards notamment dans les industries minières.

Samarkand, Uzbekistan, 20 octobre 2021, Vladimir Smirnov /TASS/Sipa USA SIPAUSA30284403_000016

Trente ans après la chute de l’URSS et leur indépendance, ces républiques sont confrontées à un double défi : la cristallisation géopolitique de zones d’influence et l’évolution de sociétés, d’institutions et d’économies vers le système libéral et concurrentiel de marché.

Un pays en pleine transformation

La transition économique de l’Ouzbékistan de la planification centrale de type soviétique vers le marché n’a réellement commencé que récemment. Pendant les trois décennies écoulées depuis l’indépendance, la modernisation économique a été lente, notamment parce que l’État était souvent ébranlé par des violences séparatistes et islamistes. Ce n’est que fin 2016, après la mort de son premier président Islam Karimov et l’élection de Shavkat Mirziyoyev que la transformation s’accélère et que le pays se lance dans une série de réformes structurelles. En 2019, The Economist a déclaré que l’Ouzbékistan était l’économie qui a le plus avancé, l’ayant désigné pays de l’année. « Aucun autre pays n’est allé aussi loin » déclara l’hebdomadaire.

La France et les autres pays européens ont un boulevard devant eux en Ouzbékistan

Parallèlement aux réformes financières et structurelles, le gouvernement ouzbek mène des politiques sociales et renforce la coopération régionale avec pour ambition de créer un environnement politique stable sans lequel même une économie ouverte n’attirera pas des investissements étrangers. C’est dans cette logique que s’inscrivent les efforts de Tachkent pour contribuer à la stabilisation de la région suite à la prise de Kaboul par les talibans et continue par exemple de fournir l’Afghanistan en électricité.

Un garçon réalise une corvée sur les hauteurs de Kaboul, Afghanistan, 11 septembre 2021 © Felipe Dana/AP/SIPA Numéro de reportage : AP22604569_000002

Avec l’arrivée au pouvoir de Mirziyoyev, le gouvernement ouzbek a commencé par s’attaquer aux principaux points faibles de l’économie locale. Malgré une libéralisation précoce au niveau microéconomique, l’État continuait sous Karimov à planifier et diriger la répartition des ressources et la priorisation d’investissements en capital, captés essentiellement par de gros acteurs, toutes entreprises d’État. Dans la continuité de l’époque soviétique, le gouvernement fixait des objectifs sans lier les dépenses budgétaires aux résultats, faisant peu de cas de l’efficacité, de la responsabilité et de la productivité.

Les réformes de l’ère Mirziyoyev répondent à deux préoccupations principales : maintenir la stabilité et la cohésion nationale tout en accélérant la transition vers une économie développée de marché et soutenant la croissance. Le pays doit impérativement marcher sur ces deux jambes.

Sur la voie de la transparence

L’évolution de ces réformes ressemble à celle des premières années post soviétiques en Europe de l’Est, le processus commençant avec une libéralisation des prix et du commerce extérieur accompagnée d’unification du taux de change. C’est l’étape la moins compliquée. Quant à la réorganisation de la structure des finances publiques et à la redéfinition du rôle de l’État dans l’économie, elle a pris naturellement plus de temps.

Au niveau des dépenses publiques on distingue clairement une réorientation des dépenses vers le social : éducation, santé et aides publiques aux plus démunis. Le système fiscal a été simplifié, l’administration fiscale améliorée et la transparence fiscale et budgétaire s’est considérablement améliorée.

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Les progrès en matière de restructuration des entreprises et de privatisation et l’introduction d’un cadre d’investissement favorable aux nouvelles entreprises privées ont eux aussi été lents. Des entreprises privées ont commencé à voir le jour et à devenir un peu plus grandes sans pour autant pouvoir prendre la place des anciens géants étatiques. La gouvernance d’entreprise, l’allocation des crédits bancaires et la surveillance des institutions bancaires restent des points faibles des réformes. Et malgré les investissements importants dans le social et une structure démographique favorable (l’âge médian n’est que de 28 ans, et les deux tiers de la population ont entre 15 et 64 ans), la santé et l’éducation sont des secteurs qui ne se transforment que trop lentement. En même temps, il convient de noter que les changements qui nécessitent une restructuration profonde et une véritable remise en question du rôle du gouvernement prennent du temps, quand on souhaite garder la stabilité de la paix sociale.

« Quoi qu’il en coûte » made in Ouzbékistan

En revanche, de manière impressionnante, les réformes n’ont pas été ralenties pendant la pandémie et les mesures prises entre 2017-2019 produisent des résultats. Le pays est une des rares économies au monde à avoir évité une récession en 2020. Il faut aussi rappeler les mesures prises pour atténuer l’impact économique de la pandémie avec une version locale de « quoi qu’il en coute ». Ainsi, la Banque mondiale a relevé ses prévisions de PIB pour l’Ouzbékistan en 2021, notant le rôle important de ces mesures anticycliques. Selon le FMI, le PIB de l’Ouzbékistan devrait connaître la plus forte croissance d’Asie centrale en 2022 et 2023 (5,6 % et 5,8 %). Comme ailleurs, ce tableau est quelque peu obscurci par une inflation en hausse (10%).

C’est avec ce bilan que Mirziyoyev a été réélu en octobre dernier pour un deuxième mandat de cinq ans. Le président ouzbek admet ouvertement des problèmes tels que le taux de chômage, la pauvreté, la corruption, l’insuffisance de logements et les lacunes en matière d’éducation et de santé. Il vient de donner à son nouveau gouvernement une feuille de route pour les cinq prochaines années qui s’inscrit dans la continuité de son action depuis 2016. La stratégie reste toujours appuyée sur deux jambes : une ouverture croissante à l’économie mondiale accompagnée d’une redistribution massive des fruits de la croissance en forme d’augmentation de salaires, et d’améliorations des services sociaux, santé, éducation. On verra ainsi dans les années à venir une augmentation de transferts, minima sociaux et retraites, amélioration des rémunérations des femmes (notamment pour le calcul des retraites) et un  allongement des congés maternité. Ces mesures vont être accompagnées de la diminution de la part de l’État dans les capitaux des banques, de l’ouverture accrue aux investisseurs privés dans les secteurs du stockage du pétrole, de la gestion des aéroports ou des services ferroviaires. Tachkent va également adoucir encore le régime fiscal des entreprises (impôt sur les sociétés, impôt sur le revenu et TVA). Le taux d’imposition sur le revenu des personnes physiques est de 22% et le taux d’imposition maximal des sociétés est de 7,5% dans le pays. Enfin, le pays entend améliorer son écosystème d’accueil des entreprises par une réduction, simplification et digitalisation des démarches.  

Dans ce contexte, la France et les autres pays européens ont un boulevard devant eux en Ouzbékistan. Tachkent a besoin des capitaux et des investisseurs pour tirer son économie et son niveau des compétences vers le haut et ainsi se donner les moyens importants nécessaires à sa politique sociale très ambitieuse. Or, la facture en termes de géopolitique des investissements chinois est très élevée, sans parler des conditions économiques et financières très dures de Pékin. Washington devrait étendre ses liens en Asie centrale et faire de Tachkent un partenaire stratégique pour son engagement dans la région, mais, dans ce cas aussi, Russes et Chinois vont dessiner leurs lignes rouges et leurs puissances de nuisance sont ascendantes. C’est donc une coopération économique avec l’Europe qui semble offrir l’option la plus intéressante pour les deux parties.



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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