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Le rappel au désordre


Le rappel au désordre

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Notre époque a ceci de bon qu’elle se livre à domicile et sur écran plasma. En slalomant entre météo, réclames et séries pleines de gentils flics et de méchants criminels, on peut avoir la chance de tomber sur une scène qui, en quelques secondes, rend les choses visibles comme un éclair dans la nuit. Ce fut le cas le 22 mars, dans une émission consacrée au débat d’idées sur une chaîne de service public, souvent excellente par ailleurs. En fait de débat d’idées, on put voir une intellectuelle se livrer à un épatant numéro de midinette outragée pour offrir à la France, qui n’en demandait pas tant, le récit de son amour malheureux avec un homme célèbre. Encore qu’il s’agissait plutôt, ce soir-là, d’une explication de texte, les « faits », exposés dans un livre, ayant préalablement bénéficié d’un battage de grande ampleur.
Elle ne comprenait pas tout ce raffut, affirma-t-elle avec force battements de cils et minauderies, avant de décréter, sans rire, que ses détracteurs étaient tous animés d’un « désir sexuel coupable ». Les cochons ! Elle s’était contentée d’écrire un roman, où était le mal ? Elle avait bien, au passage, pris quelques libertés avec la vie privée du goujat, mais n’a-t-on pas le droit de violer l’intimité quand on lui fait de beaux enfants ? (Je trouve pour ma part celui-là plutôt contrefait, mais ce jugement n’engage que moi). Un roman donc, et un roman, paraît-il, a tous les droits – c’est pourtant mépriser la littérature que de lui conférer des privilèges exorbitants. En tout cas, c’est décidé : si un homme a le front de me résister, je sors mon roman !
L’ennui, c’est que quelques semaines avant cette émouvante confession, la mijaurée avait cru bon de révéler, en « une » d’un honorable magazine, l’existence de cette « histoire » avec qui vous savez. Égaré sans doute par la galanterie, son interlocuteur, que l’on connaît généralement plus avisé, ne lui demanda pas si cette « une »  aussi explicite qu’une couverture de Closer faisait partie du roman. Il ne s’étonna pas plus que cette femme de tête trouvât parfaitement naturel de raconter ses ennuis amoureux face caméra.[access capability= »lire_inedits »] Dans cette affaire, on s’est en effet beaucoup indigné, et à juste titre, de l’exhibition de la vie privée de l’amant – justement sanctionnée par un tribunal. On a en revanche beaucoup moins commenté le viol, par la femme rejetée, de sa propre intimité. Un viol, Monsieur le Président, c’est quand on ne veut pas. Et elle, elle voulait[1. J’emprunte cette blague à Coluche : « Violer, violer… C’est quand on veut pas, ça, Monsieur le Président. Et moi je voulais… »].
Vous vous demandez peut-être, chers lecteurs, ce que tout cela a à voir avec un « nouveau désordre moral ». Certains pensent sans doute que le désordre, si désordre il y a, réside dans les agissements de l’amant volage et compulsif plutôt que dans ceux de la femme délaissée et indiscrète. Il me semble, à moi, que c’est tout le contraire. Que la sexualité obsède l’humanité, et certains de ses représentants plus que d’autres, on m’accordera que cela ne date pas d’hier. L’indiscrétion non plus du reste, même si, grâce à nos merveilleuses technologies, elle est devenue une industrie florissante. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est que l’on puisse confondre l’espace public avec le salon où on papote avec ses copines en se faisant les ongles (ou les bigoudis, ceci est un message personnel mais crypté). Ce qui est nouveau, c’est que chacun (et plus encore chacune) se croie autorisé et même encouragé à livrer à ses concitoyens son « tas de malodorants petits secrets »[2. Je ne sais plus qui a employé cette formule à propos de La jeune fille et la mort, de Schubert, ce que je trouve très injuste d’ailleurs.]. Ce qui est nouveau, c’est que ce genre de prestations, naguère réservées à la télé-trash, ait droit de cité dans une émission dédiée à la controverse intellectuelle. Ce qui est nouveau, c’est que nul ne s’en offusque. On ne verra pas se lever un printemps des téléspectateurs protestant contre le spectacle débile ou dégradant auquel ils sont quotidiennement conviés. Bref, on dirait qu’il est désormais interdit de penser que certaines choses ne se font pas. Ou plutôt, que chacun entend décider pour son propre compte et en fonction de ses envies du moment ce qui ne se fait pas. Au point que certains aimeraient aujourd’hui délivrer la langue elle-même des pénibles contraintes qui la distinguent du langage. On m’accordera que cela ne facilite pas la vie en société.
Certains jubilent déjà, convaincus d’avoir enfin déniché des défenseurs de l’ordre patriarcal et de la morale traditionnelle, contre lesquels ils continuent à ferrailler alors qu’ils ont depuis belle lurette sombré corps et bien dans l’océan de l’individualisme contemporain. Qu’ils nous pardonnent de les décevoir : on ne trouvera pas ici de lamentations sur la dépravation des mœurs. Nous sommes heureux de vivre dans un monde où chacun a droit à la « paisible jouissance de l’indépendance privée », selon la formule de Benjamin Constant, y  compris, si cela lui chante, en participant à des partouzes ou en s’imposant l’abstinence.
Reste que toute communauté humaine a besoin, pour se constituer et pour durer, d’un ensemble de règles explicites et de valeurs implicites acceptées par tous, qui forment ce qu’on pourrait appeler une morale commune. Nous nous sommes débarrassés de celles qui asservissaient l’individu à la loi du groupe et nous avons fort bien fait. Seulement, sur notre lancée, nous avons détruit, en tout cas fortement sapé, les fondements de notre existence collective. Quand la « culture racaille » devient celle de tous, comme le démontre Pascal Bruckner, et qu’à l’inverse, la loi ne vaut que pour certains, ainsi que s’en désole Philippe Bilger, quand les frontières sont étanches pour les uns et transparentes pour les autres, quand la « décence commune » chère à Orwell et à Michéa s’efface au profit du ressentiment de tous contre tous, quand la force se substitue à l’autorité, quand les malfrats brandissent leur code d’honneur, quand la rebellitude légitime toutes les transgressions, quand le droit s’oppose au bon sens, quand les honnêtes gens pensent qu’« il n’y a pas de justice », quand chacun se soucie de ce que les autres auraient faire pour lui sans jamais se demander ce qu’il pourrait faire pour les autres, il y a bien péril en la demeure commune.
On ne se risquera pas ici à établir la cartographie de ce  «  nouveau désordre moral », et encore moins à fournir les recettes qui permettraient d’y remédier ou la boussole qui nous orienterait. On tentera plus modestement de « nommer les choses », selon l’expression d’Albert Camus, dans l’espoir que cela contribuera à les éclairer. Il faut bien, cependant, essayer de dévoiler la cohérence de phénomènes aussi variés, qui concernent tous les domaines de l’existence humaine. On se contentera d’avancer une hypothèse (sur laquelle Causeur reviendra sûrement) : peut-être sommes-nous dans la situation de guerriers qui s’avancent, sabre au clair, vers un ennemi féroce, pour découvrir au moment où ils enfoncent leur pointe qu’il s’est évaporé. Cela fait quelques siècles que nous autres Modernes, comme dirait Alain Finkielkraut, luttons pied à pied pour arracher nos libertés aux dieux, aux rois, à la nature et à l’arbitraire. La bonne nouvelle, c’est que nous avons gagné. La mauvaise, c’est précisément que la modernité n’a plus d’ennemi. Plus rien ne s’oppose à l’extension indéfinie de nos droits, sinon justement ces cadres collectifs ou ce qu’il en reste. On n’est jamais trop libre, me dira-t-on.
Pas si sûr. La liberté est certes une belle et bonne chose (et bien plus encore). Mais nos mères nous l’ont assez répété : il ne faut pas abuser des bonnes choses. Sauf à risquer une gueule de bois carabinée.[/access]

*Photo : Ammar Abd Rabbo.

Avril 2013 #1

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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