Accueil Médias Un « Monsieur » du Monde tire sa révérence

Un « Monsieur » du Monde tire sa révérence


Un « Monsieur » du Monde tire sa révérence

andre fontaine monde

Jadis, au service étranger du journal Le Monde encore sis rue des Italiens, on le surnommait «  Monsieur ». André Fontaine devait ce sobriquet à l’esprit caustique d’un journaliste de la maison, Paul-Jean Franceschini, qui fut son plus fervent soutien lors de sa première tentative ratée de succéder à Jacques Fauvet en 1982. Comme il avait manifesté son intention de faire le tour de la rédaction du Monde pour défendre sa candidature à la direction du journal, Franceschini le baptisa Philéas Fogg, et s’attribua le rôle de Passepartout, fidèle serviteur du héros sorti de l’imagination de Jules Verne. Il  rapportait les faits et gestes de Fontaine en disant, par exemple, « Aujourd’hui, Monsieur semble d’humeur charmante » ou « Monsieur m’a chargé de vous transmettre que votre article d’hier était de la roupie de sansonnet », ce qui provoquait l’auteur du papier en cause un brusque état dépressif vite noyé dans un verre de whisky dans le bureau du chef de service.
« Monsieur », donc, fut journaliste, et ne fut que cela de 1947, date de son entrée au Monde jusqu’à ce que la maladie de Parkinson, ces dernières années, ne l’empêche de venir quotidiennement dans son bureau du Boulevard Auguste Blanqui, un privilège réservé aux anciens directeurs du journal : il était la preuve vivante que ce journal, naguère, avait été un grand journal.
La carrière d’André Fontaine a coïncidé presque jour pour jour avec le sujet dont il fut le spécialiste incontesté dans la presse française et internationale : la guerre froide entre l’Occident et la bloc soviétique. Entré au journal lors de son déclenchement en 1947, il quitta ses fonctions de directeur en 1991, l’année où Mikhaïl Gorbatchev mettait fin à l’existence de l’URSS. Son Histoire de la guerre froide reste, encore aujourd’hui, un classique, contraignant les historiens professionnels à reconnaître, certes de mauvais gré, qu’un journaliste peut, parfois, sortir avec les honneurs du domaine de l’éphémère.
Dans les années cinquante, il suivit loyalement Hubert Beuve-Méry dans son soutien à une « troisième voie » entre le communisme soviétique et le capitalisme dominé par la puissance des Etats-Unis. Mais peu à peu, à force de regarder l’évolution du monde, ce catholique libéral s’éloigna de cette illusion, et se montra plus critique des aberrations et des crimes du « socialisme réellement existant ». Dans une rédaction du Monde où le courant tiers-mondiste animé par Claude Julien et Eric Rouleau gagnait en influence, il maintenait bien haut la bannière de la défense de la liberté et de la lutte contre tous les totalitarismes, quel que soit leur habillage idéologique. Ce positionnement lui coûta la succession de Jacques Fauvet, en 1982, et ce n’est que trois ans plus tard qu’à la suite d’une violente crise interne, il fut élu directeur du journal par la société des rédacteurs. Le rite voulait que le journaliste chargé de rédiger le fameux « bulletin de l’étranger », la colonne anonyme publiée chaque jour en « une »  du journal, l’apporte personnellement vers onze heures du matin chez le directeur. Celui-ci était assis  devant son majestueux bureau, saluait brièvement le préposé au pensum resté debout, et procédait à la lecture à voix haute du texte, ponctuant cette lecture de remarques cinglantes relatives à l’orthographe, au style et parfois au fond des idées exprimées. Des coups de stylo rageurs venaient biffer les formulations indignes. J’ai subi, plusieurs fois, ses « soufflantes » dont certains de mes collègues, et pas des moins talentueux, remontaient parfois les larmes aux yeux… Mais quelques heures plus tard, il avait oublié, et se montrait charmant, attentionné et attentif avec de jeunes confrères qu’il écoutait volontiers sur leur domaine de compétence, pour en faire son profit. Ces choix en matière de recrutement de journalistes furent souvent judicieux, et donnèrent au journal des plumes éminentes : Alain Frachon, Sylvie Kauffmann, le regretté Yves Heller, pour ne citer qu’eux en demandant aux autres, dont votre serviteur, de me pardonner. Ses choix de chef d’entreprise furent moins heureux, notamment celui d’investir massivement dans une nouvelle imprimerie et d’introduire Alain Minc dans les circuits décisionnels du journal. Mais on ne peut exceller en tout, et André Fontaine, au regard de ceux qui l’ont précédé, et surtout suivi, peut entrer la tête haute au paradis des journalistes, celui où l’on retrouve l’odeur de l’encre et du plomb fondu.

*Photo : Hervé Photos.



Vous venez de lire un article en accès libre.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !

Article précédent Manifs et mariages pour tous : une farce française
Article suivant Sarko, le juge aura-t-il ta peau ?

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Le système de commentaires sur Causeur.fr évolue : nous vous invitons à créer ci-dessous un nouveau compte Disqus si vous n'en avez pas encore.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération