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Nénette


Nénette
© Marsault

Certaines choses sont inexplicables.


Par exemple le fait que Nénette ait dépassé les quatre-vingts ans, défiant ainsi toutes les études sur les dangers de l’alcool produites par les plus grands scientifiques des cinq continents.

Nénette – de son prénom Ginette – était une figure dans le village. Une tronche plutôt, éclatée par la vie comme une pomme au four contre un mur.

Quand l’église sonnait 15 heures, tout le quartier recevait la visite d’une Nénette ivre morte, l’épaule appuyée contre l’encadrement de la porte, réclamant vaguement des cigarettes dans un français inaudible.

Les ivrognes manient le français comme les peintres contemporains leurs pinceaux : sans porter aucun intérêt à la forme pourvu qu’il y ait de la matière à l’arrivée, et si les autres ne comprennent pas, c’est parce que c’est des connards.

La difficulté de l’exercice consistait à s’assurer que Nénette ne perde pas l’équilibre en allumant sa cigarette – rarement du premier coup – de même qu’à garder un œil sur elle le temps qu’elle ait quitté votre rue au prix d’efforts remarquables, des fois qu’elle aurait dégueulé sur un appui de fenêtre après s’être écroulée sur le capot d’une voiture à l’arrêt.

Quand elle était plus ou moins en état de parler, elle bafouillait que ça serait sympa si on allait lui chercher un paquet de cigarettes au tabac. Avant même qu’on ait répondu oui ou non, sortant de sa poche un sachet en plastique rempli de pièces jaunes dont le total dépassait rarement les trois euros, elle assurait qu’il y avait « sûrement le compte pour un paquet ».

« Des Gauloises sans filtre, hein. » Ces engins-là vous traitent de pédé s’ils vous voient avec une Marlboro. La cigarette électronique n’est même pas dans leur logiciel, ça relève du cinéma futuriste.

Et on partait lui acheter son paxon de clopes infumables à dix euros cinquante, en payant la différence sans comprendre pourquoi on était assez cons pour la payer.

Pour toute récompense, Nénette vous gratifiait d’un sourire à une dent, vous fixait solennellement pour signifier que « O.K., t’es réglo, je te respecte », s’arrangeait pour vous taxer encore quatre ou cinq cigarettes dans votre paquet personnel en plus de celui que vous lui aviez payé à quatre-vingts pour cent et s’en allait d’un pas claudicant en se prenant un mur ou deux, vous laissant interdit devant une telle audace. Admiratif, pour un peu.

Il est de gentilles fripouilles auxquelles on pardonne toutes les magouilles.

Nénette tournait au Ricard, à des doses quotidiennes suffisantes pour coller la chiasse à une armée et désinfecter les jambes coupées du camp d’en face.

Pierrot, le mari, regardait sa femme se transformer en fruit confit depuis soixante ans, conscient de sa parfaite impuissance à endiguer le tsunami d’anisette. On l’entendait parfois râler que « tu bois trop, chou », sans que chou n’accorde une importance particulière à la remarque. Et Pierrot de retourner à son bricolage, en silence, pour rester aux aguets des fois que Nénette se prenne un placard en allant chercher des glaçons.

Ces deux-là étaient fossilisés dans soixante ans d’habitudes. Les pénibles de Psychologie Magazine auraient bien eu de la peine à les convaincre de changer quoi que ce soit, ne fût-ce que l’emplacement d’un napperon de canapé, parce que c’était comme ça et pas autrement.

Il y a eu trois enfants, mais pas longtemps. Un mort-né, deux morts en bas-âge, à l’époque où les psys et les arrêts maladie n’existaient pas, quand il fallait encaisser, partir au charbon quand même et se planquer pour chialer entre midi et deux.

Partir au charbon pour nourrir qui ? Certainement pas un quatrième, il arrive un moment où on a assez pleuré.

Remplir un monde sans personne, comme on remplit un verre vide, ça ne mène jamais au bonheur. Mais Nénette aura essayé jusqu’au bout.

Elle est morte de rien un matin d’hiver.

En apprenant la nouvelle, tous les escroqués du sachet en plastique à trois euros se sont retrouvés avec des clopes dont ils ne savaient plus quoi faire. Paraît même qu’ils n’y ont pas touché, dans l’espoir peut-être de revoir arriver Nénette à trois grammes, au moment où l’église sonne 15 heures.

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Juin 2021 – Causeur #91

Article extrait du Magazine Causeur



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Dessinateur humoristique et auteur de bande dessinée français.

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