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Nathalie Heinich dézingue nos sociologues en peau de lapin

L’autonomie de la science est en grave danger


Nathalie Heinich dézingue nos sociologues en peau de lapin
Nathalie Heinich © Francesca Mantovani - Editions Gallimard

Nathalie Heinich publie Ce que le militantisme fait à la recherche (Tracts Gallimard). En y dénonçant le dévoiement des savoirs dans l’enseignement supérieur, elle ne se fait pas que des amis…


Quand la sociologue du CNRS Nathalie Heinich a-t-elle pris la décision de prendre la plume pour rédiger le salubre petit essai (1) qu’elle vient de publier ? 

Est-ce à l’été 2019, quand Maboula Soumahoro (2) a affirmé avec fracas que “l’homme blanc ne [pouvait] pas avoir raison contre une Noire et une Arabe”

Le militantisme et la lutte contre les “inégalités” abîment l’universalisme

Ou bien est-ce en ce début d’année, quand le journal Le Monde est parvenu à réunir, en quelques heures seulement, des centaines de signataires pour répliquer aux attaques de Frédérique Vidal contre l’islamo-gauchisme ? Ils défendaient la présence des thèses du “décolonialisme” dans l’enseignement supérieur, tout en nous expliquant que le phénomène était en réalité ultra-minoritaire… 

Ou encore Nathalie Heinich n’a-t-elle pas supporté le recrutement récent de Rachele Borghi (3) en qualité de “spécialiste de l’espace genré” à la Sorbonne ? 

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On ne saura pas ce qui aura vraiment été l’élément déclencheur, mais l’intellectuelle en avait visiblement gros sur le cœur. Nathalie Heinich n’est pas à l’aise avec le terme d’islamogauchisme, qu’on utilise faute de mieux. Mais elle vide son sac et livre une analyse implacable de la préoccupante gangrène que constitue l’immixtion du militantisme woke dans l’enseignement supérieur français. Oh ! rien de forcément fondamentalement nouveau ! Selon Jacques Julliard, les dérives de l’islamogauchisme et du progressisme ne sont qu’une troisième “glaciation” que subirait la recherche, elles prendraient la suite de la glaciation stalinienne de l’après-guerre et de la glaciation maoïste des années 70.

Genre, race, décolonialisme, intersectionnalité: déjà 50% des publications

Mais si les délires actuels alimentent une chronique amusée, notamment dans la presse conservatrice ou dans Causeur, ils sont en réalité à prendre au sérieux et représentent un réel danger pour nos sociétés. Les tentations totalitaires ne sont jamais loin, observe Nathalie Heinich. L’émergence du phénomène de la cancel culture en est l’illustration. Les études sur le décolonisalime constituent déjà pas moins de 50% du corpus de quatre moteurs de recherche très utilisés en sciences sociales (theses.fr, HAL, Cairn, OpenEdition) selon l’Observatoire du décolonialisme, cité par l’essayiste. Ceux qui s’opposent à la tendance sont ostracisés et cette nouvelle guerre intellectuelle brise des amitiés. 

Invitée sur France inter la semaine dernière, face au journaliste Nicolas Demorand qui estimait qu’elle faisait vraisemblablement toute une histoire de pas grand chose, et lui demandait si elle n’avait pas peur de passer à côté de nouveaux savoirs révolutionnaires, elle confessa après l’intervention au téléphone méprisante d’un universitaire : “On est en guerre. C’est une guerre de mon point de vue pour l’autonomie de la science. (…) C’est un peu comme l’affaire Dreyfus en ce moment à l’université, on y perd des amis. Il y a un tel clivage ! C’est très étrange de voir des amis basculer d’un côté ou de l’autre : soit du côté du militantisme woke, soit du côté de la dénonciation de ces effets militants”.

Que reproche Nathalie Heinich à nos acédémo-militants, au juste ? Ayant mal lu Pierre Bourdieu et Michel Foucault, ils feraient régner la terreur à l’université en sociologie. Ils réduisent leurs interprétations à deux ou trois malheureux critères, toujours les mêmes : le genre, la race, la classe. Monomaniaques, obsédés par les concepts mille fois rebattus de “domination” ou de “pouvoir”, ils offrent une sociologie au rabais et redécouvrent inlassablement la lune sur les mêmes sujets.

Radicalité progressiste flatteuse

Mais la radicalité progressiste fascine les esprits faibles.

Balancez dans vos analyses du “c’est socialement construit” (la belle trouvaille !) et vous pouvez ensuite déverser votre petite politique identariste en contrebande ! Or, selon Nathalie Heinich, quand le savoir académique et la méthodologie scientifique cèdent la place au militantisme, il y a une grave “confusion des arènes”. Le chercheur en sciences sociales n’est pas là pour dire aux acteurs qu’ils observent comment doit être le monde. Son rôle doit se borner à dire comment est le monde. Face à tant de productions récentes médiocres, Heinich en arrive à se demander si les chercheurs actuels en sont toujours capables. Forcément, à la machine à café du CNRS, on doit la trouver un brin réac.

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Plaidant pour l’autonomie du savoir, elle écrit : “Faut-il rappeler que les enseignants-chercheurs sont rémunérés par leurs concitoyens pour produire et transmettre du savoir et rien d’autre?” Les idées radicales ou faussement subversives en sociologie sont le paravent de combats qui n’y ont nullement leur place, et qui devraient être cantonnés à l’espace civique (les revues, la rue, le monde associatif ou politique). Outre-Atlantique, les études sur le genre ou le décolonialisme sont péjorativement appelées “grievance studies” (études geignardes) : “Pourquoi offrir aux étudiants des sciences sociales ce qu’ils ont en quantité dès qu’ils se connectent à leurs réseaux sociaux préférés, des opinions, des convictions, des obsessions ?” déplore Heinich. 

Lorsque je referme son petit fascicule de 40 pages remettant les pendules à l’heure, heureux de voir dénoncé ce militantisme qui se développe au détriment de l’esprit de découverte qui devrait animer le véritable travail scientifique, je ne peux que me demander une chose : quel décideur politique prendra la décision d’interdire les départements d’études de genre ou d’études coloniales qui prolifèrent ? Évidemment, quiconque s’y risquerait se verrait immédiatement accusé d’attenter à la “liberté académique” ! Mais quand la liberté académique est trop souvent la liberté d’écrire ou de dire n’importe quoi, par des personnes qui tentent elles-mêmes de faire taire toute contradiction, franchement ça se discute.

Ce que le militantisme fait à la recherche

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(1) Ce que le militantisme fait à la recherche, Tracts Gallimard, mai 2021

(2) La franco-ivroisienne Maboula Soumahoro est maître de conférence à l’université de Tours

(3) Rachele Borghi se définit comme une porno-activiste et militante queer. À son propos, on relira l’enquête édifiante d’Erwan Seznec publiée dans notre magazine de mai)




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Rédacteur en chef du site Causeur.fr

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