La France résiste ! Et plus qu’on le croit. La perplexité, le bon sens et notre art de vivre sont nos meilleurs armes contre le progressisme made in USA. Une nation qui vénère Fabrice Luchini ne pourra jamais être complètement woke.
Pour un Québécois, il n’y a rien de plus beau à voir que la saine perplexité du Français, qu’il soit de gauche ou de droite, devant les manifestations de la révolution woke qui traverse en ce moment l’Atlantique. Elle fait sa force dans une époque qui a perdu la tête. Il est naturel de ne pas vraiment comprendre un théoricien surdiplômé ou un militant fanatisé à peine sorti de la crèche, expliquant de manière pontifiante que l’homme et la femme n’existent pas et que la nouvelle norme en matière d’identité sexuelle est la fluidité identitaire. Il est naturel de ne pas comprendre cette forme inédite d’antiracisme fondée sur le procès de l’universalisme et la survalorisation d’une conscience raciale revendicatrice et revancharde poussant chacun à s’enfermer dans son silo ethnique. Il est naturel de sursauter quand on apprend que les grandes entreprises américaines imposent à leurs employés des stages pour apprendre à devenir moins blancs et qu’on découvre que certaines universités veulent décoloniser l’enseignement des mathématiques ou de la physique. Et il est tout aussi naturel de pousser un grand soupir d’exaspération devant les délires de l’écriture inclusive et de se rassurer en disant que cette sottise, comme tant d’autres, finira bien par passer. On veut croire que la folie idéologique se dissipe avec l’âge et qu’en prenant de la bedaine, on prend aussi de la raison, ce qui était peut-être vrai autrefois, mais l’est malheureusement moins maintenant.
Résumons : il est naturel de se gratter la tête devant la gauche religieuse américaine et d’en venir à la conclusion que les campus d’outre-Atlantique sont des asiles à ciel ouvert. Ce n’est pas une mauvaise conclusion, d’ailleurs. Cette perplexité française est une force. Elle témoigne d’une forme de bon sens au moins résiduel face à une époque partant en vrille et convaincue que 2 + 2 ne font pas nécessairement 4.
La France tient bon face à l’invasion woke
Mais cette perplexité, hélas, est aussi une faiblesse à sa manière et pousse trop souvent les Français à se croire naturellement immunisés contre ce virus idéologique américain. Car le wokisme progresse et pénètre peu à peu la société française, qu’il s’agisse de l’université, des médias, comme on le constate chaque fois dès qu’on s’aventure sur le terrain du service public, où l’on s’entête à normaliser cette idéologie toxique de facture lyssenkiste en présentant comme de grands savants et des intellectuels stimulants les Éric Fassin, Geoffroy de Lagasnerie, Maboula Soumahoro et autres figures du même acabit. On le voit aussi dans le milieu des arts, à chaque cérémonie des Césars. On le voit même en politique, quand de grandes figures de la République commencent à parler de privilège blanc et de racisme systémique. Le Français ordinaire, pour peu qu’il ouvre sa télévision, sent bien qu’il subit une propagande permanente et culpabilisatrice pour le convaincre qu’il est tout à la fois raciste, sexiste, régressif, réactionnaire, machiste, phallocratique, et peut-être même porté sur la culture du viol.
Et pourtant, la France résiste ! Et plus qu’elle ne le croit ! De cela, je suis convaincu. Elle tient tête notamment à la révolution racialiste qui déferle sur l’Occident, comme en témoigne le traitement qui lui est réservé dans la presse américaine, et plus particulièrement dans le New York Times, authentique Pravda du régime diversitaire, qui se la représente à la manière d’une nation réfractaire s’accrochant au monde d’hier. Caricaturée à la manière d’une URSS écrasant au bulldozer de la laïcité ses minorités, on ne pardonne pas à la France de ne pas sacraliser les communautarismes et de ne pas chanter les vertus du multiculturalisme : il est bien vu de discerner dans cette circonspection une forme de péché contre le sens de l’histoire, d’entêtement retardataire dans la modernité diversitaire, de manque de respect pour les populations immigrées voulant se délivrer de la tyrannie de la majorité, nécessairement blanche et suprémaciste. Dans les grands journaux américains, d’ailleurs, on accueille à la manière d’exilés raciaux les figures médiatiques de l’indigénisme français, comme si elles trouvaient enfin aux États-Unis un endroit où vivre librement leur « diversité ». L’heure est venue, comme j’aime le dire, du destin vendéen de la France républicaine qui en vient, bien malgré elle, à incarner une posture contre-révolutionnaire. C’est elle qui fait obstacle au progrès, au nom de ses libertés concrètes, notamment celle d’organiser sa vie publique selon ses propres principes, on dira même, et j’y reviendrai, à partir de sa propre culture.
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Mais quels sont les ressorts de cette résistance ? Telle est la question. De passage en France malgré la pandémie à la mi-avril, nombre de mes amis, de toutes les allégeances et de tous les partis, m’ont interrogé sur ma certitude, qu’ils voudraient bien partager. D’où me vient cette idée que la France, de mille manières, moins par idéologie que par une simple réaction du corps social, résiste mentalement à l’invasion culturelle américaine ? Est-ce dans son attachement à l’universalisme qu’elle trouve sa force ? Comment leur répondre que rien n’est plus français que de se croire aussi immédiatement universel ? Assurément, l’universalisme français a de grandes vertus : il permet à chacun, à travers la culture française, d’embrasser une certaine manière d’habiter le monde, et même, une certaine idée de l’humanité. Mais qui soutient cela doit se rappeler immédiatement que cette aspiration à l’universel ne vaut pas grand-chose si on ne tient pas d’abord compte des mœurs qui l’alimentent, de la culture sur laquelle elle repose et travaille à son tour. L’universel français se voit dans la manière qu’a la France de transformer un étranger en Français de souche en l’espace d’une vie.
Le banquet à la française
Je théorise peut-être trop, et je sens bien que la vérité est ailleurs. Elle se trouve, je crois, dans ce qu’on appellera le banquet à la française, et dans l’art de la conversation qui le caractérise. Je veux croire, en fait, j’en suis convaincu, que cette résistance tient dans ce que je nommerai à défaut de trouver mieux la qualité du lien humain en France. Il y a en France, dans tous les milieux que j’ai fréquentés, une manière de vivre les rapports humains qui est tout à fait unique, et qui contredit l’esprit dominant de notre temps. On ne prend jamais autant conscience de la richesse de la culture française et de ses mille possibilités qu’en ayant le bonheur de participer chez un ami à la vie française avec un dîner français, qui se termine toujours à des heures impossibles pour un Américain, et où tous les tabous de notre temps sont transgressés en quelques instants.
Prenons l’exemple du débat d’idées. L’étranger qui regarde la France, au fond de lui-même, jalouse ce peuple qui a su placer l’art de la conversation au cœur de la vie publique, et qui sait, d’une étrange manière, faire de la controverse un théâtre, sans s’enfermer dans l’esprit de sérieux, car tous sont appelés, au fond d’eux-mêmes, à devenir causeurs. Comment ne pas voir dans cet art du banquet, de la chanson, de la conversation à la fois sérieuse et grivoise, une formidable manière de résister à l’esprit de sérieux ? Les idées les plus étonnantes peuvent être lancées au cœur de la soirée, pour le simple plaisir de la provocation, et la mauvaise foi s’en mêlant, on comprend que la vie s’accompagne d’une part de théâtre, et qu’elle ne saurait jamais être complètement soumise à l’empire des idéologues. Les Français s’engueulent, s’insultent, même, puis rigolent, ce qui trouble l’Occident ordinaire qui n’est pas habitué à de tels contrastes dans une seule soirée. Peut-être faut-il y voir aussi l’héritage d’un peuple fondamentalement politique qui au fil de ses luttes et de son histoire, a su transformer la moindre querelle en matière à débat.
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Autre chose étrange dans une soirée française : il arrive que les convives, sans qu’on les y force, parlent littérature, et échangent des vers. Même ceux qui n’en savent rien font semblant de participer à l’échange, et citent à la manière de livres préférés des titres qu’ils n’ont pas lus : voyons-y un hommage admirable à la culture. Théorisons : au cœur de la culture, on trouve donc une place spéciale accordée à la littérature, qui n’est pas simplement le domaine de la non-fiction, comme disent les Anglo-Saxons, mais une manière privilégiée d’aborder le monde avec ses nuances, ses chatoiements, ses contradictions, et qui refuse de l’enfermer dans une série de tableaux statistiques que des sociologues titularisés interpréteront comme des oracles ou des sorciers. À la quête obsessionnelle du chiffre, le Français peut répondre par le passage d’un grand roman, sans jamais se croire ridicule : c’est plutôt l’obsédé du tableau Excel qui semblera étrange. Une nation qui vénère Fabrice Luchini ne sera jamais complètement woke.
Une relation hommes-femmes unique au monde
Osons un regard sur une autre excentricité française : je parle évidemment du rapport entre les hommes et les femmes, qui heurte tant le puritanisme anglo-saxon, lequel voit dans la simple expression du désir d’un sexe pour l’autre le commencement d’une relation coupable. Il suffit pourtant, dans un dîner, de voir les deux sexes se parler, se séduire, se draguer, avec finesse, pour comprendre que la culture française a construit et su approfondir avec cinquante nuances de désir les rapports entre les sexes. Ceux-ci échappent à l’étranger de passage qui n’atteindra jamais en la matière un tel degré de sophistication. Comment convaincre un peuple qui sait distinguer entre un frottement d’épaule et une agression sexuelle que la moindre tentative de rapprochement d’un homme vers une femme est une première étape vers une relation de domination ? Plus encore, la France ne fixe pas dans un scénario écrit d’avance l’homme dans le rôle du prédateur et la femme dans le rôle de la victime : elle comprend d’instinct et de culture la complexité des rapports entre les sexes et refuse dès lors de les enfermer dans un logiciel qui viendrait transformer en histoire sordide leur complicité compliquée.
S’il y a dîner à la française, c’est qu’il y a art de recevoir à la française, et un sens de l’amitié à la française. On me répondra que partout sur terre, les amis se reçoivent, et d’une manière ou d’une autre, gardent le contact au fil de l’existence, conservant entre eux un lien vivant. D’un point de vue nord-américain, une telle affirmation serait à nuancer. Il existe une profondeur propre à l’amitié à la française, des liens qui peuvent prendre du temps à se nouer, mais qui semblent aussi se nouer définitivement. Autant le Nord-Américain devient votre ami l’espace d’une soirée, autant il oublie le lendemain l’ami de la veille. Ce n’est pas ainsi que fonctionne l’amitié à la française. On peut y voir la manifestation d’une culture qui a su s’inscrire dans les profondeurs de l’âme humaine, parce qu’elle en comprend les besoins les plus intimes. Les sceptiques y verront viles flatteries envers la France. À tort. Je l’écris à la manière d’une confession admirative.
Alors je reviens avec mes grosses pattes théoriques. Ce dont j’essaie péniblement de parler, ici, c’est de la culture française, de l’identité française, des mœurs françaises. Elles ne sont pas intégralement contractualisables, et on ne saurait dresser la liste de leurs manifestations sans les rendre très rapidement absurdes. C’est le fantasme destructeur des modernes : la contractualisation intégrale de l’existence. L’étrange manie de fixer sur un formulaire administratif ou un contrat républicain les moindres détails de l’existence. La volonté de réduire à un tout intellectualisable la vie qui débordera toujours de toutes les catégories où on cherche à l’enfermer, à la systématiser. Les Français sont uniques. Tant qu’ils seront encore maîtres chez eux, la France, par son génie intrinsèque, résistera au wokisme et donnera envie à bien des hommes et des femmes de par le monde de la rejoindre, dans l’espoir de s’y faire adopter. Ce qui fait le génie de la France, en dernière instance, me semble-t-il, ce sont les Français.
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