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Le vote introuvable des cités

Les quartiers ont-ils voix au chapitre?


Le vote introuvable des cités
Bureau de vote à Clichy-sous-Bois, lors du second tour de l'élection présidentielle de 2007 © JEAN AYISSI / AFP

La surenchère indigéno-racialiste actuelle repose en partie sur l’idée qu’elle est électoralement payante, les « quartiers » représentant un réservoir de voix considérable. Reste à trouver la martingale pour les mobiliser. Quelques exemples locaux suggèrent que c’est loin d’être simple.


À 70 ans passés, socialiste, élu local pendant quarante ans, Premier ministre pendant deux ans, peut-on vraiment trouver à son goût la bouillie conceptuelle indigéno-décolonialiste actuellement à la mode ? Jean-Marc Ayrault, président de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, prend probablement sur lui lorsque les militants avec lesquels il s’affiche dénoncent les privilèges des vieux mâles blancs. C’est qu’au bout, il y a des voix. Peut-être assez pour faire pencher la balance en 2022.

Jean-Luc Mélenchon en est convaincu. Ayant raté le second tour de la dernière présidentielle pour quelque 600 000 bulletins, il croit qu’il aurait pu changer la donne en allant chercher des électeurs dans les cités. Reste à savoir comment on mobilise les quartiers, le matin du vote. De nombreux entrepreneurs identitaires se vendent plus ou moins explicitement comme sergents recruteurs auprès de LFI, du PS, du PCF et de EELV, mais aussi de l’UDI, voire de LR !

Dans le doute, on les écoute. Leurs promesses ne sont pas irréalistes, a priori. Une enquête fort instructive de la Fondation Jean-Jaurès analyse la manière dont les voix du quartier gitan de Perpignan sont littéralement mises aux enchères lors des municipales. L’étude, qui porte sur les municipales de 2014, a été rendue possible, malgré l’anonymat du scrutin, par une configuration locale très particulière : les Gitans sont concentrés dans la vieille ville, ils ont souvent des noms de famille reconnaissables et ils se désintéressent massivement de la politique, sauf aux municipales. En croisant les taux de participation et les scores des différents candidats en lice, l’évidence s’imposait. Les Gitans ont voté massivement pour le maire sortant, Jean-Marc Pujol (battu en 2020 par Louis Aliot, dans une configuration qui reste à décrypter).

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Autre exemple souvent cité, Bobigny, toujours aux municipales de 2014. À la surprise générale, l’UDI Stéphane de Paoli y a ravi la ville aux communistes. L’analyse du scrutin montre que le PCF avait pourtant fait le plein de ses voix au second tour : 4 950 voix en 2008, 4 966 en 2014 ! Si les communistes ont perdu, c’est parce qu’un électorat jusque-là absent des écrans s’était mobilisé au profit de la droite. Dans la campagne, cette dernière était paradoxalement soutenue par des activistes très engagés sur des thématiques plutôt de gauche, contrôles au faciès et discriminations raciales. Le mandat de l’UDI a été un désastre émaillé de scandales de toutes sortes, le PCF a repris la ville en 2020, mais peu importe : le scrutin de 2014 a accrédité l’idée qu’il était possible de mobiliser dans les tours, à condition d’avoir des relais qui sachent parler à leurs habitants.

Ceux qui espèrent les trouver du côté du Parti des indigènes de la République et de ses dérivés se trompent lourdement, selon Marie-Laure Brossier, conseillère municipale LREM à Bagnolet de 2014 à 2020. Elle s’intéresse depuis des années à deux Bagnoletais, Youcef Brakni, pilier du comité Justice pour Adama (assimilé par Mediapart en 2018 à la « voix des quartiers »), ainsi que sa compagne, Fatima Ouassak, créatrice du collectif Front de mères. « Ce sont des trentenaires branchés, diplômés, qui ne connaissent pas mieux que d’autres les cités de Bagnolet, où ils n’habitent pas, souligne-t-elle. Ils sont médiatiques, mais je n’ai jamais eu la preuve de leur capacité de mobilisation de l’électorat populaire. Il y a un gouffre entre les discours très théoriques des indigénistes et les préoccupations concrètes des habitants des tours. »

Ivry, terre de surenchère

Chef de file LR à Ivry-sur-Seine, Sébastien Bouillaud n’est pas tout à fait du même avis. La ville dirigée par Philippe Bouyssou est un bastion communiste depuis 1925 (avec une parenthèse pendant l’Occupation), mais sa sociologie change rapidement commente l’élu d’opposition. « La famille ouvrière européenne disparaît peu à peu des bureaux de vote au profit des familles originaires dAfrique. Elles ne votaient pas, ou peu, mais elles commencent à se mobiliser. » Peut-être dans le but de les toucher, la majorité en place a élargi son spectre et noué une alliance avec EELV au second tour des municipales. Et surtout, elle donne dans la surenchère envers l’électorat musulman, considère Sébastien Bouillaud. « Nous avons des séances de conseil où une heure est consacrée à parler du boycott des produits israéliens, de la position d’Erdogan face aux islamistes ou des événements du 17 octobre 1961[tooltips content= »Répression violente d’une manifestation d’Algériens à Paris, de 38 à 200 morts, selon les historiens »](1)[/tooltips], bref, de tout, sauf de la commune ! » Sans oublier les recrutements de personnalités relais au positionnement très tranché. Au sein de la majorité, le troisième adjoint chargé du commerce se nomme Atef Rhouma. Il a connu son heure de gloire le 22 novembre 2015, pour avoir justifié les attentats qui venaient d’être commis à Paris. « Daech attaque la France parce que la France les attaque », avait expliqué le conseiller en séance. Il avait déploré que la classe politique tente « d’instrumentaliser ces meurtres et l’émotion de nos concitoyens à des fins racistes ». « Il y a un public à Ivry pour ce genre d’outrance, assure Sébastien Bouillaud. 150 grands frères des cités étaient là et applaudissaient dans le public, lors du débat sur le boycott d’Israël. Ces gens sont capables d’aller chercher des abstentionnistes le jour du scrutin pour les faire voter, j’en suis convaincu. Vous ajoutez à cela des subventions généreuses aux associations de quartier et un contrôle étroit sur les associations sportives, et vous tenez votre électorat. » Jusqu’au moment où c’est lui qui finit par vous tenir. « Il n’est pas impossible que le PCF se fasse déborder », pointe Sébastien Bouillaud.

« Le teneur de mur de base se fiche d’Erdogan et du 17 octobre 1961, complète un ancien élu PS du Val-de-Marne. Quant à la mobilisation des “racisés”, elle est très compliquée à mener, parce qu’ils ne s’entendent pas entre eux ! Si vous faites trop d’appels du pied aux Algériens, vous risquez de vous retrouver en porte-à-faux avec les Marocains. Sans parler des Africains ! Dans les quartiers nord de Marseille, le RN, représenté par Stéphane Ravier, joue ouvertement la carte du vote comorien contre les Algériens et les Marocains. Et ça marche plutôt bien. »

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En novembre 2020, Mohammed Bajrafil, médiatique imam de la mosquée d’Ivry, comorien, a démissionné en dénonçant « la marginalisation des Subsahariens ». « Il parlait de l’islam de France en général, décrypte le même élu, mais il pensait à la future grande mosquée d’Ivry en particulier. Les Algériens sont en position de force à Ivry et ils veulent y prendre le pouvoir quand elle sera construite », dans deux ou trois ans, au plus tôt. La présidentielle sera passée. On saura un peu mieux qui a réussi à faire voter les quartiers et comment…

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Avril 2021 – Causeur #89

Article extrait du Magazine Causeur




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