Accueil Culture Martin Suter : littérature de gare, mais en wagon Pullman

Martin Suter : littérature de gare, mais en wagon Pullman


En terminant Allmen et le diamant rose, je me suis interrogé sur les mérites de la littérature de gare et le plaisir immense qu’elle procure parfois. A vrai dire, cette terminologie castratrice ne correspond pas tout à fait au dernier roman de Martin Suter. Il est difficile à caser ce livre, pas tout à fait roman noir, ni roman policier, pas vraiment roman à intrigues, mais quoi au juste ? Le héros de Suter, l’enquêteur Johann Friedrich von Allmen, est un croisement entre Arsène Lupin pour l’audace, John Steed pour le standing et Jonathan Hart, l’inoubliable « justicier milliardaire » des années 80 interprété par Robert Wagner sur le petit écran pour l’aisance naturelle. On est loin des gauloiseries de San-Antonio et Béru ou des barbouzeries du prince Malko Linge. Allmen est un gentleman fauché qui court après l’argent comme un aristocrate ruiné, c’est-à-dire sans se fatiguer, ni se compromettre pourvu que les apparences soient sauves.

Quand j’évoquais littérature de gare, dans mon esprit, il s’agissait plutôt d’une littérature rapide, précise, plaisante, sans prétention stylistique, le genre de roman qui vous fait oublier les quais gris et patibulaires de Vierzon-ville. En deux heures, vous faites un voyage en classe affaires. Car Allmen est un enquêteur qui soigne son allure, dès qu’il a une rentrée d’argent, il la dilapide dans un costume trois-pièces en tweed Donegal commandé, comme il se doit, chez le meilleur tailleur de Savile Row. Ce qui est agréable avec les auteurs à succès, – Martin Suter a touché le jackpot littéraire avec son roman Small world en 1997-, c’est la pertinence de leur jugement sur les riches. Trop souvent, on singe les manières des puissants, on recopie les mêmes stéréotypes, on veut choquer et on finit par faire rire par tant d’approximations. Les écrivains qui sont les précaires de la société médiatique pèchent trop souvent par une méconnaissance totale de leur sujet. Plus on monte dans la hiérarchie sociale, plus les âneries pleuvent. Un riche s’habille d’une certaine façon, parle avec tel accent, boit tel cocktail, etc…

Avec Allmen, on est gâté par une foule de détails qui sonnent juste. Martin Suter nous décrit les codes d’un monde mystérieux, celui de l’hyper-puissance économique. Allmen, qui tente de conserver son rang, fait toujours preuve d’un grand sang-froid. Il n’est pas homme à s’affoler devant une note d’hôtel à 14 000 euros. En outre, il ne se déplace jamais sans ses bagages patinés par le temps qui ont été exécutés dans les ateliers Louis Vuitton à Asnières. Allmen est un véritable esthète très loin du clinquant moderne, il utilise une ancienne Cadillac Fleetwood avec chauffeur, il lit The House on the Strand de Daphne du Maurier et il s’extasie devant la carte des vins au restaurant.

Et que dire de son cocktail fétiche, le Singapore Gin Sling que « le garçon, à sa demande, lui préparait avec un peu moins de Cointreau et de grenadine, mais avec un peu plus d’angustura ». Vous l’aurez compris, Allmen ne fait pas dans le gros rouge qui tache, les souliers « made in China » et l’hostellerie d’autoroute. J’avais déjà été charmé par le premier volet[1.Allmen et les libellules, disponible chez Christian Bourgeois éditeur.] des aventures d’Allmen paru en mai 2011, cette nouvelle enquête m’a conforté dans mon opinion. Dans le premier épisode, l’enquêteur international partait à la recherche de cinq coupes Art nouveau aux motifs de libellules; dans le second, l’intrigue tourne autour d’un mystérieux diamant rose d’une valeur de 45 millions. Cette fois-ci, Martin Suter nous emmène dans les arcanes du trading haute fréquence, ces algorithmes informatiques qui secouent la finance mondiale. Si Allmen est le pivot de l’histoire, l’écrivain suisse a eu l’intelligence de peaufiner d’autres personnages tout aussi centraux. C’est le cas de Carlos, le majordome guatémaltèque « sans papiers ». Cet homme à tout faire qui cire les chaussures, tond la pelouse, prépare la cuisine, s’avère un redoutable informaticien et un indispensable associé. Les rapports entre le patron et l’homme de maison sont finement observés et là aussi, font tout le charme de ce court roman. Et puis, Suter a cette drôlerie toute en retenue qui rappelle l’humour des britanniques. Il y a aussi du Woody Allen en lui. Si vous voulez partir dans un palace des bords de la Baltique, goûter le coq au vin de Carlos ou découvrir qui se cache derrière l’étrange Sokolov, Allmen sera votre homme !

Allmen et le diamant rose de Marin Suter traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Christian Bourgeois éditeur.

*Photo : Das blaue Sofa



Vous venez de lire un article en accès libre.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !

Article précédent Globish spoken
Article suivant Jacques Anquetil : pédaler moins pour gagner plus
Journaliste et écrivain. A paraître : "Et maintenant, voici venir un long hiver...", Éditions Héliopoles, 2022

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Le système de commentaires sur Causeur.fr évolue : nous vous invitons à créer ci-dessous un nouveau compte Disqus si vous n'en avez pas encore.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération