Accueil Culture La quête du bonheur

La quête du bonheur

Les carnets de Roland Jaccard


La quête du bonheur
© Fineartimages/ leemage

À peine m’étais-je endormi que je fis ce rêve pour le moins troublant. Je me trouvais dans le salon de mes parents, morts depuis longtemps, décidé à leur expliquer que je voulais rompre avec ma femme.

– Je veux divorcer, leur dis-je, parce que je ne suis pas heureux.
– Tu crois qu’on est heureux, ta mère et moi ? rétorqua mon père.
– Vous n’êtes pas heureux, maman et toi ? fis-je interloqué.
– Non, répondirent-ils tous les deux d’une seule voix, sans la moindre hésitation.
– Alors pourquoi êtes-vous restés ensemble ? demandai-je.
– On est contents comme ça, dit mon père.
– Oui, on est contents comme ça, surenchérit ma mère.
Mon père se tourna alors vers sa femme et maugréa :

– Ces gosses d’aujourd’hui, la seule chose qui les intéresse, c’est le bonheur. Et ma mère, dépitée, de se tourner vers moi pour conclure :

– Ne cherche pas le bonheur, mon fils, ça va juste te rendre encore plus malheureux. Avant de me rendormir, je songeai que le seul but de la vie est de se préparer à rester mort très longtemps. J’ignore pourquoi, mais cette idée me réconforta. D’ailleurs ayant pratiqué Freud pendant des années, je savais que le bonheur n’est pas inscrit dans le programme de la civilisation. Je l’ai souvent répété, personne ne m’a jamais démenti.

Souvent comparé à l’illustre docteur Samuel Johnson, dont James Boswell se fit le mémorialiste, le cardinal John Henry Newman (1801-1890) était moins préoccupé par les péchés des hommes que par la solitude de Dieu. Une intui-tion lui tenait à cœur et il y revenait souvent : il fut un temps où Dieu était seul et où rien n’existait que lui seul. « Dieu, disait-il, est réellement incompréhensible. Lui seul d’ailleurs l’est. Il a vécu une éternité dans l’isolement, sans être fatigué de cette solitude. » Avoir été seul une éternité entière, voilà qui dépasse l’entendement. La foi n’est pas un mystère. Mais rien n’est plus énigmatique ni plus propice aux divagations de la pensée que l’existence de ce Dieu vivant dans la solitude. Pour le cardinal Newman, la théologie était d’abord de la musique, une musique intérieure qui nous permet d’aller notre chemin, de prendre notre temps, de vivre sans faste ni honneur. Comment ne pas le suivre quand il écrit : « Qu’on me mette en vue et je ne compte plus. Qu’on me laisse à moi-même et je m’occuperai aujourd’hui et demain. Qu’on m’élève et on m’éteindra. Qu’on me laisse seul et je vivrai. » La solitude de Dieu est la seule garante de notre propre solitude, c’est-à-dire de ce qui fait que nous sommes nous-même et non un autre. Reste que pas plus que Dieu, nous ne sommes certains d’exister. Ce doute est divin.

Dieu arpente son bureau, lorsqu’il aperçoit de sa baie vitrée le diable traînant derrière lui une vieille caisse. Intrigué, Dieu appelle son majordome et lui demande : « Qu’y a-t-il dans cette caisse ? » Ce dernier lui répond : « Un homme et une femme. » Dieu, désemparé, consulte ses dossiers et, soudain, se souvient : « Ah oui… cette expérience ratée. Est-ce qu’ils vivent toujours ? »

Dans son essai fameux sur la haine de soi, cette passion funeste et exigeante, cette tunique de Nessus dont aucun créateur ne saurait se passer, Theodor Lessing rappelle que, pendant deux ans et demi, les plus sages parmi les rabbins ont débattu de la question suivante : « Eût-il mieux valu que l’univers ne fût point créé ? » Selon le Talmud, les académies, après maintes controverses, se rallièrent à la conclusion suivante : « Il eût mieux valu que le monde réel dont nous avons conscience ne fût point
créé. Il ne fait pas le moindre doute que le plus souhaitable pour l’humanité est d’arriver à son terme et de se résorber dans l’infini. » Conclusion qui rejoint celle d’Arthur Schopenhauer dont viennent d’être publiées dans la collection « Bouquins », chez Robert Laffont, les Parerga et Paralipomena, sous la direction de l’excellent Didier Raymond. De quoi jubiler jusqu’à la fin de l’année !

Et pour conclure, Woody Allen : « En résumé, j’aimerais avoir un message un peu positif à vous transmettre. Je n’en ai pas. Est-ce que deux messages négatifs, ça vous irait ? »

Février 2020 - Causeur #76

Article extrait du Magazine Causeur




Article précédent Polanski: Samantha Geimer lui pardonne, ne vous déplaise
Article suivant Huysmans au fil de la Bièvre

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Le système de commentaires sur Causeur.fr évolue : nous vous invitons à créer ci-dessous un nouveau compte Disqus si vous n'en avez pas encore.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération