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Françoise Dolto: le procès posthume

Elle est accusée d'avoir fait l'apologie de l'inceste


Françoise Dolto: le procès posthume
Françoise Dolto au jardin du Luxembourg, Paris, 1983 © Sophie Bassouls/ Leemage

En exhumant quelques propos isolés, d’aucuns accusent la pédiatre Françoise Dolto d’avoir promu l’inceste et la pédophilie au nom de la sexualité infantile. Un contresens au service d’une énième cabale antipsy.


Dolto suppôt de la pédophilie, Dolto inconsciente et irresponsable, psychanalyste délirante… Le dénigrement battant son plein, il convenait de le situer dans le vieux fil des résistances contre la psychanalyse, et le contexte d’aujourd’hui.

L’affaire Matzneff, ouverte par la publication du récit de la directrice des éditions Julliard, Mme Springora, ne serait-elle pas une aubaine pour les plus atteints de ce « Bien incurable » dont parlait Muray, l’occasion pour ceux-là de s’en donner à cœur joie, dans une colère qui se veut tellement innocente ?

Criant haro sur le pervers, une fureur justicière se déchaîne, conjurant « la grande menace d’en trop savoir » (P. Legendre, dans L’Amour du censeur), d’en trop savoir sur soi-même. L’occasion a été saisie, là où on ne l’attendait pas forcément, pour renchérir sur le plus ancien déni de la sexualité infantile : une « sexualité » qui, dans le vocabulaire de la psychanalyse, n’est en rien réductible au visible du sexe, à la génitalité agie. C’est ici le défi : tenter de montrer que c’est bien sur cette sexualité infantile – celle de l’enfant qui demeure en chacun, que Freud décrira comme banalement « polymorphe pervers » – que porte le plus véritable refus de lire, dont aujourd’hui quelques propos de Dolto, retenus contre elle, font les frais.

Ultra permissivité et autoritarisme s’entretiennent mutuellement

Aussi catastrophique ait pu être la permissivité tous azimuts de la période antérieure – un mode de légitimation du fantasme incestueux et parricide qui, irradiant la société, demeure le fin fond de la folle déconstruction des digues du droit civil –, il reste tout aussi fâcheux à mon sens de se réjouir des façons dont, sous des expressions diverses, le culte de l’autorité à nouveau fascine… Mon expérience répétée des cas, au long cours d’un trajet d’éducateur dans les sphères de la protection administrative et judiciaire de l’enfance, m’a permis de saisir combien, en effet, comme le faisait déjà remarquer Legendre au début des années 1980, « dans les deux cas, les dégâts sont pour les enfants, et les deux situations ne sont que l’envers l’une de l’autre ».

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Si les uns opposent le désir, un désir-roi, à la Loi, effaçant de leur horizon l’idée même de transgression, les autres, à l’envers, opposent la Loi au désir, cherchant peu ou prou à écraser, tels les fous de Dieu, toute manifestation et expression du fantasme. Si les premiers réfutent les conditions (le carcan normatif) qui président à l’institution du petit d’homme, les seconds refusent de comprendre pourquoi il conviendrait, comme disait aussi Freud, de « remplacer le refoulement par un procédé meilleur et plus sûr ». Par-delà cette opposition duelle, notre temps semble avoir toujours autant de mal à saisir en quoi, pour le meilleur profit subjectif de chacun, via les médiations parentales et institutionnelles, il s’agirait bien davantage, selon la formule qu’en donna le psychanalyste Lacan, d’« unir le désir à la Loi » – à la Loi en tant qu’elle est cette loi langagière de la différence des sexes et des générations dont le droit civil est sous nos cieux un relais culturel symbolique clé.

S’il paraît donc de bon ton aujourd’hui de contrarier une permissivité sans limites – ses dérives les plus criantes –, je ne vois pas que soit pour autant défaite la vieille croyance autoritariste, aujourd’hui relayée par un féminisme ultra : l’idée que du désir on peut se rendre maître en effaçant la sexualité infantile et le conflit (œdipien) qui la structure. J’en vois pour preuve la façon dont la psychanalyse, la vraie, celle qui « met fin au conte de l’enfance asexuelle » (Freud), subit les foudres. L’opprobre jeté de tous bords sur Dolto en est une manifestation dernière. Sa fille Catherine a eu beau tenter de souligner combien, s’appuyant sur des propos manipulés à contresens, les plus lourdes et infamantes critiques à son adresse ne correspondent en aucun cas à ce qu’elle a toujours soutenu par rapport aux enfants et à leur éducation, rien ne semble pouvoir y faire. Les censeurs, étrangers à toute reconnaissance de la dimension inconsciente du désir (et du conflit qui le structure), la visent d’autant que derrière leur idéal de haute moralité, ils n’ont peut-être pas la conscience aussi tranquille que cela… Leur but, conscient ou non, est toujours le même : préserver la conscience noble, ses idéalisations, tout en évitant de considérer ce qui de la perversion, et disons l’autre gros mot, de l’inceste, regarde chacun… Quelques-uns, qui ne sont pas les moins honorables, se sont laissés aller à cette facilité, élargissant leur détestation à des cibles choisies.

Ce que soutenait Dolto

Essayons donc ici, quant aux propos reprochés à Dolto, de mettre les points sur les i. Prenons ce passage, plusieurs fois cité : « Dans l’inceste père-fille, la fille adore son père et est très contente de pouvoir narguer sa mère ; c’est sa fille, elle est à lui. Il ne fait aucune différence entre sa femme et sa fille, ou même entre être l’enfant de sa femme ou bien le père de sa femme. La plupart des hommes sont des petits enfants. […] Il n’y a pas de viol du tout. Elles sont consentantes. Elles ne l’ont pas ressenti comme un viol. Elle a simplement compris que son père l’aimait et qu’il se consolait avec elle parce que sa femme ne voulait pas faire l’amour avec lui. »

Prendre ainsi acte, au plan subjectif, dimension inconsciente comprise, de cette sexualité infantile en laquelle se noue la confusion fantasmatique, l’inceste de représentation père-fille, n’est en aucun cas dénier qu’au plan juridique la seule responsabilité du père, sous les qualifications ad hoc, soit engagée !

Françoise Dolto, 1988 © Ulf Andersen/ Aurimages/ AFP
Françoise Dolto, 1988
© Ulf Andersen/ Aurimages/ AFP

Aussi rapide et schématique soit ce propos de Dolto, il correspond tout à fait, comme j’ai eu tant de fois à l’observer, à la satisfaction première que peut ressentir l’enfant dès lors qu’il triomphe, à bon compte, de l’autre parent. Triomphe et satisfaction dans lesquels la petite fille se perd comme sujet, et qui seront la cause des dégâts subjectifs ultérieurs. Mais il demeure inaudible que l’enfant puisse consentir d’autant qu’il jouit de ce triomphe sur l’autre parent. Et qu’une fois encore l’on ne se méprenne : reconnaître ce mouvement du désir (de la sexualité infantile) de l’enfant n’est en rien l’en accuser, l’en rendre coupable ! Ceux qui le comprennent ainsi ne font que projeter leur propre culpabilité inconsciente sur le texte. Vaste affaire.

Ravages des séductions incestueuses

J’ai le souvenir d’avoir accompagné la situation d’une petite fille prépubère, âgée de 10 ou 11 ans, abusée par son père, qui dans l’après-coup de ces abus (son père se trouvant en maison d’arrêt) ne cessait de dire, au grand dam des autres intervenants qui n’en pouvaient mais, combien elle « l’aimait » et combien elle détestait sa belle-mère… Il est à noter que la grand-mère maternelle, appréciant le côté très « protecteur » et « maternel » du mari, le père incestueux, avait formé avec lui une sorte de couple dominant auprès de l’enfant, excluant peu ou prou la mère… Requérant de mon côté la mère comme femme, en privilégiant en quelque sorte la relation avec elle, je pus l’aider à se dégager de l’emprise de sa mère et, en prenant ses distances avec le père de l’enfant, à réoccuper sa propre place. Cette intervention, pour remettre en jeu une tout autre figure du père dans la scène familiale, me valut d’être l’objet de l’hostilité de cette petite fille pendant un certain temps. J’avais appris, entre autres avec Dolto, qu’il convenait, d’autant plus avec ces enfants, pour les remettre à leur place d’enfant, de ne pas entrer dans leur transfert de séduction ! Mais plusieurs mois plus tard cette petite fille, jusqu’alors en grand échec scolaire, avait retrouvé toute son appétence pour apprendre.

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Répétons-le. Dolto n’a jamais cessé de souligner les ravages psychiques du passage à l’acte pédophile incestueux, qui a pour source primitive infantile le lien confusionnel à ce premier Autre qu’est la mère-toute-puissante – une identification à « Big Mother » dans laquelle ces pères, si « maternels », se trouvent eux-mêmes très emprisonnés. Je note qu’il lui a souvent été reproché par certains psychanalystes de se faire le « flic de l’inceste », ce qui revenait à confondre les registres de ce dont elle parlait (celui de la psychanalyse et celui de l’éducation). Il ne s’agissait pourtant pas non plus pour elle de retomber dans les travers répressifs soulignés par Freud, ceux de la « morale sexuelle civilisée ». Il n’était pas dans son esprit, comme elle l’écrivait, de « réprimer l’expression des fantasmes du désir incestueux de l’enfant, mais simplement de ne pas y répondre dans la réalité, de ne pas être sensible aux exigences des privautés sexuelles manifestées par les petits, toujours avides de plaisirs… ».

Aux futurs parents qui ne veulent pas être pédophiles

Alors, idiots déchaînés du Canard, lisez ces brefs conseils « aux futurs parents qui ne veulent pas être pédophiles » (La Cause des enfants, 1985), et dites-nous si vous n’avez jamais été en porte-à-faux.

« C’est la chasteté du désir des parents vis-à-vis de leurs enfants, des adultes éducateurs et maîtres vis-à-vis des jeunes, qui, par l’exemple et le langage, informe de la réalité et de ses lois le désir des jeunes […]. C’est par l’exemple, par le langage que les parents assument l’éducation des enfants et leur accès […] à la maîtrise et au renoncement à l’instinct agressif et grégaire sans jugement critique, et à la responsabilité de ses actes, tout en le laissant exprimer désirs inadaptés aux lois de la réalité et de la société en jeux, en fantasmes et en langage parlé. C’est par la maîtrise de leur sensualité vis-à-vis de la séduction à laquelle le désir de l’enfant vise à faire de père et mère ses objets de plaisir, que les adultes manifestent leur capacité éducatrice et non par leur faiblesse permissive ou leur violence répressive de la liberté d’expression au désir de l’enfant. »

Ce n’est pas le fantasme qui est interdit, ou son expression, mais le passage à l’acte !

Et si la psychanalyse reste de nos jours encore un scandale, y compris chez les éducateurs et nombre de professionnels de la « protection », c’est aussi pour relever que cette « chasteté du désir adulte à l’égard du jeune » n’est jamais donnée d’avance. Elle n’opère qu’en vérité, c’est-à-dire qu’en regard de la façon dont chacun se dégage des séductions incestueuses, soient-elles les mieux masquées sous les discours les plus lénifiants de ces « chasseurs d’inceste » loin, si loin d’être en règle avec leur désir ; elle s’engage non en écrasant le fantasme, mais en lui donnant ses limites, ses issues sublimées. La chasteté à l’endroit des enfants ne vaut que par l’écart conquis en regard de la puissance du désir inconscient incestueux, celui de cet « amor matris, peut-être la seule chose vraie de cette vie », évoqué par Joyce parlant de son propre inceste dans Ulysse. Un « amour » dont on ne peut tout à fait dire, quoiqu’il nous fonde, que c’est de l’amour, tant en lui, fondement imaginaire primitif de l’emprise, « je est un autre ».

Daniel Pendanx est éducateur plus de trente-cinq ans dans la protection administrative et judiciaire de la jeunesse, et auteur de nombreux articles professionnels.

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Février 2020 - Causeur #76

Article extrait du Magazine Causeur




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