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Athènes, ville ouverte


Mercredi 22 février, Ernestou a l’air mal rasé et triste : brandissant son journal de papier mâché et distribuant des tracts illisibles sur la fameuse place Syntagma, au centre d’Athènes, ce militant trotskiste promène son regard de chien battu sur la façade du Parlement où des députés félons ont scellé la fin de la souveraineté de sa patrie. Il murmure dans un anglais sauvage des mots sur la révolution et la fin d’un monde. Corinna, blondeur fade de 35 ans, a les dents grises et ébréchées de la militante qui ne se soigne pas. Elle recrute avec enthousiasme pour la manifestation qui s’élancera le lendemain d’un bâtiment du ministère de la Santé occupé depuis deux semaines. Pourtant, aujourd’hui, la manifestation organisée à l’appel des syndicats n’aura jeté dans les avenues athéniennes que 5000 personnes, dans une ambiance de père de famille.

Devant le Parlement, 500 électrons libres, mélange de staliniens, de trotskistes et d’autonomes, jeunes casseurs à peine pubères, n’en démordent pas. Encore émoustillés par le grand rassemblement du 12 février, quand Athènes a commencé de brûler, ils cherchent désespérément la provocation et l’affrontement avec la police qui ceinture le bâtiment d’un impressionnant cordon. Quelques pétards éclatent, des feux d’artifice fusent. Las, la mayonnaise ne prend pas et, dans un mouvement tournant, les forces de l’ordre obligent bien vite les apprentis-casseurs à reculer. Pour les Grecs, à l’évidence, le cœur n’y est plus. Ou pas encore.[access capability= »lire_inedits »]

« Des inspecteurs européens seront présents de manière permanente dans le pays pour vérifier que le gouvernement applique bien les termes du nouveau plan de sauvetage », vient d’annoncer la « troïka »[1. La « troïka » regroupe les principaux bailleurs de fonds de la Grèce (Banque centrale européenne, FMI, Commission européenne).]. De mépris en humiliation, le monde entier semble conjuré pour reléguer le pays de l’ouzo au rang de nation du tiers-monde. Le Grec tremble et souffre sous chaque nouveau coup de fouet, mais demeure silencieux. Il attend ce qu’il sait ne jamais voir venir : une solution honorable. Il a honte de ses gouvernements, de celui-là, imposé anti-démocratiquement par des instances internationales à l’haleine de surgé, comme des précédents, tous corrompus, oligarchiques, népotiques. Il a honte de lui-même, comme s’il était allé aux putes avec l’argent du ménage. Il a la honte du pauvre, du faible devant la machine occidentale. Il avait tant rêvé d’en être, de la bande des winners de la cour de récré. Maintenant, il est prêt à tout donner pour y rester, même à subir les crachats, les moqueries et la vindicte. Ne lui parlez pas de sortie de l’euro : il s’est pris à aimer son bourreau, comme s’il allait être sa dernière planche de salut.

Pour Adelphia, sympathique septuagénaire vivant à Kolonaki, le quartier chic de la capitale, la situation semble particulièrement grave. Cette ancienne musicienne, qui reçoit dans son vaste appartement au son de Gershwin et qui s’exprime dans un français parfait, dresse un tableau moitié désespéré-moitié réactionnaire de la crise secouant son pays. Rien ne trouve grâce à ses yeux, ni les réformes européennes, ni les régimes politiques successifs, sans parler des casseurs dont elle assure qu’en saccageant les magasins, ils prennent tout de même le temps de mesurer la taille des jeans à leur ceinture avant de les voler. Alors qu’une série turque sous-titrée en grec passe sur la principale chaîne de télé, elle résume les réformes d’un mot : « Imaginez-vous un médecin qui vous prescrive de manger pour éviter l’anorexie et qui, dans le même temps, vous couse la bouche. C’est ça, l’Europe ! » Mais pour notre mamie, les véritables responsables de la crise, ce sont les politiciens corrompus et les fonctionnaires, mélange de fainéants et d’escrocs, deux fois mieux payés que les salariés du privé et qui ne se rendent à leur bureau qu’une fois la semaine.
Même son de cloche chez Athanase Chimonas, écrivain et musicien, auteur de plusieurs romans dont deux sont traduits en français[2. Ramon et Mauvais grec, publiés chez Alteredit, 2002 et 2003.], que nous rencontrons dans un café de la place Kolonaki, à quelques dizaines de mètres du Parlement, ruminant sur son pays sans futur. L’avenir est un trou noir. Fruit de deux décennies de corruption, la crise économique révèle une véritable crise de société : « Les Grecs ont vécu au-dessus de leurs moyens pendant longtemps, sur l’injonction d’une classe politique gouvernant à vue », tranche-t-il. Pour autant, Chimonas refuse, lui aussi, d’envisager une sortie de l’euro. D’un même mouvement, il condamne politiciens et émeutiers qui trahissent les attentes véritables du peuple grec.

L’atmosphère est autrement plus révolutionnaire à l’aciérie de Halyvourgiki, en grève depuis quatre mois. Plantée au bord de l’infernale autoroute qui relie la capitale à Corinthe, sur le territoire de l’antique Eleusis, l’usine semble une terrifiante resucée de Germinal. Alors qu’en face, les gigantesques tankers chargés d’or noir croisent dans les flots bleus de Salamine, une centaine d’ouvriers tiennent le piquet avec détermination. Dans l’atmosphère sur-polluée de cette zone anarchique qui était la fierté industrielle du pays il y a dix ans, les syndicalistes patibulaires du PAME − la CGT locale, étroitement assujettie au Parti communiste − alternent clopes, cafés et bières sous un mauvais soleil dont le bitume réverbère salement la chaleur, non sans l’avoir coupée de miasmes et de poussière de métal. Ici, on se bat pour travailler plus : Nassos Pavlakis, ajusteur, qui gagnait 1800 euros mensuels en 2005, n’en touche plus aujourd’hui que 1270. On a réduit son activité à cinq heures quotidiennes, cinq jours par semaine, pour une charge de travail qu’il estime aussi lourde qu’avant. Nikos Manessis, l’armateur grec qui possède l’usine, semble s’y connaître en gains de productivité. Les gigantesques machines qu’on découvre à l’intérieur des bâtiments − après avoir échappé à l’œil aiguisé du cerbère qui veille à ce que les ouvriers ne se livrent pas à une occupation sauvage des lieux − ont au moins quarante ans. Les sidérurgistes évoquent pêle-mêle la température qui monte à 60 degrés l’été près des hauts-fourneaux, les accidents répétés, parfois mortels comme celui de cet ouvrier brûlé vif l’an passé sous les 40 tonnes de métal fondu qui lui ont coulé dessus quand la poulie d’un chaudron a cédé, et la cadence infernale augmentée encore par les licenciements à tour de bras que la direction justifie par une baisse de profit accumulée les trois dernières années. Sur 400 ouvriers, 380 sont syndiqués, tous au PAME, même s’ils assurent n’être pas complètement communistes. Privés de salaire depuis quatre mois, ils prétendent vivre de la solidarité locale : leur grève ayant, à ses débuts, fait beaucoup de bruit dans la région, nul doute qu’ils soient portés par la ferveur populaire. Mais dans un pays où les débuts de mois sont difficiles pour presque tout le monde, la ferveur ne nourrit pas. Les gros billets que leur distribue discrètement le leader syndical ne sont sans doute pas tombés du ciel, ni de l’empyrée. Peut-être que le Parti ne connaît pas la crise.

Curieusement, alors que l’Europe entière semble peuplée de spécialistes de l’économie grecque, une des causes du naufrage suscite assez peu d’intérêt. Ni les dirigeants européens, qui oscillent entre compassion et sévérité tout en menaçant les peuples indisciplinés d’un sort à la grecque, ni les conseillers en costume-cravate venus surveiller la bonne marche d’un plan de sauvetage qui revient à embarquer toute la population sur des canots précaires en lui enjoignant de se débrouiller avec des rations de survie ne tiennent à s’attarder sur l’information : la Grèce n’est pas seulement victime d’une crise de la dette ironiquement dite « souveraine », mais aussi d’une plus discrète crise des subprimes. Pendant dix ans, ouvriers, employés, membres des classes moyennes se sont endettés auprès de banques complaisantes qui, dit-on, connaissaient parfaitement la précarité financière de leur emprunteurs. Ces mêmes banques, qui ont pratiqué des taux allant jusqu’à 23 %, réclament aujourd’hui dix fois ce qu’elles ont prêté. C’est la débandade : avant de quitter définitivement les lieux, BNP Paribas et consorts saucent sauvagement le fond du plat.

On ne compte plus les maisons et appartements saisis pour défaut de paiement, les couples retournant piteusement vivre chez les vieux parents le reste de leur âge, l’émigration vers la campagne natale ou vers l’étranger, Allemagne en tête, les salariés qui s’entêtent à venir travailler alors qu’ils ne sont plus payés depuis six mois. C’est le cas de Christos, sosie parfait de Michel Houellebecq, employé dans un grand hôtel d’Aighion érigé sur les ruines d’un ancien monastère et toujours exploité par l’Église orthodoxe grecque, qui a vainement travaillé dix heures par jour pendant des mois en espérant qu’enfin on lui verserait son dû. Lassé, il a fini par tout lâcher, Gros-Jean comme devant. Sa haine de l’Église locale n’en est que plus vive: accusés de tous les maux, les pontes orthodoxes semblent inconscients du fossé qui se creuse entre eux et le peuple. Assis sur un tas d’or, il leur a fallu trois ans de crise pour se résoudre à organiser quelques soupes populaires qui tiennent plus de la représentation que de la conviction.
La poudrière grecque fait penser à l’Ancien Régime à la veille de la convocation des États généraux : le feu couve sous la cendre et, quand le premier vent soufflera, l’embrasement sera total. En attendant, le peuple le plus fataliste de la Terre regarde monter les taux et tomber la nuit libérale sur Athènes, ville ouverte.[/access]

Mars 2012 . N°45

Article extrait du Magazine Causeur



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est journaliste et essayiste.

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