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Quand la pédophilie était un jeu d’enfants…

Autrefois Gide la défendait au nom... de l'émancipation sexuelle


Quand la pédophilie était un jeu d’enfants…
André Gide, 1947. ©AFP

Gide défendait autrefois les relations intimes entre adulte et enfant au nom de l’émancipation sexuelle. Ce crime pédérastique n’a heureusement plus droit de cité. 


Il est impossible et impensable de ne pas dénoncer par principe la pédophilie, mais on est aussi contraint de s’interroger sur le fait que cette réprobation, pour être unanime, n’en est pas moins récente. Il y a une quarantaine d’années, la mode était à la libération sexuelle des très jeunes, sans qu’on s’interroge sur la mise en œuvre inégalitaire et oppressive de ce programme. Ce ne fut qu’une mode, mais si l’on remonte un peu plus le temps, on observe que Gide, pédophile proclamé, fut il y a un siècle un écrivain considérable, un maître à penser, le titulaire d’un prix Nobel qui ne surprit ni n’indigna personne.

Gide et la justification de l’ « amour grec »

Pour comprendre le changement d’époque, on peut partir de Gide et plus précisément de Corydon (publié en 1921), où il fait la théorie et l’éloge de ce qu’il appelle la pédérastie. L’homosexualité (l’ « uranisme ») est, dit-il, une chose aussi naturelle que répandue, chez les animaux aussi bien que chez les humains, par rapport à quoi l’hétérosexualité semble une construction culturelle, une exception comme l’est l’union féconde, alors que la « volupté » est une constante qui peut prendre toutes les formes. La pédérastie promue par Gide est une forme de l’homosexualité, mais pas la seule. Le porte-parole de l’auteur, Corydon, l’oppose à l’ « inversion » de l’homme efféminé, l’homosexuel passif, qu’il reproche à Proust d’avoir mis en avant. À la pédérastie en revanche, il trouve des justifications et propose un statut, celui de l’ « amour grec », caractéristique, juge-t-il, des périodes de grande culture, de Périclès à Shakespeare en passant par l’Italie de Michel-Ange. La pédérastie correspond à l’éveil de la sexualité chez les garçons, qui jusque vers 18 ans, reste « sans exigence bien précise ». Cette indétermination devient, grâce au lien avec un aîné, une initiation. En « fixant » ainsi les jeunes gens, elle a pour effet de garantir « la pureté du gynécée », de protéger les femmes et de rehausser leur image au niveau d’Andromaque et d’Antigone. L’embellissement hellénique de la pédérastie pouvait laisser sceptique. Au nom de la morale, du contrôle de soi, on pouvait condamner la frénésie de celui qui prenait l’initiative, mais on supposait que l’objet de ce désir déréglé n’avait guère à en souffrir.

Dans son désir d’instituer à part la sexualité erratique et précoce des garçons, Gide rencontre un de ses contemporains, Léon Blum, qui dans un essai publié en 1907 (Du mariage) défend, contre l’initiation par les prostituées, une période d’essais et de vagabondage commune aux garçons et aux filles. Gide trouve cette proposition irréaliste. Elle l’était sans doute alors, mais, depuis, le changement des mentalités et surtout le progrès de la contraception ont fait de cette anticipation la pratique commune. Du coup, la proposition « grecque » de Gide, qui avait d’emblée le défaut d’ignorer les désirs des adolescentes, ne correspond plus du tout à notre situation.

La sorte d’utopie dont Gide enveloppe son homosexualité est en décalage avec les valeurs d’égalité des sexes et d’autonomie de l’enfant qui, depuis un siècle, n’ont cessé de s’affirmer. De ce décalage, qui n’est pas récent, Gide devait être conscient puisqu’il a choisi des pays exotiques pour ses pratiques personnelles. Ses frasques au Maghreb avaient peu à voir avec « la formation uranienne des enfants de l’Antiquité » décrite par Corydon, mais il y a trouvé ou cru y trouver un monde où, dans le cadre doublement inégalitaire de mœurs anciennes et d’une situation coloniale, l’enfant pouvait apparaître comme le partenaire d’un amusement correspondant à son âge et surtout à sa condition.

Dolto anéantit Gide

Les cultures acceptant la pédophilie ont en commun, au contraire de la nôtre, d’assigner les enfants et adolescents à une condition inférieure. Le vocabulaire est éclairant : dans la culture qui, pour Gide, fait référence, le mot païs peut désigner un garçon, un esclave ou un jeune esclave, ce qui montre que la condition de l’esclave et celle de l’enfant sont proches. Tous deux sont des dominés irresponsables, étrangers à toute culpabilité pour les jeux dont ils sont l’objet. Cette proximité « statutaire » de l’enfant et de l’esclave en contexte gréco-romain apparaît directement dans le récit que deux évangélistes, Matthieu (8, 5-13) et Luc (7, 3-10) font de la guérison à Capharnaüm du « serviteur » d’un centurion : pour indiquer la condition de ce serviteur, ils emploient parfois païs et parfois doulos (esclave, sans ambiguïté).

Les conditions de l’utopie pédérastique de Gide sont ce que notre société rejette de plus en plus. La répression de la sexualité des femmes hors du mariage favorisait l’existence d’un « marché sexuel » entre hommes et la différence de statut entre les générations rendait supportable l’inégalité des échanges. Quant à nous, au contraire, en proscrivant les violences éducatives, nous avons aboli la dernière trace du statut inférieur qui rapprochait l’enfant de l’esclave. Ce statut pouvait être justifié par l’idée (que reprend Gide) que l’enfant n’est encore que le matériau d’une humanité à venir. En montrant que la psychanalyse intervenait trop tard pour guérir les traumatismes du début de la vie, Françoise Dolto a réfuté cette idée. Ayant reconnu pleinement nos devoirs envers l’enfant, nous sommes devenus des antipédophiles vigilants. L’infériorité irresponsable de l’enfant avait pu recouvrir et dédramatiser la pédophilie, l’émancipation de l’enfant la montre désormais dans sa brutalité.

Il est vrai que cette conséquence n’est pas apparue tout de suite. Dans un premier temps, l’émancipation juvénile a été associée à la promotion des relations sexuelles entre adolescents et adultes, dont Gabriel Matzneff a fait l’apologie. Mais ce ne fut qu’un intermède : l’émancipation générale a buté sur l’inégalité réelle. Des faits divers ont montré la réalité sordide que cette libération pouvait recouvrir, la pédophilie est apparue insupportable et cynique, l’indéfendable par excellence.

L’impossibilité de la pédophilie n’a pas supprimé la pédophilie

L’impossibilité de la pédérastie revendiquée n’a pas entraîné la fin de la pédophilie, mais elle l’a déplacée, privatisée, de sorte qu’elle est devenue une pratique de proximité, concernant les filles et les garçons. Elle peut être le fait d’un très proche, comme l’ami de la famille que montre « à l’œuvre » le film autobiographique d’Andréa Bescond, Les Chatouilles. Elle peut résulter, comme dans la troupe de Bernard Preynat, de l’exploitation d’une relation éducative chaleureuse. Dans tous les cas, elle trahit la confiance accordée par le plus jeune, auquel elle inflige une blessure encore plus profonde d’être associée à la séduction.

L’Église catholique se trouve au centre des débats actuels sur la pédophilie, la cible principale des dénonciations, au prix de certaines confusions. Doit-on dire que le « pouvoir sacré » des prêtres qu’incrimine Christine Pedotti, favorise les abus ? On peut en douter pour la France où le peuple catholique est depuis longtemps distant voire méfiant à l’égard du pouvoir clérical. En revanche, le cléricalisme fonctionnel de l’institution a évidemment favorisé sa prétention de tout régler en interne, donc la dissimulation et l’ignorance des séquelles pour les victimes.

A lire aussi: La pédophilie est-elle vraiment si catholique?

La focalisation du débat sur les institutions catholiques a pour inconvénient de faire oublier une question générale, celle de la relation pédagogique dans une société qui veut émanciper l’enfant. On se demande souvent si cette société individualiste est capable d’éduquer, de fournir aux arrivants plus qu’une information rationnelle, un pur enseignement. Dans l’école, la tendance est à présenter les valeurs de la démocratie de manière tout abstraite, sans les rattacher à aucune appartenance, en particulier nationale, laissant aux jeunes toute la responsabilité de l’affiliation. Sauf dans la famille, la société des individus voit les générations comme à part, laissant à ceux qui entrent dans la vie le choix de leurs orientations fondamentales. Mais sur ce fond disloqué, émietté subsistent, se développent peut-être, des lieux d’implication éducative forte, d’initiation, où les entrants sont guidés par des anciens : clubs sportifs, ateliers de théâtre, mouvements de jeunes, groupes religieux… Ces lieux sont légitimes et sans doute nécessaires, mais l’affectivité qu’ils mobilisent peut (pédophilie ou non) être pervertie, comme l’a montré la théologienne Geneviève Médevielle dans La Croix à propos des religieuses en formation.

Cela porte à considérer avec un peu de distance nos propres indignations. Le meilleur peut connaître la pire des corruptions, ce n’est pas une raison pour s’en priver. Comme la famille est exposée à l’inceste, les lieux de formation le sont à la pédophilie. Quand une relation dépasse le domaine du juste et de l’injuste, quand il s’agit de partager quelque chose de plus substantiel, un Bien ou une idée du Bien, autrement dit : quand cette relation est humainement productive, elle comporte une part de danger. Nos dénonciations sont trompeuses quand elles font croire que ce qui nous indigne n’a aucune prise sur nous.

Mars 2019 - Causeur #66

Article extrait du Magazine Causeur




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Essayiste, théologien, président des amitiés judéo-chrétiennes, Paul Thibaud a dirigé la revue Esprit.

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