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Quand Paris ne vaut plus une messe


La conversion de Paul. Image : Lawrence OP.

À la fin d’un entretien passionnant mené dans le cadre de son émission Répliques, Alain Finkielkraut interrogeait le philosophe Pierre Manent sur la notion de conversion, religieuse ou intellectuelle, qui constitue, selon ce dernier, rien moins que le propre de l’Occident. Pierre Manent décrit, à la fin de son ouvrage intitulé Le Regard politique, cette « confiance dans la force de l’âme » que manifeste la conversion. Rester soi-même tout en devenant tout à fait autre, c’est le miracle qu’accomplit Rome lorsqu’elle devient chrétienne. La conversion est une possibilité de l’âme humaine que seule la civilisation occidentale a vraiment explorée. Dans les autres civilisations, explique Pierre Manent, la conversion est souvent interdite, car changer de religion revient, au fond, à perdre son être. Il faut donc que l’âme occidentale ait en elle-même une confiance hors du commun pour acquiescer à cette sorte de transsubstantiation d’elle-même. Malgré l’étiquette de « réactionnaire » dont on l’affuble parfois en compagnie d’autres excellents auteurs (dont Alain Finkielkraut), Pierre Manent n’est peut-être pas si loin, dans cette définition du propre de l’Occident comme simple disposition de l’âme, de ceux qui veulent substituer à la vieille et hypothétique « identité occidentale » le pur geste de l’ouverture à autrui.

Dans le texte qui nous est ici donné à lire, Alain Finkielkraut analyse le projet de nombre d’intellectuels occidentaux qui veulent aujourd’hui, selon les termes du philosophe catholique, homosexuel, et homme politique de gauche italien Gianni Vattimo, réduire « presque totalement » notre identité « à écouter ses hôtes et à leur laisser la parole ». Une identité définie par un geste d’ouverture, cela semble être une contradiction dans les termes. L’antique disposition à la conversion de l’âme occidentale serait-elle une vertu chrétienne devenue folle, selon le mot fameux de Chesterton ?[access capability= »lire_inedits »]

On comprend, dans cette perspective, la réaction d’Alain Finkielkraut à la thèse que propose Pierre Manent. À cette définition du propre de l’Occident, il oppose la possibilité de la « non-conversion » qu’incarnent les juifs, ce peuple à la nuque raide « aussi vieux que le monde, qui a fait à l’Occident la surprise de ne pas se convertir ». Et il est vrai qu’à l’époque où l’exigence de la conversion paraît se généraliser et où, comme dans le dernier roman de François Taillandier, le geste le plus intime, celui de la conversion du cœur, devient un omniprésent et persécuteur mot d’ordre publicitaire (Time to Turn !), l’envie nous démange justement de ne pas nous convertir, de nous déclarer, de façon peut-être un peu pavlovienne et mensongère, inchangés, obstinément fidèles à ceux qui nous ont précédés.

Pourquoi mensongère ? Parce que fidèles, nous ne l’avons jamais été. Cela fait bien longtemps que l’Occident contemporain, unanime, a bazardé d’un cœur léger les vieilleries qui l’ont précédé. Avec une puissance d’évocation digne de Milan Kundera, Finkielkraut déclare drôlement : « En 1968, nous disions :  » Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi.  » Essoufflés, nous avons ralenti le pas, nous nous sommes arrêtés, et le vieux monde a disparu. » En mai 1968, j’étais à peine né, mais j’ai pourtant l’impression de comprendre exactement ce que veut dire Finkielkraut. Ce n’est plus nous qui voulons le changement, mais lui qui s’impose à nous. Ce que, selon Pierre Manent, l’Occident avait autrefois la force de vouloir s’impose désormais à nous comme un processus sans tête. Nous sommes dépossédés par la force brutale et acéphale des choses telles qu’elles vont de ce qui était le signe le plus tangible de notre liberté : notre capacité à sortir de la ligne tracée par nos ancêtres.

L’assimilation à la culture française de vastes populations d’origine généralement européenne était peut-être une forme laïque de cette liberté de se convertir. Les aïeux étrangers des Français contemporains disposaient d’une liberté spirituelle plus grande que nous. En assimilant la culture française en quelques décennies, ces étrangers se dépouillaient de leur identité d’origine avec une hardiesse remarquable. Qu’en est-il aujourd’hui ? La liberté est chantée sur tous les tons, nous sommes libres de tout choisir : les marques de notre huile d’olive, nos destinations de vacances, nos représentants politiques, nos amis, le nombre de nos femmes et de nos enfants, mais la liberté vraiment décisive, la liberté de réorienter notre âme, nous l’avons perdue. Nous oscillons de façon pathologique entre le « pur geste de l’ouverture » et la volonté de rester obstinément nous-mêmes, accrochés à nos racines. Car au fond, ce geste d’ouverture qui définirait notre identité ne mange pas de pain. L’écoute nous évite d’être quelque part. Dans une lâcheté typique de l’époque, elle élude toute forme de contenu positif au profit d’une simple déclaration universelle de paix et de tolérance. La conversion comme acte décisif nous engage autrement que cette pure disponibilité à autrui ou que la liberté consumériste de choisir. Comme l’écrit Pierre Manent, « qui se convertit insulte à l’égalité, puisqu’il suppose qu’un choix de vie peut être meilleur qu’un autre. Qui se convertit pour devenir meilleur que lui-même semble aspirer à devenir meilleur que les autres ».

Dans ces conditions, nous pouvons même nous réclamer de nos racines tout en étant parfaitement de notre temps. Revendiquer ses racines est souvent une façon de se déclarer intégralement clos sur soi-même, indépendant des autres, « différent », et cela s’accorde sans problème avec une déclaration formelle de tolérance. C’est que l’ouverture en tant que geste pur n’est rien d’autre qu’une jouissance narcissique − le pur plaisir de se voir le meilleur dans le miroir de l’époque, seule médiation que nous acceptions. Car cette ouverture ne retranche rien de l’individu contemporain, elle lui permet de persévérer dans le fantasme de l’autosuffisance, de ne rien devoir à personne. Elle ne lui inflige aucune blessure narcissique. À l’inverse, la conversion d’antan était avant tout la reconnaissance d’une incomplétude. Il faut, dit saint Paul, « dépouiller le vieil homme » − celui que nous sommes aujourd’hui. Se convertir, c’est admettre que l’on a besoin de ce qui est au-delà de soi ou de ce qui fut avant soi. Cette conversion authentique est le véritable scandale pour notre temps qui lui a substitué sa caricature consumériste et ludique (« Garçon ou fille, comme tu veux tu choisis ! »), et en a ainsi neutralisé toute la charge subversive. C’est ainsi que « le fardeau du siècle pèse sur nous, comme le doux accablement du sommeil ». Et c’est ainsi aussi qu’Allah est grand.[/access]

Cet article est issu de Causeur magazine n ° 41.

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Novembre 2011 . N°41

Article extrait du Magazine Causeur



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Florentin Piffard est modernologue en région parisienne. Il joue le rôle du père dans une famille recomposée, et nourrit aussi un blog pompeusement intitulé "Discours sauvages sur la modernité".

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