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Une autre politique, oui, mais laquelle ?


Sommes-nous en train de tuer la Grèce ? À l’évidence, ce pays est pris dans un cercle vicieux. D’un côté, les coupes claires du gouvernement dans les dépenses publiques ont un effet désastreux sur sa demande locale et les recettes fiscales. De l’autre, l’incapacité d’Athènes à dévaluer la monnaie pèse sur la demande extérieure : libellés en euro, les biens et services grecs sont jugés trop chers.

Certains prolongent cette analyse en estimant que la politique économique appliquée en Grèce ne marche pas, et qu’elle ne pourra jamais marcher. Ils mettent un autre modèle économique en avant : l’Argentine. Défaut de paiement, dévaluation et protectionnisme constitueraient la panacée dont il faudrait s’inspirer. Vues de près, les choses s’avèrent toutefois beaucoup plus compliquées et difficiles à transposer d’un pays à l’autre. N’oublions que pas que chaque dimanche ayant son lundi, le succès argentin a été très chèrement payé et sa facture n’est pas encore totalement réglée.
Mais rendons d’abord à César ce qui est à César : si la semaine dernière, les Argentins ont massivement réélu Christina Fernandez de Kirchner dès le premier tour de l’élection présidentielle, c’est qu’ils approuvent massivement sa politique économique, qui était auparavant celle de son défunt mari, Nestor[1. une tradition argentine : Isabel Martínez Perón a, elle aussi, succédé en 1974 à son mari], élu en 2003. Sous la présidence des Kirchner, l’Argentine est revenue de loin. Il y presque dix ans, le pays a subi une Bérézina économique. Piégé par l’arrimage de sa devise sur le dollar américain, mesure extrême prise dans les années 1990 pour lutter contre l’inflation galopante, le gouvernement de Buenos Aires s’était retrouvé complètement démuni face à une conjoncture qui aurait pu lui être fatale : une dette importante, la crise économique de 2000-2001 et un dollar (et donc un peso) très fort.
La crise a connu son apogée le 30 novembre 2001, lorsque les Argentins se sont massivement rués dans les banques pour retirer leur argent. En 24 heures, c’est l’effondrement : mesures d’urgence, émeutes, dizaines des morts. Le président (socialiste) de l’époque, Fernando de la Rua, démissionne et fuit le palais présidentiel en hélicoptère.

Selon un proverbe argentin, ce pays est composé d’habitants qui veulent le ruiner mais qui n’y parviennent pas. En décembre 2001, ils y sont presque arrivés… Trois présidents se succèdent en moins de 15 jours avant que le péroniste Eduardo Duhalde ne prenne durablement les rênes du pouvoir et impose une nouvelle politique économique fondée sur deux piliers : une séparation entre le peso et le dollar et un défaut de paiement. Concrètement, le gouvernement a repris la main sur le taux de change et le taux d’intérêt, il a éliminé une partie importante de la dette et a retardé l’échéance de remboursement du reste de l’argent dû à ses créanciers.

Sans service de la dette, avec une planche à billets fonctionnant à plein régime et un taux de change rendant ses produits attractifs, le gouvernement argentin est parvenu à redresser la barre. Par la suite, sous les présidences Kirchner, l’Argentine a su créer une croissance forte (près de 8 % par an), faire baisser le chômage, diminuer la pauvreté et les inégalités. Résultat formidable, mais à quel prix !
La faillite de l’Argentine a coûté cher à ses créanciers qui, contrairement à une idée reçue, ne sont pas tous des quinquas blancs, bedonnants et fumeurs de gros cigares. Parmi les bailleurs de fonds lésés, on trouve des fonds de pension italiens (qui sont des épargnants) mais aussi, voire surtout, la classe moyenne argentine qui a vu ses économies s’évaporer. Car lorsque le gouvernement a séparé le peso du dollar, il a imposé un taux de change qui a dépouillé les épargnants de 40 % de leur capital. Les mois suivants, ils en perdaient encore plus.

Aujourd’hui, malgré les performances impressionnantes de l’économie argentine, les capitaux ne se bousculent pas aux portes de la banque centrale du pays. Ce n’est pas un hasard si l’une des obsessions des Kirchner est de démontrer (aux marchés, bien sûr) que l’Argentine est un pays sérieux. La présidente de l’Argentine sait bien que, tôt ou tard, il faudra renouer avec une politique économique plus classique et emprunter de l’argent sur les marchés pour financer des investissements lourds. En 2009, le Prix Nobel d’économie Paul Krugman l’avait clairement expliqué : « C’est une erreur de rester trop longtemps dans l’hétérodoxie et ne pas savoir mettre fin à celle-ci. Maintenant c’est le moment de cultiver une image de citoyen respectable, pour recommencer à être hétérodoxe quand on aura besoin de le faire ».

Dans le film 127 heures, Aron Ralston, un jeune alpiniste coincé dans un ravin étroit, s’ampute l’avant-bras à l’aide de son canif pour survivre. L’Argentine a accompli un exploit similaire qui, certes, force l’admiration, mais ne devrait pas nous pousser l’Europe à l’imiter.
En Grèce, les épargnants issus de la classe moyenne, ceux qui ont quelques milliers ou quelques dizaines de milliers d’euros d’économie à la banque, sont-ils prêts à predre la moitié ou le tiers de leur épargne en récupérant des « nouvelles drachmes » dévaluées à la place de leurs euros ? Et si on les y obligeait, une fois la crise terminée, franchiraient-ils de nouveau le seuil d’une banque ? En revanche, les méthodes classiques, qui ont soi-disant montré leurs limites en Grèce, semblent donner des résultats plus positifs en Irlande.

L’histoire de l’Irlande est bien connue : rattrapant un retard séculaire, le pays a fait un énorme bond en avant dans les années 1990 grâce à un taux de l’impôt sur les sociétés parmi les plus faibles du monde (12,5 %,). En quelques années, cela a engendré un boom des industries de pointe et développé les secteurs de la banque et de la finance. Les Irlandais se sont enrichis, certains sont même revenus des Etats-Unis où leurs ancêtres avaient autrefois trouvé refuge pour fuir la misère : le Tigre celtique était né. Or, en 2008, suite à la crise financière, le paradis irlandais commence à ressembler à l’enfer : effondrement du secteur bancaire insuffisamment règlementé, explosion de la bulle immobilière, ralentissement de l’activité économique et baisse des recettes fiscales. Obligé de sauver les banques, l’Etat transforme les déficits privés des banques en déficits publics et la dette publique quadruple pour atteindre 100 % du PIB.

Pour éviter un défaut de paiement, fatal à un pays qui souhaite s’imposer comme un centre financier planétaire, Dublin se tourne vers Bruxelles et le FMI, qui débloquent 85 milliards d’euros. En contrepartie, l’Irlande applique un plan d’austérité : 20 milliards d’euros de réductions budgétaires portant sur les dépenses et non sur les recettes. Le gouvernement irlandais a préféré opéré des coupes budgétaires plutôt que d’augmenter les impôts pour conserver son fameux « modèle ». Résultat : pas plus tard qu’au mois d’octobre, la commission chargée de suivre l’Irlande a émis un avis favorable quant à l’amélioration de sa situation. Dublin tient parole et les résultats sont, pour l’instant, au rendez-vous. Toujours fragile et exposée aux risques liés à l’affaiblissement de leurs principaux partenaires commerciaux, l’économie irlandaise démontre au moins une chose : l’inefficacité d’une politique en Grèce ne la disqualifie pas ailleurs.

En fait, le fond de l’affaire est là : en économie, les mêmes causes n’ont pas toujours les mêmes effets, un remède de cheval peut sauver un pays et en couler un autre. Pire, à l’intérieur d’un même pays, une excellente politique économique peut se révéler fatale dix ans plus tard ; tout simplement parce qu’il n’existe pas une seule recette miracle applicable en tout temps et en tout lieu. Chaque société, doit élaborer sa propre recette en fonction de son histoire, de ses institutions et de sa mentalité. Cela s’appelle « faire de la politique ».



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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