Woody est-il enfin guéri?


Woody est-il enfin guéri?
(Photo : SIPA.AP21894477_000005)
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Comment résister à une telle tentation ? La sortie en salles de l’excellent Café society offre une occasion en or pour tenter de faire passer Woody Allen sur le divan imaginaire de ces chroniques.

Le cinéaste américain est en effet le réalisateur que l’on associera le plus volontiers à la psychanalyse. Juif new-yorkais confessant volontiers son patient recours – quarante ans ! – à la thérapeutique freudienne, jouant avec drôlerie et constance de ses obsessions, de son hypocondrie, de son angoisse existentielle, de son narcissisme, de son égotisme, de sa fragilité, Woody Allen peut aussi être considéré comme un défi permanent à celle-ci – un genre de cas insoluble, un éternel patient, la preuve vivante du concept de « résistance » ou bien… de l’inanité de la psychanalyse.

On se rappellera la phrase du psychanalyste François Roustang qu’Emmanuel Carrère évoque au début du Royaume : « Ce qui vous intéressait dans l’analyse, c’est de mettre l’analyste en échec. » Entre nous soit dit, et quelles que soient les compétences de François Roustang et le talent de celui à qui cette phrase s’adressait, on est tenté de répondre que c’est bien la moindre des choses, et que la résolution d’un transfert digne de ce nom est bien nécessairement l’histoire de cette tentative de mise en échec. Il doit y avoir un peu de cela chez l’ami Woody Allen. Chacun de ses films semble un pied-de-nez à son shrink la preuve que ça ne marche pas, la preuve que vous êtes nul, c’est ma plainteC’est que je souffre toujours autant, que je n’arrive ni à aimer tout à fait, ni à être vraiment aimé. Sauf que le pied-de-nez est léger, qu’il s’adresse, dans son ironie, autant (sinon plus) à lui-même qu’à l’autre et qu’on en rit… ensemble. Ce décentrement de la demande narcissique, ce travail fécond autour du poison de la répétition et de l’échec, de la névrose montrent, paradoxalement que, si l’analyse, ça ne marche pas tout à fait, ça marche un peu quand même.

L’un des fantasmes du patient qui entame une analyse – en tout cas ce fut, c’est toujours le mien – est de sortir neuf, transformé par la cure. D’être enfin à la hauteur de « l’Idéal du moi ». Adieu inhibitions mortifères, hontes narcissiques, culpabilité rampante, pulsionnalité gênante. Place à un moi grandiose, à la hauteur de l’idéal. Bon, autant le dire de suite, ça ne marche pas comme ça. Si le fantasme alimentera la cure, cette dernière n’en permettra pas le triomphe.

En revanche, pour un Woody Allen, la cure – et le talent, bien sûr – auront permis de réaliser ce magnifique Café society, sorti hier sur nos écrans. Inutile d’évoquer ici la réussite artistique du film. Elle comblera d’elle-même chaque spectateur. Chaque plan est juste, le rythme parfait, la photographie excellente. Jesse Essenberg est bouleversant. Blake Lively, entraperçue, d’une grâce éblouissante. Jeanie Berlin, Steve Carell, Corey Stoll sont épatants.

Si je propose, pour le plaisir de l’exercice, de relier Café society à l’expérience de l’analyse, ce n’est pas pour illustrer le concept de sublimation, couramment compris comme un mouvement allant de la frustration du désir à la réalisation du chef-d’œuvre. Je voudrais en revanche attirer l’attention du spectateur sur l’idée de déplacement – un déplacement que permet l’analyse, et qui n’est pas une transformation.

Woody Allen, c’est un peu toujours la même chose ? Oui, et alors ?

Les détracteurs du cinéma de Woody Allen nous diront une fois de plus que dans ses films, c’est un peu toujours la même chose. Oui. Et non. On sera d’ailleurs plutôt tenté de répondre : oui, et alors ? Pour ma part je ne serai jamais lassé de partager l’émotion de Woody Allen, amant éconduit. Et même si je crains que Broadway Danny Rose (mon film préféré de Woody Allen) ne soit jamais égalé ou surpassé, je serai toujours fidèle à cet écho de la douleur d’aimer et à cette obstination à vivre et rire, quand même. Mais il se trouve que, justement, Café society, tout en reprenant des thèmes, des figures classiques de Woody Allen, marque une évolution dans son œuvre. Un déplacement donc.

Prenons la rivalité œdipienne qui, dans Café society, oppose le jeune Bobby à son oncle Phil pour la conquête de la belle Vonnie. Cette rivalité apparaît comme un quasi-remake de celle opposant, par exemple, Val Waxman à Hal Yeager dans Hollywood ending. Il y a bien, dans les deux cas, d’un côté un être fragile, sensible, New-yorkais pas trop bien dans ses souliers, ne réussissant pas en société (en un mot, un enfant), et de l’autre un important, un riche-et-puissant, un Californien, un patron, une figure paternelle et castratrice. La femme convoitée hésite entre son attendrissement pour l’être faible qui pourrait lui appartenir et son attirance pour l’être fort à qui appartenir – la mère de notre œdipe. Je passe sur le fait que dans Hollywood ending, le fantasme semble tout-puissant et que la femme, en dernière instance, choisit le faible (alors que dans Café society, Bobby trouve et aime une autre femme, fût-ce au prix de la mélancolie).

Ce qui est tout à fait intéressant, c’est la différence entre Hal Yeager et l’oncle Phil. Le premier est une sorte de monstre grossier avec lequel il est impossible de transiger. Il peut être intégralement haï. Il est l’objet du fantasme meurtrier de l’enfant. Le second est quelqu’un avec qui, en dépit de la rivalité, on peut s’entendre, faire des affaires, se parler, se comprendre. Mieux : Woody Allen ne se contente pas de rendre grâce à ce personnage (Phil donnera du travail à son neveu Bobby, il financera la défense de son autre neveu, Ben), il en fait un être fragile, sincère vis-à-vis de la femme aimée. Dans Café society, Woody Allen reconnaît au père sa part d’enfance. Au total, Bobby se sépare bien du couple Phil-Vonnie, mais ce n’est pas l’oncle Phil qui le met dehors (comme l’avait fait Hal Yeager). Bobby et Phil ne rompent pas. Il y a apaisement.

Ce déplacement possible, cette « dés-intrication », sont typiques d’un travail analytique réussi. D’un point de vue cinématographique, cela se traduit aussi par un déplacement de la position subjective de l’auteur. Dans Hollywood ending, Val Waxman (incarné par Woody Allen lui-même… et premier rôle) incarne cette position subjective de Woody Allen – à quelques nuances près, bien sûr, qui font tout le sel et l’humour de ce film. Dans Café society, la place subjective du réalisateur se distribue entre le personnage de Bobby… et un second-rôle, voire un rôle secondaire, celui du beau-frère, ce « mentsh », cet homme qui s’empêche et qui trouve que si la vie n’a pas de sens, on peut non seulement l’accepter mais y trouver intérêt, amusement, voire un paradoxal réconfort.

Reste tout de même une énigme qui m’a laissé dans un abîme de perplexité et que je soumets au lecteur. Pourquoi Bobby ne sauve-t-il pas son frère, Ben, de la menace qui pèse sur lui ? Pourquoi Bobby devenu grand ne se fait-il pas, alors qu’il en a la possibilité, le gardien de son frère ? S’agit-il d’une résurgence, comme dans les rêves, de la pulsion meurtrière ? Ou, plus simplement, l’affirmation que justice doit passer ?

Cette interrogation me permet de glisser un mot sur Mauvaise graine (de l’Italien Claudio Caligari), sorti également cette semaine.

Certes tout n’est pas réussi – loin de là – dans ce film mettant en scène deux amis, Cesare et Vittorio, drogués et délinquants, et qui affrontent l’existence comme ils peuvent, c’est-à-dire pas très bien. La maladresse confondante de certaines scènes pourra décourager nombre de spectateurs (surtout qu’on les rencontre principalement au début). Mais c’est un film qui vous tire par la manche, comme ces vieux amis qui ne craignent pas les rebuffades et insistent : j’ai quelque chose à te dire. Tournés avec peu de moyens, les décors naturels y sont toujours justes et pas le moindre intérêt de cette rencontre avec une Italie modeste, touchante, vraie. Quand elle n’est pas sabordée par des gestes excessifs, mal assumés par les acteurs (Alessandro Borghi et Luca Marinelli, l’un et l’autre plus authentiques dans les scènes où leur affectivité pointe que dans les scènes surjouées de rixes), l’histoire de ces deux jeunes hommes est émouvante – une amitié aimante, chaotique, parfois lumineuse, sur fond de drogue, de bagarres, de braquages minables ou de boulots qui le sont à peine moins. On y retrouve cette particularité latine : les marginaux ne sont pas tout à fait exclus dans une société elle-même pas complètement à cheval sur les règles. Mais là encore, bien qu’ils se voudraient amis « à la vie, à la mort », l’un ne parvient pas à sauver l’autre. Il échoue aussi à être le gardien de son frère.

Le Royaume

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