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Vu d’Hiroshima…


Vu d’Hiroshima…
© Photos : Jean-Paul Brighelli

Dans son périple culturel au Japon, notre chroniqueur est passé à Hiroshima. Les considérations qu’il en tire n’engagent que lui, bien sûr…


Mardi 25 avril. Il pleuvait sur Hiroshima. Quand on visite certains lieux de mémoire, il faut se débrouiller pour que la météo soit en accord avec l’événement qu’ils évoquent. Se rendre à Auschwitz en été est une faute de goût. Mais en janvier-février, c’est parfait — surtout en pyjamas rayés. Hiroshima sous la pluie, c’est très bien, même si ce n’était pas la pluie noire qui est tombée sur les survivants de l’explosion atomique et les a contaminés, même assez loin du site. Non, juste « une pluie de deuil terrible et désolée », comme dit Prévert.

Et il faut être aussi limitée que Marguerite Duras pour ne voir à Hiroshima qu’une occasion de se frotter encore une fois à une peau d’asiate.

Mille origamis avant de mourir

La visite du Point zéro, l’hypocentre où est tombée la bombe, du dôme de Genbaku, tout à côté, le seul bâtiment qui ait résisté au souffle qui en un instant a tué 75 000 habitants, du parc dédié à la paix — tu parles — et du Musée où sont rassemblés les souvenirs du cataclysme, sous des rafales rageuses, cela vous cheville l’optimisme à l’âme.


Je n’avais pas lu grand-chose sur ce 6 août 1945. La Tombe des lucioles, le poignant récit d’Akiyuki Nosaka (1967), où il raconte entre autres comment il retrouve sa mère, emmitouflée dans une couverture, apparemment indemne — en fait, cuite à l’étouffée —, et comment il a tenté de survivre, tout gamin, avec sa petite sœur, se passe à Kobe, pas à Hiroshima. Les Américains se contentèrent, là, des bombes au phosphore qui l’année précédente avaient anéanti Dresde et Hambourg — lire absolument La Peau, de Malaparte, si vous voulez frissonner. Et, bien sûr, j’avais lu Pluie noire, le terrible récit de Masuji Ibuse paru en 1965, qui est un pur chef-d’œuvre basé sur les documents historiques.

J’ai donc appris quelques détails que j’ignorais. Que Little Boy avait été couvert de messages injurieux à l’adresse des Japonais. Que le commandement américain avait sciemment évité de bombarder Hiroshima, dans les semaines qui avaient précédé la bombe, afin d’évaluer exactement le pouvoir destructeur de leur petite merveille. Et que les 12 hommes chargés de la mission à bord de l’Enola Gay ont tous été décorés à leur descente d’avion. Jamais tueurs de masse n’ont été tant fêtés.

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Puis j’ai visité le Musée du Mémorial pour la paix. Entre autres artefacts, un pan de mur sur lequel a été photographiée par l’explosion l’ombre d’un homme qui attendait là l’ouverture de la bibliothèque — c’est tout ce qu’il reste de lui. Ou des vêtements épars, sans les corps qu’ils enveloppaient. Comme chantait le poète Matsuo Bashō (1644-1694) dans l’un de ses plus célèbres haikus :

« Du linge sèche au soleil
Qu’elle est petite
La chemise de l’enfant mort. »

Une longue suite de photographies est consacrée à Sadako Sasaki, une petite fille qui à deux ans échappa à la mort immédiate, mais qui en 1954 fut atteinte d’une leucémie et de divers cancers. Persuadée — c’est une vieille légende japonaise — que si elle parvenait à fabriquer 1000 grues (c’est l’oiseau-fétiche, ici) en origami, elle survivrait, elle s’est lancée dans des pliages, et des pliages, de tous les papiers qu’elle a trouvés, y compris les étiquettes de ses médicaments. Mais elle n’est pas parvenue à 1000 avant de mourir. D’où des milliers de guirlandes d’oiseaux de papier multicolores, accrochés çà et là à divers monuments commémoratifs dans la ville.

C’est elle qui s’élance, tenant entre ses bras levés une grue stylisée de bronze, tout en haut du Monument des enfants pour la Paix, devant laquelle, mercredi matin, étaient rassemblés des centaines de lycéens en uniforme, entonnant des hymnes patriotiques et attachant des guirlandes de grues en origami, de toutes les couleurs. Des millions de grues — pour que le Japon à jamais vive. Sommes-nous vraiment incapables de susciter ce genre d’élan en France ?


Plaisanteries ricaines

Les Japonais, en Chine ou en Corée, ne furent jamais des enfants de chœur, c’est entendu. Mais comme ils avaient perdu, c’est eux que l’on a fait passer devant les tribunaux — et que l’on a pendus en grandes quantités. Vae victis, comme disaient les Gaulois aux Romains.

Les Américains, qui ont monté ces tribunaux, ici comme à Nuremberg, ne se sont pas demandé si eux-mêmes ne méritaient pas de passer en procès pour crimes de guerre — ou, comme ici, pour crimes contre l’humanité. Ils ne se sont jamais interrogés, malgré la Corée, le Vietnam, le Chili, l’Irak, et toutes les guerres directes ou indirectes où ils furent impliqués. Aujourd’hui, ils voudraient que Poutine soit jugé à La Haye parce qu’ils ont décidé que l’Ukraine faisait désormais partie de leurs dominions. Sinistre plaisanterie. Alors qu’eux-mêmes n’ont jamais reconnu la validité du tribunal international. Ce qui est non-américain leur est étranger.

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Il serait temps de cesser ces effets d’épate. La guerre est abominable, parce qu’elle est ce moment délicat où la force prime le droit — le moment exquis de tous les tueurs en série rebaptisés héros. Le spectacle des va-t’en-guerre qui hantent les plateaux de télévision depuis un peu plus d’un an, et qui ne risquent rien eux-mêmes, me révulse.

En attendant, je suggère à tous mes collègues qui organisent régulièrement des voyages scolaires à Auschwitz d’oser amener — c’est plus cher mais c’est pédagogique — leurs élèves à Hiroshima. Riante cité par ailleurs, qui dans trois semaines accueille les membres du G7 : on va bien s’amuser entre maîtres du monde, les journalistes présents brocarderont la Russie et la Chine, qui s’en fichent, en oubliant que le principal fauteur de guerres, depuis 1945, ce sont les États-Unis d’Amérique. Sauf qu’ils répugnent désormais à voir les boys revenir at home dans des cercueils plombés — alors ils se battent par personnes interposées. Très habile.

Mais qui s’interposera quand la Chine passera la mer pour récupérer Taïwan, qui lui appartient de droit ? Et nous le savons si bien, nous Français, que nous avons reconnu la Chine communiste — mais pas la grande île, en face, où s’était réfugié Tchang Kaï-chek. Comme la très grande majorité des membres de l’ONU.

Si les États-Unis comptent sur le Japon, ils iront de déconvenues en déceptions. D’abord parce que le pays du soleil levant regarde plus vers le marché du sud-est asiatique, à commencer par la Chine, que vers un allié d’outre-Pacifique qui fait de l’égoïsme l’un des beaux-arts. Et puis parce qu’il est temps de régler certains comptes — poliment, mais fermement. Et aux demandes des Etats-Unis, les Japonais répondront par ce fameux « visage de marbre » (shirankao dans leur langue) qui est l’expression faciale du judoka face à son adversaire.

Akiyuki Nosaka, La Tombe des lucioles, Philippe Picquier, 143 p.

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Masuji Ibuse, Pluie noire, Folio-Gallimard, 384 p.

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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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