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Un bœuf clandestin dans la boite à livres

Comment j’ai relu un roman de Marcel Aymé sans l’avoir prévu


Un bœuf clandestin dans la boite à livres
L'écrivain Marcel Aymé (1902/1967) STF / AFP

Il faudra, peut-être, écrire un jour sur les boites à livres qui ont surgi depuis quelques années dans les interstices des villes ou près des syndicats d’initiatives des petites stations balnéaires. Ces édicules ressemblent parfois à des nichoirs pour oiseaux ou sont d’anciennes cabines téléphoniques miraculées, reconverties en bibliothèque de poche pour éviter une réforme définitive. 

Avec vingt ou trente ans de retard, parfois plus, elles sont souvent un témoignage de ce que pouvaient lire les Français. Les livres de poche de Rosamond Lehman côtoient les éditions clubs des romans de Françoise-Mallet Joris et un manuel de Michel le jardinier une édition scolaire de Tartuffe. On pourra aussi de demander d’où viennent les livres : déposés par des particuliers qui se débarrassent de ce qu’ils considèrent comme des vieilleries ou livres lus le temps d’un séjour de vacances et qu’on ne rapporte pas avec soi -surreprésentation de thrillers ou encore reste des désherbages périodiques des médiathèques -c’est dans ce dernier cas que je retrouve des romans qui n’intéressent plus que quelques maniaques dans mon genre: Vidalie, Brenner, Curtis, Hériat, Pierre Benoit…

Je viens ainsi de tomber sur Le Bœuf clandestin de Marcel Aymé alors que j’en ai parlé la semaine dernière avec un ami (hasard objectif), dans une réédition défraichie de la NRF. On n’en avait pas forcément gardé un grand souvenir alors que Marcel Aymé fait pourtant partie de nos auteurs fétiches, et nous avons pris le volume taché d’humidité. Le soleil s’était soudain décidé, en ce printemps frisquet à briller sur cette petite station balnéaire de la côte picarde. Avec une paresse inexcusable mais voluptueuse, plutôt que la longue marche prévue sur l’immense plage, nous nous sommes assis sur un banc et nous avons commencé à lire. Quand nous avons relevé les yeux, trois heures plus tard, le soleil était toujours là, mais la matinée avait passé et nous avions un coup de soleil sur le front. Et nous nous sentions heureux, comme lorsque l’on sait qu’on a volé du temps mais qu’on ne l’a pas perdu.

C’est la magie de Marcel Aymé, son art du sortilège. Un roman de Marcel Aymé commencé est un roman terminé. Et si nous n’avions pas gardé un grand souvenir de celui-ci, nous avions eu tort. On ne le placera toujours pas à la hauteur d’Uranus, de Travelingue, du Chemin des Ecoliers, de La Vouivre ou de La Jument verte, mais c’est le problème avec les grands écrivains, même leurs textes que l’on juge de manière subjective « moins bons » sont à cent coudées au-dessus du tout venant.

A lire aussi, du même auteur: Marcel Aymé: Martin, notre contemporain multiple

Le Bœuf clandestin fait partie de ce qu’on appelle les romans parisiens de Marcel Aymé, c’est une aimable comédie bourgeoise où Aymé se moque, comme souvent, de la capacité d’une classe sociale à retomber sur ses pieds tout en foulant ses principes mais en en offrant toujours le portrait de la probité parfaite. Et comme d’habitude, Marcel Aymé ne dénonce pas, il sourit. Et ce sourire est infiniment plus efficace que des cris d’orfraie. Comme d’habitude, chez lui, quand il n’utilise pas un postulat fantastique, c’est un infime détail de la vie quotidienne qui va dérégler la belle machinerie. À ce titre, il n’est pas loin de la méthode de son confrère, Georges Simenon, dans ses romans durs. Pas de crise spectaculaire mais un malaise qui s’installe. On signalera au passage que Marcel Aymé voyait en Simenon un égal et qu’il écrivit manifestement son roman Le Moulin de la Sourdine en pensant à lui. Dans Le Bœuf Clandestin, il est question d’un cadre supérieur, dirait-on aujourd’hui, qui travaille dans une banque. Il est végétarien. On ne sait pas trop pourquoi, – le lecteur découvrira pourquoi plus tard et c’est assez croquignolet- mais la famille Berthaud respecte ce choix et même lui trouve une forme d’originalité. Mais voilà qu’un dimanche, un de ces dimanches bourgeois de l’Ouest Parisien qui faisaient déjà cauchemarder Jules Laforgue et Charles Trenet, merveilleusement décrit dans son tragique ennui par Marcel Aymé, se produit l’accident. Alors que la famille Berthaud, à l’exception du père qui doit travailler ses dossiers, va rendre visite à une autre famille bourgeoise pour préparer le mariage de Roberte, la fille de la maison, avec un jeune polytechnicien mal dégrossi, à l’hygiène douteuse mais plein d’avenir, cette même Roberte ayant oublié quelque chose, revient dans l’appartement et surprend son père dans la cuisine attablé devant un bifteck bien saignant.

Elle ne dira rien mais le mal est fait. L’ère du soupçon règne. Berthaud, pour éviter les regards de sa fille, prend ses repas à l’extérieur et on croit qu’il a une maitresse. Ajoutez à cela un frère qui décide de déserter, un général à la retraite fantasque et libidineux mais qui s’occupe de sa sœur handicapée comme un saint, un pharmacien inventeur de la Régulatine dont les laboratoires sont menacés par la concurrence et ne sachant que faire d’une fille un peu nymphomane mais pleine de gentillesse, un garçon de bonne famille qui fréquente une apprentie actrice et vous aurez l’humanité selon Aymé, complexe et ridicule, mais jamais haïssable. Cet anticonformiste était, finalement un humaniste blessé, affolé par une époque où les idéologies allaient s’affronter à mort. 
Comme le témoignage involontaire des jours heureux, Le bœuf clandestin paraît d’ailleurs en… juin 1939 et l’Histoire se chargera de relativiser tout cela par la tragédie, la vraie.

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