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Ukraine, le pays qui répond à la crise par le libéralisme

Le Covid-19 a précipité la réforme agraire


Ukraine, le pays qui répond à la crise par le libéralisme
DONETSK REGION, UKRAINE - MARCH 20, 2020: Farmers sowing spring crops in a field of the Gornyak agricultural enterprise in the Kommunarivka village of Starobesheve District. Valentin Sprinchak/TASS/Sipa USA/29505985/AK/2003201642

Sous la pression du FMI, le président ukrainien a précipité la mise en place de la réforme agraire pour que le pays échappe au marasme économique.


La majorité absolue des députés de la Rada ukrainienne s’est prononcée dans la nuit du 30 au 31 mars en faveur du projet de loi ouvrant le marché des terres agricoles. Le texte, déjà adopté en première lecture le 13 novembre dernier, a provoqué d’intenses débats et des protestations musclées l’automne dernier. Les manifestations organisées par l’opposition aux abords du Parlement s’étaient soldées par des affrontements entre manifestants et forces de l’ordre. Le décès d’un homme des suites d’un arrêt cardiaque ainsi que le tabassage médiatisé d’un autre par la police avaient poussé le pouvoir à renvoyer le projet de loi aux calendes grecques.

Sept tentatives

C’est que depuis l’indépendance de l’Ukraine, un moratoire rend impossible toute velléité de libéralisation du secteur foncier. Sa levée constitue l’un des principaux serpents de mer de la politique intérieure du pays : l’opération a été tentée sept fois depuis 1991 !

Selon la Banque Mondiale, la libéralisation de l’exploitation des plus de 40 millions d’hectares de terres noires du grenier à blé de l’Europe pourrait rapporter entre 700 millions et 1,5 milliard de dollars à l’économie ukrainienne. 

En pratique, le statu quo signifiait que la terre appartient aux petits propriétaires qui sont libres de les louer à plus gros qu’eux mais pas de la vendre à leur guise. L’Ukraine figure ainsi avec la Biélorussie, Cuba, le Congo, la Corée du Nord, le Tadjikistan et le Venezuela dans le petit groupe des États réfractaires à toute forme d’assouplissement.

Cette situation entraînait un regrettable manque à gagner pour les élites libérales, les institutions internationales et les investisseurs étrangers qui pointent la sous-exploitation de l’immense potentiel agricole ukrainien. Mais beaucoup de petits exploitants ukrainiens y voyaient une chance inestimable tant ils craignaient la latifundisation du pays par les oligarques nationaux et les géants mondiaux. Selon la Banque Mondiale, la libéralisation de l’exploitation des plus de 40 millions d’hectares de terres noires du grenier à blé de l’Europe pourrait rapporter entre 700 millions et 1,5 milliard de dollars à l’économie ukrainienne. Pas de quoi enthousiasmer la population. Selon un sondage du Centre Razoumkov réalisé début février, 69% des Ukrainiens souhaiteraient que la question soit tranchée par un referendum et 72% se prononceraient pour le maintien du moratoire. De fait, l’obstruction parlementaire systématique pratiquée par l’opposition a abouti à la présentation de plusieurs milliers d’amendements depuis l’automne. Dans ces conditions, il n’était pas dit que le projet passe, d’autant plus que le cote de popularité du pouvoir ne cesse de s’effriter. Tout ceci valait avant le début de la crise du Covid-19.

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Dix milliards du FMI si…

Car le vote des députés ukrainiens est directement lié à l’apparition du « virus chinois ». Alors que les très soviétiques infrastructures médicales du pays ne seront sans doute pas en mesure de contenir l’épidémie, le confinement généralisé de la population décidé le 11 mars promet de produire des effets dévastateurs sur une économie déjà exsangue. Pour faire face à l’apocalypse annoncée, le FMI a promis une enveloppe de dix milliards de dollars. Deux conditions ont été toutefois posées à l’Ukraine : ne pas revenir sur la nationalisation de la Privatbank de l’oligarque Ihor Kolomoïsky (réputé pour être le marionnettiste occulte du président ukrainien) et réaliser au plus vite une réforme foncière digne de ce nom. Le 29 mars, le président Volodymyr Zelensky s’est donc solennellement exprimé devant les députés ukrainiens réunis à la Rada pour les enjoindre d’obtempérer fissa afin d’éviter la banqueroute et le défaut de paiement. Dès le lendemain, ils se sont exécutés le petit doigt sur la couture du pantalon. Trois grandes étapes sont prévues afin de faire entrer en vigueur la nouvelle loi. À partir du 1er juillet 2021, seules les personnes physiques de citoyenneté ukrainienne pourront acquérir des terres agricoles dans la limite de 100 hectares. À partir du 1er janvier 2024, les personnes juridiques ukrainiennes pourront à leur tour acheter un maximum 10 000 hectares. Enfin, un referendum devra décider si les étrangers pourront ou non investir dans l’agriculture ukrainienne. Signe que les précautions élémentaires ont été prises pour rassurer les masses en colère, le législateur a dans sa grande sagesse exclut d’avance toute possibilité d’acquisition de terres par les États étrangers. Enfin, il est tenu pour dit que les propriétés de l’État et des communes ne sont pas à vendre. Ouf.

Le roi du chocolat vire de bord

Les députés des deux partis libéraux Solidarité Européenne (de l’ancien président Petro Porochenko) et « Voix » (du chanteur pop Sviatoslav Vakartchouk), représentants de l’opinion « patriote galicienne » et euromaïdaniste, n’ont pas hésité à voter en faveur du projet de loi au nom de la nécessité impérieuse de sauver l’économie ukrainienne de l’effondrement. Et ce, alors qu’ils s’y opposaient bruyamment en novembre dernier, manifestant dans les rues de Kiev aux côtés des agriculteurs et des nationalistes. Derrière la nouvelle rhétorique pragmatique de l’opposition, il est difficile de ne pas soupçonner un ralliement politique opportun aux préconisations de l’Union Européenne qui pousse depuis des mois l’Ukraine à libéraliser son marché foncier au nom des critères de convergence du Partenariat oriental. Pour l’ex-président et « roi du chocolat » Petro Porochenko, il est vital de continuer à se poser en champion de l’intégration euro-atlantique sans compromettre sa virginité patriotique. Il est d’ailleurs symptomatique que Volodymyr Zelensky ait obtenu le soutien de plusieurs médias d’opinion ouest-ukrainienne d’habitude plutôt prompts à l’attaquer comme « l’homme de la capitulation ». Dans cette affaire, ceux qui feignaient de voir dans l’ancien comique antisystème le représentant du camp de la revanche, le masque bouffon du « Parti des Régions » ou la « main du Kremlin » sont bien obligés de lui trouver des vertus inattendues dans la droite lignée de son prédécesseur. Car porté au pouvoir par une société épuisée par la guerre, revenue de ses illusions révolutionnaires et divisée par les maladresses de l’ukrainisation, Volodymyr Zelensky n’en reste pas moins pro-occidental.

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Vive le marché

La chaîne de télévision 24 Kanal, propriété de l’épouse du maire de Lviv Andri Sadovy, n’a eu de cesse de dénoncer les « populistes » provincialistes, xénophobes et autoritaires (en un mot, les Petits Russes) qui propageraient des « mythes » au sujet de la réforme foncière. En s’opposant à la mise en vente du pays, ils empêcheraient ainsi l’Ukraine d’épouser pleinement les normes libérales des « pays civilisés ». Un esprit taquin observerait que l’Ukraine de l’Ouest est sans doute le seul endroit au monde où le patriotisme consiste actuellement à défendre la loi du marché libre et non faussé, la société ouverte et la mondialisation heureuse. Ironie de l’histoire, l’Occident fantasmé par l’élite ukrainienne est en train de redécouvrir douloureusement les nécessités vertueuses de l’autonomie, du localisme et du protectionnisme.

Non aux Russes !

En guise de vaseline, les partisans de la réforme foncière répètent à qui veut l’entendre que la vente de terres agricoles restera strictement interdite aux citoyens du « pays-agresseur », aux résidents des « territoires temporairement occupés » ainsi qu’aux étrangers établis dans une bande de 50 kilomètres à compter de la frontière. Gloire à l’Ukraine quand même !

Seule véritable réfractaire au changement, le dinosaure politique Ioulia Timochenko a énergiquement accusé un pouvoir de « voleurs » de travailler pour le compte des « spéculateurs internationaux » et de « profiter du confinement » pour vendre la terre des Ukrainiens. Quant au président du parti nationaliste Svoboda Oleh Tyahnybok, il a dénoncé sur Facebook la nouvelle loi « criminelle » en ces termes : « Jusqu’à hier, l’Ukraine avait 44 ennemis à la Rada (Ndlr : les députés pro-russes). À partir d’aujourd’hui, elle en a 259 de plus ». En Ukraine, il n’est pas toujours facile de distinguer l’ami de l’ennemi.



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