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Sigisbée m’était conté…


Sigisbée m’était conté…

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Daoud Boughezala. En quelques mots, comment définiriez-vous le « sigisbée » auquel vous avez consacré tout un essai ?

Roberto Bizzocchi[1. Professeur au département d’histoire de l’université de Pise, Roberto Bizzocchi a publié Les Sisgisbées. Comment l’Italie inventa le mariage à trois, Alama, 2016.]. Le sigisbée est le chevalier servant, c’est-à-dire l’homme qui accompagne en société une femme qui n’est pas son épouse. Étymologiquement, le mot dérive probablement d’une onomatopée, inspirée par l’habitude des sigisbées de susurrer des petits mots doux à l’oreille de leurs dames (« chi, chi, chi » – en italien sigisbée se dit cicisbeo).
Cette coutume s’est surtout diffusée parmi la noblesse italienne au XVIIIe siècle, mais également dans d’autres pays catholiques comme l’Espagne et l’Autriche. À l’époque, la morale protestante n’admettait pas la complicité entre une femme mariée et un homme.

Pourquoi les maris italiens, eux, y consentaient-ils ?

Au XVIIIe siècle, le mariage est quelque chose de trop sérieux pour l’abandonner à l’amour ![access capability= »lire_inedits »] C’est une union de raison et d’intérêt enchevêtrés dans un tissu de relations économiques, sociales et politiques. Le mari noble n’est pas amoureux de sa femme au sens moderne du terme. Il accomplit son devoir conjugal, parfois avec plaisir, en lui faisant des fils pour prolonger la lignée, mais il ne passe pas sa vie à ses côtés. L’époux se consacre à des tâches plus importantes : gérer les biens de sa famille, les alliances politiques, participer à la vie de la cité, etc. C’est pourquoi il n’a pas le temps d’aller dans le monde avec sa femme. Une dame noble ne pouvant sortir de chez elle toute seule, le réseau familial décidait du choix d’un chevalier servant.

J’en déduis que la femme italienne était moins libre à la veille du XVIIIe siècle qu’au Moyen Âge qui l’a « élevée au rang d’une reine », d’après l’historienne Régine Pernoud…

La Contre-Réforme a enfermé les femmes. Tout particulièrement en Italie où la lutte entre l’Église catholique et la réforme protestante s’est conclue très rapidement par la victoire de la première. Ainsi la Contre-Réforme a-t-elle pris un tour très moralisateur et imposé un double standard : aux hommes, une relative liberté, aux femmes l’enfermement. Puis, sous l’influence des Lumières, la galanterie française s’est exportée en Italie, où les femmes nobles aspiraient à avoir une vie sociale, à aller au théâtre, dans les salons… Dans un contexte d’adoucissement des mœurs, le sigisbéisme apparaît comme un compromis entre la sévérité des règles du mariage et l’entrée des femmes dans la vie mondaine. Il n’est pas anodin que le chef-d’œuvre poétique de la littérature italienne du XVIIIe siècle, La Journée de Giuseppe Parini, soit une satire du sigisbéisme.

Vaste sujet littéraire ! Autant poser la question que tout le monde se pose : les maris italiens étaient-ils cocus mais contents ?

En principe, le sigisbéisme n’est pas un adultère ! Les chefs de famille choisissent de préférence des jeunes hommes qu’ils disent « tranquilles », et pas des coureurs de jupon. Il arrive que des maris soient contents mais aucunement cocus, comme cet ambassadeur de Venise en Espagne, qui a laissé au pays sa femme criblée de dettes de jeu mais flanquée d’un sigisbée plus âgé. Par son entregent et ses réseaux nobiliaires, ce dernier parvient à échelonner la dette du mari, allégeant la contrainte qui pèse sur le couple. Mais une réalité aussi complexe n’empêche pas les caricatures. Le voyageur anglais Samuel Sharp s’est ainsi permis d’écrire que toutes les femmes italiennes faisaient l’amour avec leur sigisbée. Toutes. Ce à quoi l’écrivain italien Baretti a répondu : « Aucune ! » La vérité est sans doute entre les deux. On a construit une légende noire de l’Italie comme pays moralement corrompu alors que les voyageurs étrangers, notamment français, étaient frappés par le côté institutionnel du sigisbéisme.

L’Histoire est assez injuste, puisque l’Italie a conservé une image de libertinage alors que la France n’avait rien à lui envier…

Les libertins français s’agacent d’ailleurs de ce point de vue. Quand Sade, Montesquieu ou le chevalier de Brosses arrivent en Italie, ils écrivent tous : « C’est vraiment quelque chose d’ennuyeux, il est impossible de faire la cour aux femmes, non pas à cause de la jalousie des maris mais parce qu’il y a toujours auprès d’elles un jeune homme, qui empêche de faire son jeu avec la femme. » La France du xviiie siècle connaît trop de libertés pour accepter un système aussi réglementé.

Concédez que les étrangers avaient de quoi s’étonner : à Lucques, près de Pise, une dame comme Luisa Palma Mansi disposait de trois sigisbées, d’un mari aimant et… de la protection de l’Église. Comment était-ce possible ?

Durant tout le XVIIIe siècle, les moralistes catholiques ont écrit des traités de théologie sur le sigisbéisme que l’Église considérait comme un scandale, mais dont elle s’est peu ou prou accommodée. Le simple fait que cette coutume ait perduré un siècle entier montre que la noblesse et l’Église ont trouvé un compromis sur le sujet. D’après les traces écrites dont on dispose, la plupart des prêtres en confession ont traité cette question délicate en incitant les femmes mariées à respecter certaines règles sous réserve desquelles ce n’était pas forcément un péché mortel de se faire accompagner par un sigisbée. Il a même existé des hommes d’Église sigisbées ! Des petits abbés issus d’ordres mineurs vivant en société formaient de parfaits jeunes hommes célibataires disponibles pour le sigisbéisme.

Justement, vous liez la fonction de chevalier servant au principe de la primogéniture, qui réservait l’héritage au fils aîné. La condition de sigisbée était-elle le lot de consolation des cadets ?

Les sigisbées sont souvent les puînés des familles nobles. Il s’agit de jeunes mâles sans aucune possibilité de se marier, voués au célibat toute leur vie. Qu’ils soient clercs, militaires, diplomates ou hauts fonctionnaires, ils auront peut-être cent mille amantes, mais pas d’épouse. Les familles nobles ont tellement peur que leurs enfants puînés tombent amoureux d’une actrice ou d’une danseuse et dilapident leur patrimoine qu’elles ne marient que les aînés. Placer les cadets en compagnie de femmes mariées représentait une espèce d’éducation sentimentale. On le voit bien dans plusieurs pièces de théâtre de Goldoni qui montrent le lien « sigisbéique » comme une forme d’amitié plus ou moins affectueuse entre un jeune homme et une femme.

Sans ironiser sur la nature de cette « affection », étant donné l’obsession des seigneurs italiens pour la généalogie on peut s’étonner de l’essor du sigisbéisme. Ce dernier a-t-il fini par s’effondrer à force d’alimenter les soupçons d’adultères et de naissances extraconjugales ?

Non. La mentalité nobiliaire du xviiie siècle italien est un peu contradictoire. D’un côté, la noblesse cultive une obsession fanatique pour la culture généalogique : si le problème est la pureté du sang noble, il faut que ce « sang pur » passe d’une génération à l’autre sans problème. De l’autre, pour conserver leur prestige et leur richesse, des familles aristocratiques veillent à ne pas diviser leur patrimoine et ne marient qu’un seul de leurs enfants. Au bout de quelques générations, le risque d’extinction de la famille devient énorme. C’est pourquoi la noblesse italienne a fortement recours à l’adoption.

Mais je vous citerai la mise au point qu’un noble italien faisait à un voyageur français inquiet du risque de naissance de fils illégitimes engendrés par les sigisbées : « Écoutez, si je peux adopter un jeune homme qui est le fils d’un de mes cousins de deuxième degré, est-ce si grave de laisser mon patrimoine au fils de mon épouse et d’un de mes cousins qui est son chevalier servant ? » Cette vision des choses peut paraître assez voltairienne. Il faut dire que le XVIIIe siècle est avant tout le siècle de Voltaire. C’est le XIXe qui sera celui de Rousseau…

… que vous désignez comme le fossoyeur du sigisbéisme et de l’amour galant. Ne surestimez-vous pas l’influence du Genevois ?

La conception rousseauiste de l’amour absolu s’est diffusée en Europe avec Julie ou la Nouvelle Héloïse. L’énorme succès que ce livre a rencontré dans la seconde moitié du xviiie siècle a contribué à faire évoluer les mentalités. Prenons l’exemple de Pietro Verri, chef du parti des Lumières à Milan, sigisbée dans sa quarantième année. Dans la dernière partie de sa vie, ce galant homme épouse une femme plus jeune que lui et décrit ainsi son mariage : « Assez de galanterie, je vais commencer à mener une vie de couple avec mon épouse. On s’aime, on ne veut pas de tiers, pas de chevalier servant, je l’accompagne aux promenades ou le soir au théâtre. »

On peut aussi expliquer la fin du sigisbéisme dans la dernière partie du xviiie siècle par l’occupation française de l’Italie. Le vice-roi d’Italie – et fils adoptif de Napoléon – Eugène de Beauharnais, a proscrit cette pratique à sa cour et imposé que les femmes soient uniquement accompagnées de leurs maris !

Si le déclin du sigisbéisme a commencé avant l’arrivée des Français, la politique moralisatrice napoléonienne a marqué un virage d’autant plus important que la France était jusque-là considérée comme le pays de la galanterie. Or la Révolution française a entraîné une rupture avec l’amour galant, imposant une morale spartiate : en lieu et place des petites dames légères se prêtant au jeu de la séduction, des matrones, des femmes fidèles et des hommes virils. Lorsque les officiers de la Révolution arrivent en Italie sous le commandement de Napoléon, ils font la cour aux femmes, mais se situent totalement en dehors du sigisbéisme, dans le monde de l’adultère. C’est déjà entrer dans le XIXe siècle que d’envisager la possibilité de la trahison masculine ou féminine dans un modèle de couple à deux personnes, et non plus trois.

L’égalité révolutionnaire ayant sonné le glas de la galanterie, faut-il en conclure avec David Hume que la courtoisie s’appuie sur l’acceptation de l’inégalité entre les sexes ?

La galanterie de l’âge classique forme en effet une inégalité. Mary Wollstonecraft, la plus grande femme écrivain de la fin du XVIIIe siècle, auteur de Défense des droits de la femme, n’en doutait pas. D’après cette femme très intelligente qui a vécu à Paris et assisté à la Révolution avant de revenir en Angleterre, le modèle patriarcal de la Contre-Réforme et le modèle révolutionnaire étaient tous deux inégalitaires. On comprend son aversion pour la Contre-Réforme qui permettait aux hommes de vivre en société, d’étudier et de travailler à loisir tandis que les femmes restaient recluses dans leur foyer. Mais Wollstonecraft adresse le même reproche à Rousseau. Dans son livre Émile ou De l’éducation, l’éducation d’Émile s’avère différente de celle de Sophie. Émile doit devenir un chef de famille, étudie les mathématiques et le latin, se voue à la politique et constitue l’élément actif tandis que la jeune fille se cantonne au plaisir.

Malgré toute l’admiration que je porte à Rousseau, j’ai l’impression que son idéal de l’amour absolu a produit des Mme Bovary en série…

La décision de fonder un mariage sur l’amour en proposant une vie entière de couple à deux est quelque chose de très beau, mais de très difficile à réaliser. Ce n’est pas un hasard si l’adultère représente l’un des grands thèmes du roman du XIXe siècle. Remarquez que les héroïnes adultères finissent presque toujours par décéder brutalement. Emma Bovary et Anna Karénine meurent après s’être rendues coupables d’infidélité. Dès lors que le mariage devient une affaire sentimentale, la moindre trahison est tragique ![/access]



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