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(Re)voir aujourd’hui «Seul contre tous»?

Retour sur l’électrochoc du cinéma français de la fin des années 90


(Re)voir aujourd’hui «Seul contre tous»?
Philippe Nahon dans "Seul contre tous" de Gaspar Noé (1998) © RONALDGRANT/MARY EVANS/SIPA Numéro de reportage : 51417659_000004

Un film à (re)découvrir urgemment… mais à ne pas placer devant toutes les mirettes!


Gaspar Noé, l’enfant terrible du cinéma de genre français fut l’un des invités d’honneur du Paris International Fantastic Film Festival (PIFFF), qui fêtait cette année son dixième anniversaire avec une programmation hors-norme. L’occasion d’une projection spéciale de son film culte, le très politique et sans concession « Seul contre tous », dans une magnifique copie personnelle apportée spécialement pour l’événement par le réalisateur franco-argentin de 57 ans, coutumier des déambulations cannoises et des œuvres-coups de poing : « Irréversible », « Enter the Void », « Love », « Lux Aeterna »

Toujours est-il que 22 ans après sa première sortie en salles, l’onde de choc de « Seul contre tous » reste d’une violence inouïe et remue plus que jamais les entrailles de cette « France profonde », entrant du coup étrangement en résonance avec le contexte socio-politique actuel…

Jamais sans ma fille !

Attention film ovniesque et rejeton mal élevé du cinéma français qui remporta le Prix de la Semaine de la Critique ainsi que le Prix très Spécial lors du 51e Festival de Cannes en mai 1998. « A chaque vision, le film me donne la patate pour au moins trois semaines » (Jean-Pierre Jeunet) ; « Un vibrant plaidoyer pour l’inceste qui ne saurait laisser indifférent » (Christophe Gans) ; « Abjectement sublime » (Albert Dupontel) ; « Aussi fort que du Céline » (Marc Caro) ; « Un superbe fist-fucking cinématographique » (André Bonzel)…

Pourrait-on aujourd’hui réaliser, financer, distribuer et diffuser un tel film ? On serait tentés de répondre immédiatement par la négative tant le déluge de propos politiquement incorrects éructés ad nauseam, en voix-off et en monologue intérieur par l’anti-héros du film est vertigineux. Sans parler de quelques scènes hyper transgressives et très graphiques (les spectateurs s’en souviennent encore…) qui susciteraient immédiatement un immense scandale avec manifestations, menaces de censure, boycotts, représailles et autres types d’actions en meutes pilotées par nos lobbys catégoriels préférés ! La star du film, c’est « Lui », un boucher chevalin de 50 ans, sans nom défini et magnifiquement incarné par le regretté Philippe Nahon, figure du cinéma bis hexagonal, qui trouvait là le rôle de sa vie avec une stature physique et un jeu animal et sensitif à la Gabin.

Ouvertement raciste, xénophobe, germanophobe, homophobe, misogyne… et, last but not least, père incestueux, il coche pourtant toutes les cases de l’infamie morale/ juridique/politique/sociétale. Comment en est-on arrivé là ? C’est bien entendu le levier le plus intéressant d’un métrage explicitement provocateur et outrancier mais pas forcément auto-satisfait et complaisant. Autrefois propriétaire d’une boucherie chevaline à Pantin, en banlieue parisienne, il a tout perdu pour avoir planté un « ouvrier arabe » qu’il a cru à tort responsable d’un prétendu viol commis sur sa jeune fille Cynthia, handicapée mentale (impressionnante Blandine Lenoir dans ce rôle sans parole). Le ton est donné ! On le retrouve quelques mois plus tard en 1980. Sorti de prison mais sans le sou, il est amené à vivre au crochet d’une plantureuse patronne de bar au look très germanique (formidable Frankye Pain) qu’il vient en plus d’engrosser. Décidé coûte que coûte à ne pas garder l’enfant et à repartir de zéro afin de vivre une « histoire spéciale » avec sa propre fille, le « seul amour de sa vie », il sait que tous les moyens lui seront « moralement justes » pour y parvenir ! Ce qui le conduit à une longue errance, avant tout méditative, à travers une effroyable nuit glauquissime faite de rancœurs, humiliations, frustrations, violences et haines en tout genre, débouchant in fine sur un étrange et improbable halo de lumière…

Une France déclassée et clochardisée

Le génie de ce premier film professionnel, entrepris en fait dès 1991 (à l’âge de 28 ans !) à travers son moyen-métrage « Carne », dont il prolonge puissamment ici la trame narrative et les lignes de force, est de suivre la lente dérive vers les abysses de la folie de ce boucher « français moyen » à travers ses allers-retours entre banlieues parisienne et lilloise, agrémentés (si l’on peut dire) des rencontres fortuites réalisées au cours de son parcours erratique. L’occasion surtout de scruter au plus près cette France blafarde et « rance » (ce terme, anagramme de « Carne » devait initialement figurer le titre du film !), une France périphérique des marges, des exclus, des frustrés, des oubliés et finalement des vaincus de l’ordre économique libéral et bourgeois sans-frontièriste du début des années 80.

Reprenons le pitch. Suite à la condamnation pénale de notre boucher, son affaire a été reprise par des « arabes » et lorsqu’il sort de tôle, il ne reconnait plus son pays et se sent pour la première fois « comme étranger chez lui ». Il va surtout expérimenter la profonde crise économique et sociale, post chocs pétroliers que traverse alors l’Hexagone. « Pauvre France, toute la misère du monde s’abat dessus. Plus d’usine, plus de travail, rien que des ruines et des chômeurs. »  

Et lorsqu’un de ses anciens clients, un Directeur d’abattoir, symbole du bourgeois parvenu, de surcroît bisexuel, lui refuse un emploi d’équarisseur en raison de son casier judiciaire, notre boucher voit rouge et se radicalise encore plus, donnant libre cours à un succulent monologue : « Pourquoi y-a-t-il toujours autant de pédales chez les bourgeois ? C’est sans doute dû à l’absence d’efforts physiques ! Leurs gènes deviennent mous et dégénérés. Plus ils ont l’air bien cravatés et plus ils sont crétins ! Elle est bien gouvernée la France ! ».    

Noé prend toutefois soin de renvoyer dos-à-dos les deux extrêmes politiques puisqu’il nous dépeint avec force détails la misère urbaine, sociale, populaire de ces banlieues rouges, à Paris ou à Lille, signifiant ainsi la faillite du communisme municipal tout en brocardant également cette prétendue « France raciste et néo-pétainiste ».

« A aucun moment, je n’ai voulu dresser le portrait d’un fasciste ! plaide Noé. C’est juste le portait d’un homme qui a perdu sa boutique et qui bascule dans l’aigreur, dans la haine de l’autre. Le désespoir d’un mec de 50 piges dans la dèche, en pleine crise alimentaire, personnelle, qui n’arrive même pas à s’acheter un bifteck. Pour moi, ça ne va pas plus loin. »

Quelles ont été alors les influences directes de Noé ? « Je suis arrivé en France à Paris à l’âge de 13 ans [ses parents ont fui la dictature militaire argentine en 1976- NDLR] et j’ai eu plaisir à découvrir en vente libre des BD érotiques, des magazines pornos avec des filles à poil, des journaux libertaires comme Hara-Kiri puis un jour à la TV je découvre stupéfait le film Dupont-Lajoie d’Yves Boisset montrant une France dure, radicale, raciste, détestant les Arabes et cela a été un vrai choc pour moi. J’ai ensuite pensé à Philippe Nahon pour sa carrure à la Le Pen que l’on voyait alors affiché partout sur les murs de France dans les années 80 avec plusieurs slogans tapageurs du Front national. »

Alors, tous pourris ? Pas tout à fait puisque seul Robespierre représente la figure révolutionnaire du Sauveur aux yeux du boucher : « Ce sont des types comme Robespierre qui feraient du bien à la France. Le problème c’est qu’aujourd’hui, les gens sont trop aidés pour faire la Révolution. Tout ce qu’il reste, ce sont des vengeances à titre personnel comme la mienne ! »

Et si finalement l’essentiel n’était pas ailleurs ? Loin de la dimension socio-politique, ne s’agit-il pas plutôt d’un grand film romantique sur le passage destructeur du temps, dont la corrosion détruit tout, les êtres, les chairs, les mémoires, les souvenirs, sauf l’amour éternel filial ?       

En DVD chez Studio Canal.

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