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Sauve qui peut (les mots)


Certains jours, je me dis qu’il y a des mots sans défense qu’il faudrait protéger quand on les liquide en douce, et d’autres dont il faudrait laver l’honneur quand on en ternit le sens. Qui, « on » ? Les journalistes, bien sûr. De la radio, de la tévé, ceux qui griffonnent dans les gazettes.

Tous ces gens tellement chatouilleux sur leur déontologie parlent et écrivent sans le souci de la précision élémentaire. Ecoutez-les, lisez-les. Des professionnels du vague, de l’approximation, du cliché, du raccourci. Rien de plus logique : quand on fait métier d’informer le peuple, on s’exprime comme le peuple. Non pas le peuple dont une certaine littérature, de Céline à Alphonse Boudard en passant par Jean Meckert, a fait un sujet poétique ou romanesque. Mais le peuple réel, c’est-à-dire ces foules de types et de bonnes femmes qui s’engouent pour les messes planétaires du football, la Fête de la musique, la réussite ou la déchéance des traders, la grossesse d’une starlette, le spectacle de milliers de cadavres gisant au sol après un raz-de-marée, l’éruption d’un volcan, une guerre néocoloniale, que sais-je encore − bref, ce peuple qui se goinfre des « infos » ou de l’« actu » en continu jusqu’à atteindre l’obésité mentale et dont le langage se réduit à un lexique de sportif professionnel ou de commercial.[access capability= »lire_inedits »]

Public ou populaire ?

Reste à savoir si nous savons encore faire la distinction entre les termes « populaire » et « public ». « Public » est un mot en sursis. C’était jadis un adjectif utilisé pour qualifier la volonté politique d’administrer, au sein d’une nation, l’instruction, la santé, les transports, le courrier, le crédit et l’énergie. Les services publics n’étaient pas et ne sont pas des services populaires. Ils évoquent une forme de souveraineté confiée aux citoyens les plus éclairés d’un Etat − lesquels ne se soucient pas de plaire au peuple mais prioritairement, et quitte a être impopulaires, d’œuvrer pour l’intérêt général. A l’inverse, quand les démagogues s’attaquent aux pouvoirs ou aux services publics, ils le font au nom d’aspirations populaires.

Que demande le peuple ? La baisse des impôts. La chasse aux Roms. La réduction du nombre de fonctionnaires. Un jour, qui sait, le rétablissement de la peine de mort pour les pédophiles et les tueurs de policiers. Et qu’on ne vienne pas nous objecter que les populistes seraient les faux amis du peuple − victime quant à lui, selon ses vrais amis, de je ne sais quel « mensonge social ». La vérité est que le peuple fait ami-ami avec n’importe quel parti qu’il laisse parler en son nom pour peu qu’il trouve à traduire son mécontentement du moment – mécontentement faisant toujours suite à un enthousiasme imbécile. Quant au « mensonge social », Georges Darien, l’aristocrate de l’anarchie, dans Le Voleur, en avait dit l’essentiel : « Ses soi-disant victimes savent très bien à quoi s’en tenir et ne l’acceptent comme vérité que par couardise ou intérêt. »

Et puis, quoi ! Le mot « populaire » est laid. Le prononce-t-on en ma présence que se lève en moi l’idée peu ragoûtante d’un vil potage.

Où sont les philosophes ?

« Philosophe » : voilà un autre mot sali par la novlangue des medias. Il n’y eut jamais qu’un seul philosophe, qui n’était ni professeur, ni chercheur, ni auteur de livres : Socrate. Or, qu’est-ce qu’un philosophe pour le peuple ? Un intellectuel qui occupe deux emplois à mi-temps, l’un consacré à enseigner et à publier, l’autre étant réservé au journal et aux débats télévisés afin d’alerter l’opinion sur une cause morale à défendre, un engagement politique à suivre ou la meilleure manière de vivre une vie d’homme, intérieure et citoyenne. Un communicant en idéologie pour une classe moyenne pauvrement lettrée. Qu’on lise Platon et Xénophon relatant le procès de Socrate – condamné à mort, je le rappelle, non par un régime tyrannique, mais par une démocratie.

Imagine-t-on cet homme s’adresser au peuple sinon pour le bafouer ? D’aucuns, parmi ceux qui lisent ces lignes, se rappellent peut-être la séquence de ce film, Palombella Rossa, où l’on voit Nanni Moretti, hors de lui, gifler une petite journaliste inculte qui lui pose des questions farcies de mots passe-partout et de poncifs branchés : « Mais d’où sortez-vous ces expressions ? Mais comment parlez-vous ? Comment parlez-vous ? Les mots sont importants ! Les mots sont importants ! », lui rappelle-t-il en hurlant sa douleur.

Ah ! Claquer le beignet à un Fogiel, à un Ruquier, à une Ariane Massenet ! Quel amoureux de la langue réagirait autrement ? A moins que le découragement l’accable et qu’il se résigne à l’idée que Dieu n’a donné le Verbe aux humains que pour les jeter dans le malentendu et la confusion, et que les professionnels du verbiage ayant pris le pouvoir, Sa volonté est faite.[/access]

Juillet-août 2011 . N°37 38

Article extrait du Magazine Causeur



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