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Samaritaine, au bonheur des parisiens


Samaritaine, au bonheur des parisiens
Crédit photo : Delius/Leemage

Créée il y a un siècle et demi, la Samaritaine, désormais reconfigurée par LVMH, ne sera plus jamais ce qu’elle a été : un grand magasin populaire cher aux Parisiens. On trouve tout à la Samar, y compris l’histoire d’une capitale…


Tout commence en 1881 grâce à l’amitié entre Émile Zola et Frantz Jourdain. Le premier, journaliste et auteur de romans, est âgé de 41 ans. Le second, 34 ans, est auteur et critique, mais il exerce en plus le métier d’architecte. Une passion commune pour l’art et une sensibilité naturaliste rapprochent les deux hommes.

Zola envisage d’écrire un roman consacré à l’univers des grands magasins. Chez lui, la préparation d’un texte est une affaire extrêmement méticuleuse. Il s’adresse à Jourdain pour comprendre très précisément en quoi consiste ce genre de bâtiment. Le jeune architecte n’a construit que de petits ouvrages, mais il prend la demande de son ami très au sérieux. Il imagine le grand magasin idéal dans ses moindres détails en se nourrissant de l’expérience de ceux existant déjà. Finalement, dans Au bonheur des dames, Zola ne retiendra pas toutes les idées de Jourdain. Celui-ci est en avance sur son temps et Zola préfère coller à la réalité. Cependant, à ce stade, Jourdain a finalisé un projet de grand magasin plus beau et plus fonctionnel que tous les autres. Il ne reste qu’à trouver le commanditaire.

Une génération de professionnels aux idées nouvelles

Il se trouve que Jourdain s’occupe de l’entretien d’un immeuble vers le pont Neuf. En sortant, un jour, il croise un certain Ernest Cognacq. Il s’agit d’un ancien vendeur ambulant ayant exercé sur le pont Neuf et surnommé le « Napoléon du déballage ». Son « parapluie » se situait à côté d’une pompe à l’effigie de la Samaritaine (figure de l’Évangile de Jean). Il a créé en 1870 une boutique à proximité, qu’il a baptisée de ce nom. C’est un type travailleur. Sa devise est « Per laborem » et ses employés l’appellent « le père Laborem ». Sa femme, Marie-Louise Jay, ex-chef de rayon au Bon Marché, l’aide, le finance et le conseille. Les époux connaissent le succès. Du coup, ils ambitionnent de créer un véritable grand magasin et prévoient pour cela une vaste extension de leurs locaux. Jourdain est l’homme de la situation.

Frantz Jourdain fait partie d’une génération d’architectes qui a des idées « nouvelles ». À ses yeux, les constructions bourgeoises de Paris manquent de fantaisie, soucieuses qu’elles sont de donner trop exclusivement l’image de l’ordre et de la richesse. De plus, une réglementation archaïque interdit les auvents et surplombs, contrairement à ce qui se fait dans les autres villes d’Europe. Enfin, l’haussmannisation de la capitale impose des standards contraignants. Viollet-le-Duc (1814-1879) s’est souvent insurgé contre ce conformisme. Cependant, ce dernier, à force d’étudier les motifs anciens, notamment de la période gothique, instille dans l’esprit de ses jeunes confrères un goût plus délié, plus inventif, désireux de courbes, d’arabesques, de lyrisme, d’envolées. L’influence de l’Anglais William Morris (1834-1896) va dans le même sens. Dans ce contexte, Frantz Jourdain devient l’une des figures de proue de ce qu’on appelle bientôt l’Art nouveau.

Regardant de haut un nouveau venu nommé Jacques Chirac, Olivier Guichard, baron du gaullisme, aurait dit de lui : « Il s’habille à la Samaritaine. »

Se référant peut-être au cossu Printemps ou au Bon Marché préexistants, Jourdain dit : « Ma bâtisse n’est pas une matrone austère, c’est une petite dame un peu folle qui fait aux passants : Psst ! venez donc ! » Son édifice comporte des coupoles, des marquises (auvents vitrés) et tout un décor qui en fait une merveille de l’Art nouveau. Le succès est immense.

Après la Première Guerre mondiale, la réussite commerciale se poursuit. Une nouvelle extension est envisagée en remplacement d’un îlot d’immeubles vétustes séparant les bâtiments existants des quais de la Seine. Les autorités de la ville en acceptent le principe, mais posent des conditions. D’abord, le projet doit être confié non à Frantz Jourdain lui-même, mais à un jeune architecte de son cabinet, un dénommé Henri Sauvage. Ensuite, les édiles exigent que soient abattues la façade principale et les coupoles de Frantz Jourdain, désormais jugées insuffisamment classiques. Les ornements Art nouveau restants seront en outre ripolinés en beige pour imiter la pierre. Les décors tels que les marquises seront déposés. L’un des plus beaux ensembles Art nouveau de Paris est ainsi irréversiblement massacré, du vivant de son créateur, à peine plus de cinquante ans après avoir été construit.

L’époque de l’émergence de l’Art nouveau

Pour comprendre cette catastrophe, il faut prendre la mesure du changement de goût intervenu. L’Art déco succède, en effet, après la Première Guerre mondiale, à l’Art nouveau. Certes, dans les pays moins touchés par le conflit, la discontinuité entre ces deux styles s’estompe. Cependant, partout s’affirme l’attrait pour une sorte de néoclassicisme, soucieux de raison et de monumentalité. On ne recule pas devant un style parfois froid, pesant, terne, voire un peu inquiétant. Le palais de Chaillot illustre à l’état pur cette évolution. En effet, à l’occasion de la préparation de l’exposition universelle de 1937, cet édifice remplace le palais du Trocadéro qu’on détruit, car il est jugé trop fantaisiste, trop exotique. Les photos montrent à quel point le nouveau bâtiment est d’un style comparable au pavillon de l’Allemagne nazie et à celui de l’Union soviétique, implantés pour l’occasion juste à côté. Certaines des sculptures, toujours visibles, représentent même d’étranges super-héros musclés apparentés au goût des régimes totalitaires. On sait d’ailleurs qu’Hitler, lors de sa visite éclair à Paris trois ans plus tard, en 1940, appréciera beaucoup le palais de Chaillot. L’attrait de l’ordre et le mépris de la fantaisie sont donc dans l’air du temps.

Cette espèce de brutalisation de l’architecture est cependant tempérée par la permanence d’un goût pour la décoration qui donne son nom à l’Art déco. Le décor certes beaucoup moins abondant et déjanté qu’avec l’Art nouveau. Il procède surtout d’une tendance générale à la géométrisation dont le cubisme est l’une des composantes. On perd cette virtuosité qu’a eue l’Art nouveau à représenter des corps et des végétaux extraordinairement bien compris. L’art s’éloigne du monde réel. Il s’autonomise. Cependant, les décors sont plaisants et parfois même brillants. Ils évoquent notamment la joie de vivre des Années folles.

Le bâtiment de Sauvage puise dans ces deux tendances. Il revêt d’abord une monumentalité massive qui est au goût du jour. C’est dans ce sens que les autorités poussent de toutes leurs forces, croyant incarner le bon goût classique. En outre, elles interviennent pour réduire encore la part de la fantaisie. Une commission demande de retirer des mosaïques prévues. Un ministre fait supprimer toutes les couleurs envisagées. On exige de la pierre, matériau jugé plus honorable que les ossatures en métal perçues comme prolétariennes. Cependant, la présence de décors maintenus dans les hauts niveaux et les larges verrières en forme de bow-window donnent à la façade un visage quand même plaisant. En fin de compte, les Parisiens adoptent l’immeuble de Sauvage qui incarne désormais à leurs yeux la Samaritaine.

La Samaritaine est plus qu’un bâtiment

La Samaritaine s’avère un patrimoine d’autant plus précieux que beaucoup d’autres bâtiments Art nouveau et Art déco sont détruits sans états d’âme jusque dans les années 1970. Quand on va à Barcelone, à Prague, à Vienne, à Budapest, à Riga, partout on s’émerveille des fastes de ces mouvements. À Paris, bizarrement, l’héritage est nettement plus clairsemé. Un grand nombre d’hôtels particuliers, de magasins, de bâtiments publics, sans parler des nombreux bordels, sont éliminés comme choses dépassées. Le plus étonnant est que, dès la Belle Époque, on prend l’habitude de détruire à tour de bras. C’est le cas notamment lors des expositions universelles. Les architectes et artistes de tous ordres se surpassent pour produire des merveilles qui sont pour la plupart abattues aussitôt le grand rendez-vous terminé. L’Art déco, quant à lui, est mis à contribution pour affirmer le prestige de la France dans des lieux dont l’avenir est hypothéqué comme, par exemple, les métropoles de l’empire colonial ou encore les paquebots. Au final, un gigantesque gâchis prive en grande partie Paris d’un héritage qui aurait pu être beaucoup plus diversifié, laissant à la capitale son visage principalement haussmannien.

La Samaritaine n’est pas seulement un bâtiment. C’est aussi un grand magasin qui, à son apogée, est le numéro un en France. Dans l’entre-deux-guerres, il fait travailler 20 000 personnes. Son slogan le plus fameux est : « On trouve tout à la Samaritaine. » Faisant une part à l’élégance parisienne, l’entreprise vise surtout une clientèle populaire. On se souvient de la phrase prêtée à Olivier Guichard, baron du gaullisme. Regardant de haut un nouveau venu nommé Jacques Chirac, il aurait dit de lui : « Il s’habille à la Samaritaine. » La vocation populaire de l’enseigne imprègne nombre de choix : accès libre à la fameuse terrasse qui offre une des plus belles vues sur Paris, restaurant bon marché, programmes sociaux pour les employés, salles de sport, pouponnière, sans parler des multiples œuvres de la fondation Cognacq-Jay. La Samaritaine devient un lieu familier auquel se sont attachés de nombreux Parisiens.

Malheureusement, après une première phase prospère dans l’après-guerre, le déclin s’amorce inéluctablement dans les années 1970 et 1980. La baisse d’activité est due pour bonne part à la perte de clientèle résultant du transfert des halles voisines à Rungis et à la concurrence du centre commercial créé dans l’espace libéré. Le grand magasin, devenu déficitaire, est cédé au groupe LVMH en 2001. En 2005, une fermeture provisoire est décidée, pour mettre les lieux en conformité avec les normes incendie. Cependant, l’arrêt d’activité se prolonge. Il est assorti d’un plan social et débouche sur un projet de reconfiguration complet du site.

La nouvelle Samaritaine, futur antre du shopping

En effet, dans cette rénovation, seul le nom « Samaritaine », toujours apposé en gros sur les façades, restera inchangé. Un premier tiers de la surface sera, en effet, affecté à un hôtel d’hyper luxe, avec vue sur Seine, dans l’immeuble d’Henri Sauvage. Un deuxième tiers sera proposé sous forme de bureaux, également haut de gamme. Un troisième tiers sera réservé aux commerces, principalement dans la verrière Art nouveau de Frantz Jourdain adossée à l’hôtel selon le modèle des boutique-hôtels. On ne sait pas explicitement s’il s’agira d’un grand magasin de taille réduite ou, plus vraisemblablement, d’une sorte de galerie marchande à enseignes multiples. En tout cas, on sera invité à y « faire une expérience de shopping unique dans Paris ». Autant dire que la nouvelle Samaritaine sera tout sauf populaire. Cependant, il faut, à la façon de César dans la trilogie de Pagnol, ajouter un quatrième tiers. Celui-là, répondant à la demande de la Mairie de Paris, est nettement plus petit. Il s’agit de logements sociaux ainsi que d’une crèche de quartier. Bref, la nouvelle Samaritaine ne ressemblera en rien au grand magasin populaire cher au cœur des Parisiens.

Un point important du projet réside dans la construction d’un nouveau bâtiment sur la rue de Rivoli. La façade envisagée est entièrement transparente et ondulée, si bien que ses détracteurs l’appellent par anticipation le « rideau de douche ». Le nouvel édifice sera constitué de plateaux de bureaux, à l’exception du rez-de-chaussée et du premier étage. La vue qui s’offrira aux passants de la rue de Rivoli sera donc le spectacle un peu morne des open spaces et autres « offices ». On ne peut nier que cette esthétique hyper contemporaine tranche par rapport à l’environnement haussmannien. C’est d’ailleurs probablement l’objectif. Sur un plan strictement commercial, il est sans doute souhaitable pour le groupe LVMH que la future Samaritaine soit remarquée et que ce bâtiment fonctionne comme un signal visuel puissant, un flagship. La destruction accélérée des immeubles haussmanniens et l’engagement du nouveau projet déclenchent cependant en 2013 une énorme polémique.

La rue de Rivoli est, en effet, l’un des axes majeurs de Paris et l’un des plus beaux. Commencée dans sa partie ouest sous le premier Empire, elle est prolongée à l’est sous le second Empire pour former une perspective de près de trois kilomètres. C’est l’un des premiers chantiers de ce type. Il servira de modèle pour l’effort gigantesque de reconfiguration de la capitale accompli par Haussmann et ses successeurs. On peut regretter l’uniformisation peut-être excessive imposée à l’urbanisme à cette époque. Cependant, il faut bien reconnaître que cette forte cohérence donne à Paris une bonne part de sa beauté et de sa grandeur. Rompre cette unité est inacceptable pour beaucoup de Parisiens et notamment pour des associations comme la Société pour la protection des paysages et de l’esthétique de la France et pour SOS Paris.

Un projet contesté par les associations

Des procédures devant les juridictions administratives sont aussitôt conduites en invoquant la réglementation (PLU) qui dispose que « les constructions nouvelles doivent s’intégrer au tissu existant en prenant en compte les particularités morphologiques et typologiques des quartiers […] ainsi que celles des façades existantes (échelles, ornementations, matériaux, couleurs…) ». Dans un premier temps, les associations obtiennent gain de cause. Cependant, en août 2015, le Conseil d’État adopte en dernière instance une interprétation très libérale des textes et permet le lancement des travaux après trois années d’interruption. Peu après, une loi du 7 juillet 2016, allant dans le même sens, instaure une sorte de droit à expérimenter pour les projets présentant « un intérêt public du point de vue de la qualité ainsi que de l’innovation ou de la création architecturale ». C’est dire que les moyens dont disposent désormais les particuliers et les associations pour contester ce genre de constructions sont significativement réduits. La nouvelle Samaritaine devrait être livrée fin 2018.

Malgré toutes ces péripéties, on aurait sans doute tort de dénigrer le projet en bloc par anticipation. En effet, des points importants pourraient s’avérer très appréciables. Tout d’abord, la revitalisation de cet îlot va contribuer à faire revivre le quartier environnant, certes sous un mode moins populaire que précédemment, mais tout de même de façon bien réelle. En particulier, les commerçants des alentours semblent en attendre des effets induits importants. Ensuite, la partie Art nouveau de Frantz Jourdain, ou tout du moins ce qu’il en reste, va être rénovée. Ce sera peut-être l’un des endroits de Paris où les vestiges de la Belle Époque seront les plus palpables. Il faut s’attendre à une vraie fête pour les yeux.

La méfiance des parisiens à l’égard de l’architecture contemporaine

Enfin, et surtout, la conception du nouvel immeuble est confiée à Kazuyo Sejima et Ryue Nishizawa, de l’agence japonaise SANAA. Ces architectes ont fait preuve dans nombre de leurs réalisations d’un talent exceptionnel. Ils ont reçu en 2010 le prix Pritzker, équivalent dans leur domaine du prix Nobel, juste après la construction du Rolex Learning Center à Lausanne (Suisse). Ce bâtiment tout en courbes et en pentes est d’une beauté et d’une douceur stupéfiantes. Il marque durablement ceux qui le visitent. Qui plus est, il donne le sentiment d’un changement d’époque.

Sans doute, pour beaucoup de Parisiens, l’architecture contemporaine est-elle toujours synonyme de ce rationalisme sériel et déshumanisant qui a enlaidi les villes et plus encore les banlieues. On s’en méfie et c’est bien légitime. La bonne nouvelle est que les temps changent. L’architecture, probablement davantage qu’aucune autre branche des arts plastiques, a évolué et mûri. Elle produit des réalisations de plus en plus convaincantes. Il est possible que, même composé principalement de bureaux et mal intégré dans son environnement, le nouvel immeuble de la Samaritaine soit éblouissant. Attendons donc de voir.

Chronologie

1881 : Frantz Jourdain imagine un grand magasin idéal en aidant Émile Zola à préparer son roman Au bonheur des dames.

1905 à 1912 : construction des bâtiments Art nouveau de Frantz Jourdain.

1925 à 1930 : destruction d’une partie des bâtiments Art nouveau et constructions Art déco d’Henri Sauvage.

1969 à 1985 : fermeture des Halles puis création du forum des Halles. La Samaritaine amorce son déclin.

2001 : rachat par le groupe LVMH.

2005 : fermeture de la Samaritaine pour des raisons de non-conformité aux normes incendie.

2006 à 2011 : plan social et élaboration d’un projet de restructuration du site.

2012 : la Mairie de Paris accorde le permis de construire.

2013 à 2015 : recours des associations contre le projet de bâtiment de la rue de Rivoli.

2018 : fin prévisionnelle des travaux.

Été 2017 - #48

Article extrait du Magazine Causeur




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est écrivain. Dernier ouvrage paru : Précipitation en milieu acide (L'éditeur, 2013).

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