Le spleen de septembre


Le spleen de septembre

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Chaque dimanche de septembre, notre Volvo se déhanchait au son de Blueberry Hill. Les ceps rectilignes défilaient derrière les vitres embuées de notre aimable suédoise. Ce valeureux break, drakkar des campagnes, gardait invariablement le cap de notre mémoire. Avec nous, à son bord, il avait traversé l’Irlande, l’Espagne, l’Italie, sa longue carcasse avait même mouillé jusqu’à la Mer Egée. Le piton de Sancerre disparaissait comme par magie sous une brume irréelle laissant les paysages à l’état de croquis, d’esquisses grossières aux teintes indéfinies, un bronze piqué tirant sur le vert délavé. Une nature onirique sans artifice prenait ses aises, s’étalait à perte de vue. Un décor mordoré empreint d’une grande puissance d’entraînement décuplait nos forces d’alors. Comme si cette ruralité prospère n’était pas un frein à notre émancipation, enfin c’est ce que nous faisions mine de penser. Car, au pays du Grand Meaulnes, les songes ont toujours guidé le pas des jeunes hommes.

Les rêves forgeaient nos caractères, polissaient aussi cette âpreté berrichonne, cette sauvagerie à fleur de peau loin du folklore méridional et du tumulte océanique. Nous étions les combattants silencieux de l’intérieur, des terres abandonnées. Mon père passait quelques virages à l’équerre, histoire d’amuser son fils unique et d’épater son épouse. Ma mère criait à l’arrière, histoire de participer joyeusement à la tension des dernières heures du week-end. Notre roman familial avalait les kilomètres et annulait les distances. La voix de Fats Domino voguait au-dessus de cette départementale cabossée tandis que chacun pansait ses blessures. Le regard perdu dans les vignes, nous pressentions que le monde allait changer, que nos repères seraient bientôt dévastés. Les arbres, les façades des maisons, les talus tous identiques, figés à jamais dans ce terroir, resteraient encore longtemps intacts, inertes. La partie était pourtant perdue. Les dés affreusement pipés, la bassesse l’emporterait à coup sûr. La tragédie était inscrite dans les gènes de cette société nouvelle qui propageait sa laideur et ses fausses valeurs.

Nous vivions dans une France provinciale jusqu’à la moelle, à mi-chemin entre la modernité naissante des grandes métropoles et la paysannerie d’avant-guerre. Un entre-deux boueux comme furent ces années 80, décennie instable, mensongère, sérieuse jusqu’à l’arrogance. Sur cette frontière marécageuse, deux mondes se chevauchaient sans vraiment s’affronter : l’ancien dont nous étions les survivants désabusés et cet avenir en suspension vanté par des technocrates endimanchés qui empestent le parfum bon marché. Nos villages conservaient une certaine hiérarchie, un bel ordonnancement où chaque individu était identifiable de suite, son porte-monnaie quantifiable au franc près, son histoire personnelle limpide, ses turpitudes pardonnées par la communauté. Nous savions reconnaître le degré d’instruction d’un homme à d’imperceptibles détails, la façon de prononcer un nom propre ou de payer une tournée au café. Les citadins confinés dans le secret de leurs appartements nous prenaient pour des cloportes. Au fond, ils ne supportaient pas notre fierté, elle leur faisait honte. Nous n’étions à leurs yeux que des retardataires. Des surnuméraires. D’éternels passéistes, catégorie infamante pour ces tenants enfiévrés du progrès, classification rassurante pour nous, signe que nous avions encore du muscle et du nerf. Dès cette époque brouillonne, nous avions compris le sens de l’histoire. Il tournerait en notre défaveur. Un à un, tout ce qui faisait notre singularité serait piétiné, souillé, avili.

Notre béguin pour les voitures fantasques, les actrices racées, les plats en gelée, l’odeur saturée des chais, les romans amers des Hussards, les films d’Audiard, le profil d’une lycéenne aperçue dans un jardin public, toutes ces choses dérisoires et essentielles qui rendaient la vie si piquante disparaîtraient. Nous savourions ces derniers instants et protégions jalousement les images fugaces de nos glorieuses années comme le plus précieux des trésors. Nous ignorions tous les profanateurs de notre nostalgie qui nous encerclaient, nous enserraient. Regarder en arrière ne signifie pas abandonner, mais résister quand, autour de soi, l’environnement se professionnalise, se mécanise sans que l’on puisse stopper cette machine infernale. Si cette sensibilité au monde d’avant nous est tant reprochée, elle témoigne surtout de notre incapacité à participer à cette mascarade. Nous sommes trop lourds, irrécupérables, pas assez tricheurs. Chez eux, tout nous écœure, leur misérable mise en scène, leur prétention à déconstruire nos parcelles de bonheur. Ces nouveaux maîtres inconséquents soufflent un vent de panique. Alors, on se raccroche, on se cramponne aux visions floues de notre humanité jadis triomphante.

*Photo : wikicommons.



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Journaliste et écrivain. A paraître : "Et maintenant, voici venir un long hiver...", Éditions Héliopoles, 2022

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