Du Sud au Nord, des néorégions à l’Ouest


Du Sud au Nord, des néorégions à l’Ouest

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Quand on demande à quelqu’un d’où il est − et ce sans la moindre ambition philosophique, mais par pure courtoisie −, il vous répond en général spontanément : « Je suis d’Orléans » ou bien « Je suis de l’Eure ». Si cette même question vous est posée par un étranger, vous pouvez pour votre part oser un « Je suis français », phrase qui forme l’ultime réplique d’un beau roman trop oublié de Michel Mohrt : Mon royaume pour un cheval[1. Albin Michel, 1949.].

Vous conviendrez qu’il est beaucoup plus rare de s’entendre dire : « Je suis de PACA », un ne nos plus abominables acronymes régionaux ou même « Je viens de Languedoc-Roussillon ». Pour ce dernier cas, le scandaleux Georges Frêche, qui fut avant sa mort l’inamovible maire de Montpellier et grand baron régional, avait même voulu rebaptiser son fief « Septimanie » en lointain souvenir de l’époque gallo-romaine. On s’était beaucoup moqué de lui à l’époque. On avait sans doute eu tort. « Septimanie » incite tout de même plus à la rêverie que « Languedoc-Roussillon » et vous aurez beau dire, c’est la rêverie, les souvenirs d’enfance et la mémoire de nos morts qui nous font précisément nous sentir de quelque part. Quant à l’Union européenne, cet horizon tristement indépassable du destin français, je n’ai pour ma part entendu jusqu’à présent personne s’affirmer unionien, si ce n’est précisément dans une affirmation idéologique, abstraite, qui n’a plus rien de sentimental.[access capability= »lire_inedits »]

On pourra objecter qu’il arrive à certains de se définir comme breton, lorrain ou normand, et que cela correspond bien à un terroir qui est aussi une région administrative. On répondra que même un découpage technocratique ne peut pas systématiquement effacer toute référence à l’histoire. On se souviendra ainsi que, lorsque la Révolution française créa les départements, elle renonça assez vite au projet du député chargé de la question, le Rouennais Jacques-Guillaume Thouret, qui avait la froideur mathématique propre aux utopistes : « La France sera divisée en 80 carrés, appelés départements, tous égaux, de 324 lieues carrées, divisés en 9 communes de 36 lieues carrées, divisées en 9 cantons. » Avec Paris, cela faisait 81, soit 9×9… Heureusement, Sieyès et Mirabeau nuancèrent la chose assez vite et les départements, au nombre de 83, suivirent finalement des frontières naturelles tracées par les cours d’eau et les reliefs.

C’est pourquoi on peut légitiment se demander d’où vient ce désir de plus en plus pressant, ces temps-ci, de nous faire vivre dans des super-régions qui ne correspondent plus à rien qui soit un tant soit peu ancré dans la géographie ou dans l’histoire, alors que le vieux triptyque républicain faisait que chaque Français se sentait − et se sent toujours − à la fois d’une commune, d’un département et d’un pays. C’est son « mille-feuilles » intime à lui, hérité de plus de deux cent cinquante ans de génie du jacobinisme qui a permis, quoi qu’on en dise, de poser les bases d’un aménagement du territoire à la fois harmonieux, durable et égalitaire, dans un équilibre subtil entre rationalisation et refus d’oublier les anciennes appartenances.

Mais non, décidément, on n’en veut plus, de ce triptyque. On nous serine que 36 000 communes, c’est beaucoup trop. Alors adieu au monde désuet de Clochemerle, de Gabriel Chevallier. On nous affirme que le département doit disparaître, ou tout au moins être vidé de sa substance par évaporation de ses compétences. Alors adieu à La Muse du département, de Balzac, qui avait trouvé là son plus joli titre – avec Illusions perdues. Et on nous promet que l’avenir est à ces entités hors-sol qui permettraient de substantielles économies en faisant disparaître les doublons dus à une suradministration scandaleuse.

Fort bien. Mais il est intéressant de savoir que ce désir est aussi celui d’une mise aux normes européennes, un peu comme on met aux normes l’électricité d’un vieux bâtiment. Avez-vous par exemple entendu parler des « NUTS » ? Il faudrait parce que, très bientôt, de gré ou de force, vous ou vos enfants ferez partie d’un ou d’une NUTS. Encore un acronyme charmant qui signifie « Nomenclature des unités territoriales statistiques ». C’est un système hiérarchique de découpage économique du territoire voulu par l’UE [2. Règlement  1059/2003 du Parlement européen et du Conseil relatif à l’établissement d’une Nomenclature commune des unités territoriales statistiques (NUTS), 32003R1059, adopté le 26 mai 2013, JO du 21 juin 2013, p.1-41, entré en vigueur le 11 juillet 2013.]

. Trois niveaux ont été établis : NUTS 1 (3 à 7 millions d’habitants), NUTS 2 (800 000 à 3 millions), NUTS 3 (150 000 à 800 000). Cela a tout l’air d’un gag technocratique, d’une plaisanterie ubuesque, mais c’est bien pour que nos régions puissent entrer dans ce cadre que la réforme territoriale paraît soudain si urgente.

Seulement voilà, ce projet est tout aussi absurde, totalitaire même, que le projet du député Thouret. Parce que cet échelon-là, soi-disant le seul à même d’assurer à un territoire son avenir et son autonomie, est un nouvel exemple de cette vilaine manie de vouloir décider à un niveau qui non seulement ne signifie plus rien pour le citoyen mais dont on prend soin de lui cacher l’importance.

On nous a déjà fait le coup avec les intercommunalités, pour lesquelles nous étions censés voter pour la première fois lors des dernières élections municipales. Sur les bulletins étaient inscrits les noms d’une liste complémentaire de « conseillers communautaires ». En effet, depuis le 1er janvier 2014, qu’elles le veuillent ou non, les 36 700 communes de France font partie d’une intercommunalité. Au revoir, Monsieur ou Madame le Maire ! Bonjour Monsieur ou Madame le Président de la Communauté de communes ou de la Métropole. C’est lui ou elle qui décidera de vos transports, de vos routes, du développement économique, de la politique sociale et environnementale – excusez du peu. Il suffisait de voir la tête de Martine Aubry le soir du deuxième tour des municipales, à Lille : certes, elle venait d’être réélue, mais avec le basculement à droite de Roubaix et de Tourcoing, notamment, elle voyait la présidence de la Communauté urbaine lui échapper. En fine politique, elle a su malgré tout jouer sur les divisions des uns et des autres et faire élire président le maire non-inscrit d’une petite commune, charmant homme de paille, qui lui est tout dévoué. Si bien que le président d’une entité de plus d’un million d’habitants aux compétences accrues est un quasi-inconnu des électeurs[3. Pour l’anecdote, il s’appelle Damien Castelain et il est maire de Péronne-en-Mélantois (900 habitants).].

Il ne faut pas s’étonner, dans un tel contexte, de l’abstention galopante et de l’usure accélérée du pouvoir, y compris de celui du président de la République. Le réaménagement territorial en cours de la France, à grands coups de lois sur la décentralisation, a réalisé l’exploit de faire voter les Français pour des gens qui ont de moins en de pouvoir tandis que tout ce qui les concerne se décide ailleurs, dans des instances anonymes, des échelons invisibles mais qui façonnent désormais leur vie : intercommunalité, super-régions, Commission européenne.

Et la démocratie dans tout ça ? Je ne sais pas si c’est l’influence de l’été qui arrive, mais elle me fait de plus en plus penser à une fille anorexique en bikini sur la plage. Elle est presque nue, mais elle ne fait plus envie à personne.

Et il ne viendrait  à l’idée de personne de l’inviter dans son nouveau NUTS.[/access]

*Photo: Soleil

Eté 2014 #15

Article extrait du Magazine Causeur



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