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Regarder la France tomber


Regarder la France tomber
Anne Louis Girodet, <em>La Révolte du Caire, le 21 octobre 1798.</em>
Anne Louis Girodet
Anne Louis Girodet, La Révolte du Caire, le 21 octobre 1798.

Un sondage, récemment paru dans le Journal du dimanche, nous a appris la nouvelle : 7 Français sur 10 estiment que la France est en déclin. L’Agence France Presse s’est aussitôt fait fort de colporter la « mauvaise » nouvelle et, dans les rédactions, les plus belles intelligences du pays se sont affairées à l’envoyer directement au marbre, rajoutant ici et là quelques trémolos d’affliction.

De la crise économique à la nullité de nos footballeurs en Afrique du Sud, des « affaires » qui font les titres des gazettes aux fortes chaleurs qui en épuisent les lecteurs : rien n’incite vraiment à l’exaltation patriotique quand le vague à l’âme gagne tout un peuple. Mais l’idée de déclin n’est pas seulement liée à la conjoncture et à la morosité ambiante : elle est profondément enfouie dans l’esprit français comme la part secrète de ce que nous sommes. Elle nous constitue : être français, c’est, d’abord, se penser en déclin. L’idéologie française est une manière de théologie négative.

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On y regardera donc à deux fois avant d’aller prendre place dans la longue suite des pleureuses. Si d’aventure, on tient un peu à la France, on se réjouira même de l’excellente nouvelle : les Français sont de plus en plus nombreux à croire au déclin de leur pays. Se réjouir ? Oui. Car il n’y a pas de pensée du déclin sans idée de la grandeur.
La médiocrité ignore le déclin. Son propre est de toujours se satisfaire de ce qu’elle est. Quand elle n’est rien, elle se contente de ce qu’elle a. Le déclin ne s’oppose pas à la grandeur, il l’appelle : on ne voit jamais chuter que ce l’on estime devoir être naturellement placé en hauteur. Le soleil et les astres déclinent. Jamais les cailloux ni les taupes.

Montesquieu, qui ne s’est pas contenté d’écrire les deux ou trois sottises habituelles que l’on tire de L’Esprit des lois pour le métamorphoser en un « moderne » avant l’heure, a théorisé ce rapport dans l’un de ses livres les plus importants : Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence. La puissance et le déclin d’un peuple marchent de pair : ce n’est pas qu’il faille simplement être grand pour décliner, c’est que – là est l’affaire du baron de la Brède – les mêmes causes président à la puissance et au déclin des nations ; c’est en se détournant du principe qui avait assuré sa grandeur que Rome fabriqua sa propre fin.

Keynes ne voyait pas en Montesquieu un précurseur de la sociologie, pendant occidental d’Ibn Khaldûn. Il le tenait pour l’un des premiers et des plus grands économistes de l’histoire. Le baron de La Brède fut, en effet, l’un des premiers historiens à ne pas concentrer uniquement son intérêt sur la geste héroïque des peuples et de leurs chefs, mais sur ce que Marx appellera les « conditions de production ». Ainsi la théorie des climats n’a-t-elle aucun autre sens, chez Montesquieu, que de replacer l’histoire des nations dans la réalité physique où elles évoluent. Il enracine la grande politique dans le réel.

La théorie des climats joue ainsi comme une sorte de camera obscura de la politique de Montesquieu. On peut bien se gausser de bon cœur sur les prétendus préjugés du philosophe et rire de la place démesurée qu’il accorde au niveau d’ensoleillement. Il n’en reste pas moins que la théorie des climats est son point d’Archimède : elle lui permet de tirer l’histoire du terrain de l’épopée vers celui du réel. C’est en se livrant à cette opération et en payant le prix de l’apparente trivialité qu’il peut interroger le système de représentation d’un peuple, c’est-à-dire le principe de son gouvernement.

Le déclin est toujours total

Politique et économie ne sont pas, chez Montesquieu, des sphères éloignées et distinctes. L’une et l’autre suivent un même principe : si l’une décline, l’autre l’accompagne. Là encore, ce n’est pas un rapport de causalité entre les deux. Quand un peuple renonce au principe qui lui a assuré sa grandeur, c’est tout l’ordre social qui est affecté dans un même mouvement. En adoptant le christianisme, nous dit Montesquieu, et en tournant le dos aux valeurs qui avaient assuré la pérennité du modèle romain depuis la République, l’Empire de Constantin s’est effondré sur lui-même. Toujours, le réel commande ; c’est lui qui provoque la dépression simultanée de l’économie et de la politique. Quand ça va mal, tout va mal.

Dans la perspective de Montesquieu, une crise économique – entendez une crise structurelle – se double toujours d’une crise politique et morale. Le déclin ne se limite jamais à un seul pan de la vie sociale, il les affecte tous dans leur totalité. Au Livre VIII de L’Esprit des Lois, Montesquieu décrit la corruption du principe de la démocratie. Qu’on s’éloigne de la vertu républicaine, c’est la société tout entière qui s’écroule : « Le principe de la démocratie se corrompt, non seulement lorsqu’on perd l’esprit d’égalité, mais encore quand on prend l’esprit d’égalité extrême, et que chacun veut être égal à ceux qu’il choisit pour lui commander. Pour lors le peuple, ne pouvant souffrir le pouvoir même qu’il confie, veut tout faire par lui-même, délibérer pour le sénat, exécuter pour les magistrats, et dépouiller tous les juges. Il ne peut plus y avoir de vertu dans la république. Le peuple veut faire les fonctions des magistrats : on ne les respecte donc plus. Les délibérations du sénat n’ont plus de poids ; on n’a donc plus d’égards pour les sénateurs, et par conséquent pour les vieillards. Que si l’on n’a pas du respect pour les vieillards, on n’en aura pas non plus pour les pères ; les maris ne méritent pas plus de déférence, ni les maîtres plus de soumission. Tout le monde parviendra à aimer ce libertinage : la gêne du commandement fatiguera comme celle de l’obéissance. Les femmes, les enfants, les esclaves n’auront de soumission pour personne. Il n’y aura plus de mœurs, plus d’amour de l’ordre, enfin plus de vertu. »

Penser le déclin, depuis Montesquieu, cela revient toujours à penser ce qu’est un pays dans sa globalité et à le concevoir en terme de destin. C’est certainement ce que l’on reproche, depuis quelque temps déjà – cela remonte à la parution des Trente Piteuses, en 1998 –, à Nicolas Baverez, qu’on accuse de prédire le pire et d’en faire métier. Ses détracteurs sont allés jusqu’à forger exprès le mot de « décliniste » pour qualifier cet intellectuel qui refuse de chanter le réel sur l’air de Tout va très bien, Mme la Marquise. Nul ne blâme ce disciple de Raymond Aron de décrire la réalité telle qu’elle est : chacun sait la dette vertigineuse de la France, le poids de la fiscalité sur notre développement ou le mouvement brownien qui tient lieu, la plupart du temps, de stratégie économique à l’État. Ce dont on fait grief à Baverez, c’est d’oser penser le déclin français dans sa globalité, sans restreindre ses critiques à un champ social particulier ou à un autre. On ne lui reproche pas de ne pas regarder la réalité en face, on lui reproche seulement de ne pas le faire par le petit bout de la lorgnette.

Le déclin : une permanence française

On aurait tort de croire que la notion de progrès aurait trouvé dans le pays de Condorcet une terre d’élection. Le mouvement des idées est beaucoup plus complexe et la question du déclin de la France traverse, de part en part, notre histoire intellectuelle et politique. Nous apprenons aujourd’hui que nous sommes sur le déclin ? La nouvelle ! Nous n’avons jamais cessé de l’être ou, même quand nous n’y étions pas, de pressentir qu’il ne tarderait pas à pointer son nez.

C’est Nicolas Boileau qui soutient, lors de la querelle qui l’opposa à Charles Perrault, que les Modernes ne sont que des Anciens sur le déclin. C’est Voltaire qui écrit, dans Le Siècle de Louis XIV : « Le génie ne dure qu’un siècle, après quoi il faut qu’il dégénère. » C’est toute notre histoire, où nous semblons manquer, parfois, de totalement disparaître : la France de Jeanne d’Arc sauvée par miracle, celle de Valmy assiégée de toute part, celle de l’Empire démantelé au Congrès de Vienne et des deux Grandes Guerres mondiales.

Ce n’est pas que nous ayons été grands et que nous ne le sommes plus : nous avons été et nous risquons de bientôt mourir.

Il y a, dans cette idée de chute irrémédiable et de destin programmé, une part certaine de nostalgie et de mélancolie : nous sommes à peu près certains que l’âge d’or n’a jamais existé, mais nous nous nourrissons quand même de regrets et de souvenirs.

L’idée du déclin repose également sur ce que Bleuler appelle, en psychologie, le Hassliebe, la haine-amour : on exècre ce que l’on est tout en surestimant ce que l’on a été ou ce que l’on devrait être.

Cela se traduit souvent dans les faits par une rhétorique particulière : on a l’éloquence de la grandeur sans en posséder les moyens. On joue, en quelque sorte, les Dominique de Villepin à la tribune de l’ONU : on a les mots, pas la puissance. Il y a quelque chose de foncièrement comique dans une telle attitude, où l’on ne se règle pas sur la réalité, mais sur ses fantasmes. Il y a, aussi, une part de tragédie, comme tout dolorisme en contient. C’est le fondement de la mystique nationale et c’est l’une des grandes permanences françaises. Il suffit de relire le tout début des Mémoires de Guerre, du général de Gaulle, pour s’en convaincre : « Ce qu’il y a, en moi, d’affectif imagine naturellement la France, telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle. J’ai, d’instinct, l’impression que la Providence l’a créée pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires. »

Spectre du déclin ou menace fantôme ?

Dans les premières lignes du Manifeste du Parti communiste, Marx et Engels écrivent la célèbre phrase : « Un spectre hante l’Europe, celui du communisme. » Il serait facile de les paraphraser : « Un spectre hante la France, celui du déclin. » De la même manière que la spectralité du communisme était celle d’un spectre à venir (encore que Jacques Derrida a, pour sa part, infirmé cette idée dans Spectre de Marx), le déclin de la France n’est pas le simple fantôme d’un passé défunt. Il est aussi toujours à venir, dès lors que le déclin est consubstantiel à notre identité.

Cependant, la question reste entière : pourquoi la France entretient-elle un lien aussi fort avec l’idée de déclin ? Est-elle d’une nature plus fragile que les autres pays ? Ou confond-elle sentiment national et paranoïa ? Il est des nations dans le monde qui ne se posent jamais la question de leur propre disparition et mènent leur vie sans faire trop d’histoires. Nous autres Français pressentons que nous pouvons défaillir à tout moment : comme Mme Bovary, nous avons nos vapeurs.

Dans L’Enseignement du peuple, Edgar Quinet, qui fut historien et philosophe avant de n’être plus qu’un boulevard beaucoup plus parcouru que ses livres, écrit : « Une des choses qui m’ont le plus étonné, sitôt que j’ai commencé à réfléchir, a été de voir dans les esprits qui n’ont plus de religion positive, survivre la plupart des formes, des habitudes, des antipathies, des préjugés enracinés par un dogme particulier. Ils ne croient plus et ils ont de la meilleure foi du monde tous les préjugés de la croyance qu’ils repoussent. Combien de voltairiens ont horreur de la réforme, du divorce, autant que le catholique le plus fervent ! Ils ressemblent à ces hommes auxquels on a retranché un membre et qui continuent néanmoins de souffrir dans le membre qu’ils n’ont plus. » Dans La Révolution, il ajoute : « Il est difficile, pour ne pas dire impossible, de parler philosophiquement de religion dans un pays qui n’a pas fait de révolution religieuse. Tout y est cendre brûlante. Souvent les athées mêmes conservent tous les préjugés historiques des croyances qu’ils n’ont plus. »

Chercher une intelligibilité à l’histoire de France, tenter de comprendre la nature du déclin dont nous prétendons être affectés, c’est, nous dit en substance Quinet, remettre la main sur notre membre fantôme.

Si l’on suit l’auteur de Philosophie de l’histoire de France, tous les maux dont le pays croit souffrir proviennent de la question religieuse, qui n’aurait jamais été réglée définitivement ou simplement balayée sous le bon gros tapis de la laïcité. Le christianisme est le véritable impensé français. Aujourd’hui encore, nous nous repentons, souvent de crimes imaginaires, mais nous ne savons pas l’aspect sacramentel et même sacrificiel que cela revêt. Nous nous voyons sur le déclin, mais nous rejetons loin de nous la mystique de la Chute. Lorsque l’on ose évoquer devant nous les racines chrétiennes de l’Europe ou le « blanc manteau de cathédrales », dont saint Bernard voyait le monde occidental se recouvrir, nous sortons de nos gonds et récriminons. Qu’on parle de la France comme de la « Fille aînée de l’Église » et nous rions, d’un rire nerveux.

Ce que nous croyons être le déclin français n’est rien d’autre que la persistance d’une douleur dans l’ordre symbolique. Nous avons été chrétiens, nous ne le savons même plus. Nous ignorons que le spectre du christianisme nous visite encore.

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Juillet/Août 2010 · N° 25 26

Article extrait du Magazine Causeur



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