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Pourquoi se drogue-t-on?

Epicuriens, cyniques, frustrés, déprimés, forcenés: les drogués ont tous les profils


Pourquoi se drogue-t-on?
Aaron Paul dans le rôle de Jesse Pinkman, dans la série "Breaking Bad" (2007) © Doug Hyun/AP/SIPA

Telle est la question à l’heure où la consommation de drogues explose un peu partout en Europe, et jusque dans les coins les plus reculés de France. L’ingérence grandissante des narcotrafiquants dans les affaires publiques justifie-t-elle pour autant l’explication simpliste selon laquelle l’offre entraîne nécessairement la demande ?


La tournure politique prise par cette sale histoire pourrait après tout inciter les citoyens européens à réagir contre ces pratiques mafieuses en limitant leur propre consommation, ou en décidant qu’ils n’ont plus besoin de stupéfiants pour être heureux. Or c’est le contraire qui se produit. Alors pourquoi se drogue-t-on ? That’s the question ! Mais est-ce encore celle que se posa un jour Hamlet (« être ou ne pas être ? ») ? À une époque où le consumérisme le dispute à l’individualisme, le souci métaphysique ne peut qu’être revu à la baisse ; l’usager ordinaire attendant des drogues douces qu’elles lui permettent de se sentir mieux, et des plus dures qu’elles fassent taire en lui cet « être » qui n’en finit pas de le tourmenter. D’autres, plus aventureux ou raffinés, rêvent de voyages initiatiques qui les introduiraient « dans les caches et les antres de ce monde[1] ».

Enivrez-vous…

Mais ne se drogue-t-on qu’avec des stupéfiants ? « Drogue » était dans les temps anciens un terme générique incluant aussi bien les poisons que les remèdes. Rappeler qu’on peut aussi se « droguer » avec des boissons alcoolisées, des stimulants ou des anxiolytiques, ne revient pas à sous-estimer la nuisance des drogues labellisées comme telles. Peut-être faudrait-il même aller plus loin, et considérer que tout ce qui donne des raisons de vivre en surexcitant ou calmant artificiellement les capacités « normales » d’un individu, peut être considéré comme une drogue : une boulimie de travail, une sexualité débridée, un besoin immodéré de voyages et de festivités… ou bien encore l’addiction au téléphone portable ! Serions-nous donc tous à des degrés divers des « drogués » ? À force de s’étendre, l’usage du mot finit alors par en diluer le contenu ; l’essentiel étant d’aller boire au fleuve Léthé l’eau de l’oubli, et d’être  toujours dans la douce euphorie que préconisait Baudelaire : « De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous[2]. »

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Alors pourquoi se drogue-t-on ? Pour échapper à quelque chose – à soi-même en général, ou à la réalité telle qu’elle est – et afin d’être délivré du mal-être psychique ou de la souffrance. Les réponses sont à partir de là presque aussi variées que les individus : parce qu’on veut faire comme tout le monde lors d’une soirée, ou bien juste pour essayer et voir l’effet que ça fait. Parce qu’on s’ennuie à mourir, ou à l’inverse parce que la vie est trop dure et qu’on a besoin pour la supporter de cette échappatoire. Freud lui-même légitimait le recours aux narcotiques dès lors que le « moi », souffrant à l’excès de devoir renoncer à ses satisfactions primaires au profit de la collectivité, trouvait une issue provisoire dans l’usage de « remèdes sédatifs », parmi lesquels figurent les stupéfiants[3]. Mais on peut aussi se droguer pour lever ses inhibitions et connaître une jouissance plus intense que les plaisirs ordinaires – les fameux « Paradis artificiels[4] » – ou pour transgresser un interdit.

J’aurais voulu être un artiste…

Autant dire qu’on trouve chez les consommateurs de drogues – qui ne sont pas tous des toxicomanes – des épicuriens, des cyniques, des frustrés, des déprimés, des forcenés… et même des gens « normaux » qui veulent se changer les idées en explorant des territoires nouveaux. On ne peut cependant s’appuyer ni sur l’exemple des grands créateurs amateurs de drogues, ni sur celui des sociétés dans lesquelles l’absorption de certaines substances était associée à des pratiques rituelles, pour expliquer et encore moins légitimer ce qui se passe aujourd’hui, et qui menace l’équilibre déjà fragile de nos sociétés. Un abîme sépare à cet égard les Confessions d’un mangeur d’opium anglais de Thomas de Quincey (1822), de la « défonce » en ce qu’elle a de plus sordide ; l’écart étant comparable à celui qui permet de distinguer l’érotisme du porno. Quel rapport entre les méditations métaphysiques du vieux Gisors dans La Condition humaine d’André Malraux – opiomane comme chacun sait – et les trafics crapuleux aux périphéries et maintenant jusqu’au cœur des villes ?

Dans la plupart des sociétés anciennes on a consommé des plantes psychotropes (chanvre, coca, pavot), et préparé à partir d’elles ces breuvages qui rendent l’homme semblable aux dieux, tel le mystérieux soma dont il est beaucoup question dans les Védas. Absorbées lors de rituels initiatiques, ces substances étaient censées ouvrir « les portes de la perception » (Aldous Huxley), et libérer la vision de ses limitations ordinaires tout en intégrant le pratiquant dans la communauté des initiés, des « voyants ». Ni le cycéon que buvaient les néophytes lors des mystères d’Éleusis, ni le peyotl dont Antonin Artaud rechercha désespérément le secret qui l’aurait guéri de sa maladie, n’étaient à proprement parler des drogues dans l’esprit des chamanes qui en orchestraient la prise, et des participants qui en attendaient une illumination ou au moins une délivrance. Or, si c’est là un vieux rêve remis au goût du jour par la beat generation, la réalité d’aujourd’hui est devenue tout autre à mesure que les drogues se démocratisaient – si l’on peut dire ! – et que l’âge de leurs consommateurs diminuait. Sans doute est-on libre d’user de stupéfiants, mais quel sens cela a-t-il de parler de liberté quand on a dix ou douze ans, et qu’on devient rapidement dépendant ?

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Ce que furent très rarement les artistes, penseurs, acteurs qui usèrent à titre personnel de drogues, pour des motifs divers et sans chercher à faire école, et qui nourrirent leur création des visions survenues lors de leurs « voyages ». Tandis que Henri Michaux, parfois accompagné d’un médecin, dessinait les visions qui l’assaillaient (Misérable miracle, 1956), Ernst Jünger approchait ces mondes inconnus avec le même souci de précision que lorsqu’il décrivait des insectes. Le nombre de ceux qui furent véritablement des « drogués » et en moururent  – le poète Roger Gilbert-Lecomte par exemple – est minime par rapport à tous ceux qui parvinrent à user de stupéfiants sans se détruire. Quelle diversité là encore dans la manière dont certains créateurs sont parvenus à apprivoiser les effets de la drogue, et quant au parti qu’ils en ont tiré en matière de création !  Mais c’est une chose d’observer de manière clinique les modifications des états de conscience comme le fit Michaux, qui se réserva d’en parler ensuite en poète[5] ; et c’en est une autre d’attendre de la drogue qu’elle libère le processus créateur.

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Penser que l’usage des stupéfiants peut rendre créatif est un mythe, et aucune grande œuvre visionnaire n’a jamais été créée sous l’emprise des drogues dont l’apport ne peut être effectif que si l’on retrouve une lucidité qui ne soit ni éphémère ni factice. Comprendre pourquoi il y eut moins d’amateurs de drogues chez les peintres et sculpteurs que chez les poètes, écrivains et musiciens mériterait une étude attentive ; le rapport direct à la matière ayant probablement pour vertu d’absorber et de canaliser l’angoisse créatrice. Ce que l’usager espère trouver dans l’absorption d’un produit naturel comme le pavot, l’ayahuasca ou le bufo, n’est sans doute pas non plus comparable à ce que d’autres attendent d’une drogue de synthèse, et l’écologie pourrait bien se nicher jusque dans ce qui en apparence la contredit. Car on peut tout aussi bien se droguer pour rompre violemment avec la nature, jugée responsable de tous les maux, que pour s’y réintégrer et en découvrir les lois secrètes et les beautés cachées.Alors que la diversité des motifs individuels dissuade de réaliser un portrait-robot de l’amateur de drogues, la consommation croissante de stupéfiants devrait nous alerter quant à l’état de désarroi et de la souffrance de notre société.

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[1] Ernst Jünger, Approches, drogues et ivresse, trad. H. Plard, Paris, idées/Gallimard, 1973, p. 15.

[2] Petits poèmes en prose, Œuvres complètes, Paris, Éditions du Seuil (« L’Intégrale »), 1968, p. 173.

[3] Sigmund Freud, Le malaise dans la culture, trad. P. Cotet, R. Lainé et J. Stute-Cadiot, Paris, Quadrige/PUF, 1995, p. 17.

[4] Titre d’un essai de Charles Baudelaire (1860).

[5] Henri Michaux, L’Infini turbulent (1957), Connaissance par les gouffres (1961), Les grandes épreuves de l’esprit (1966).



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est philosophe et essayiste, professeur émérite de philosophie des religions à la Sorbonne. Dernier ouvrage paru : "Jung et la gnose", Editions Pierre-Guillamue de Roux, 2017.

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