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Pierre Bonte: « La France rurale est dans un état dramatique! »

Entretien avec le journaliste des campagnes


Pierre Bonte: « La France rurale est dans un état dramatique! »
Pierre Bonte. Photo : Hannah Assouline.

Il se voyait en reporter de guerre il s’est retrouvé chroniqueur villages et corps de fermes à Europe 1. De son exode en rase campagne en mai 40 à sa visite champêtre de Montcuq pour le Petit rapporteur de Jacques Martin, Pierre Bonte raconte sa belle France où les paysans avaient la gitane maïs plantée au bord des lèvres.


Daoud Boughezala. Vous avez sillonné la France rurale durant presque cinquante ans sur Europe 1 (« Bonjour monsieur le maire », « Bonjour la France »), puis à la télévision, notamment aux côtés de Jacques Martin. Votre vocation champêtre est-elle née durant votre enfance ?

Pierre Bonte[tooltips content= »Journaliste spécialiste des campagnes françaises, Pierre Bonte a longtemps officié sur Europe 1 et dans les émissions télévisées, notamment avec Jacques Martin.  À 85 ans, il publie La Belle France (Le Passeur éditeur, 2017). »]1[/tooltips]. Absolument pas. J’ai passé toute mon enfance dans une banlieue ouvrière de Lille sans connaître le monde rural. Ce n’est qu’à huit ans, en 1940, pendant l’exode sous l’Occupation, que j’ai eu un premier contact avec la campagne en allant me réfugier trois mois dans la ferme normande de mon oncle. Mon père m’avait forcé à entrer dans la porcherie alors que j’avais une peur bleue des cochons. J’en ai fait une jaunisse ! C’est dire si je n’avais pas d’affinité particulière avec l’agriculture et la ruralité avant de commencer « Bonjour monsieur le maire » en 1959.

Qu’est-ce qui vous a donc poussé à vous intéresser à la France rurale ?

Après une première expérience en Bretagne, je me suis rendu à Paris pour faire du « grand journalisme », c’est-à-dire parcourir le monde. Je suis entré à Europe 1, mais au bout de trois ans d’activité, la station m’a imposé de prendre en main une nouvelle émission : « Bonjour monsieur le maire ». Ce projet consistait à présenter chaque matin à l’antenne sous forme de reportage un village de France. Ma première réaction a été de refuser, mais on m’a mis le couteau sous la gorge en me menaçant de licenciement !

Et pendant vingt-cinq ans sur Europe 1 (1959-1984), votre succès ne s’est pas démenti. Dans votre dernier livre La Belle France, vous l’expliquez notamment par deux innovations techniques : le transistor et l’autoradio. Expliquez-nous…

En 1959, le transistor connaissait ses premières années dans les foyers. Comme « Bonjour monsieur le maire » passait à une heure bien matinale (6h50), tous les auditeurs potentiels n’étaient pas levés ou disposés chez eux à l’écouter. Le transistor a été un booster exceptionnel d’audience en permettant au public de m’écouter partout. Des paysans me racontaient qu’ils écoutaient l’émission en trayant les vaches, car ils emportaient le transistor à l’étable. On pouvait amener le transistor de la chambre à la salle de bain, puis à la cuisine pour le petit déjeuner… et si on était amené à faire un trajet en voiture pour aller au travail, on montait dans la voiture où l’autoradio commençait à se populariser.

Votre public était-il majoritairement urbain ou rural ?

À l’époque, nous n’avions aucune mesure d’audience. Reste que « Bonjour monsieur le maire » a été créée pour toucher un public rural et était d’ailleurs sponsorisée  – à l’époque, on disait « patronnée » – par la marque de gaz liquide Butagaz, qui visait la clientèle rurale. Mais on s’est rendu compte que l’émission était tout aussi écoutée, sinon plus, par des citadins et surtout des banlieusards, une nouvelle population qui avait quitté la campagne pour chercher du travail près de la ville. Ces nostalgiques du pays natal étaient contents d’avoir une petite bouffée d’air frais chaque matin.

Disons-le tout net : après-guerre, les urbains détestaient les paysans !

Il y avait moins une opposition ville/campagne que Paris/campagne. Le Parisien était odieux, il nourrissait un sentiment de supériorité sur le paysan et le provincial qu’il méprisait. Quand a commencé la mode des maisons de campagne, on a vu des conflits naître entre les autochtones et des Parisiens qui se considéraient en pays conquis. Mais cela a évolué de manière positive. À mesure que les inconvénients de la ville se faisaient de plus en plus sentir, un phénomène de nostalgie a amené les Parisiens à s’intéresser un peu plus au monde agricole. Peut-être mon émission y a-t-elle contribué en faisant découvrir aux citadins les charmes de la vie locale dans les villages…

L’histoire retiendra que les Français se sont mis à apprécier les ruraux en même temps que la civilisation rurale traditionnelle déclinait. Les urbains aiment-ils les paysans comme ils s’apitoieraient des derniers Mohicans parqués dans une réserve ?

C’est la crise de l’agriculture qui a remis en cause les idées reçues sur les paysans. Pendant les Trente Glorieuses, avec l’espoir d’un progrès éternel assis sur l’idéal de la ville, le petit paysan était considéré comme une espèce révolue. Puis, dans les années 1980, les citadins se sont rendu compte des inconvénients de l’urbanisation à outrance, laquelle n’avait pas forcément apporté le bonheur escompté. D’arriéré, le paysan a progressivement acquis l’image de gardien des paysages, doté d’un savoir-faire et d’un art de vivre dignes d’être préservés. Alors qu’auparavant la paysannerie représentait un univers à fuir, cet ancien monde est peu à peu devenu un paradis perdu.

« Paradis perdu », c’est vite dit. Si aujourd’hui un agriculteur se suicide chaque semaine, vous rappelez dans votre livre qu’au xixe siècle, les paysannes du Morvan montaient à Paris vendre leur lait de grossesse tant la pauvreté les étreignait. N’idéalisez-vous pas le monde rural d’avant ?

Non, j’ai conscience que la vie y était très dure, en particulier dans certaines régions. Une paysanne de Haute-Savoie aujourd’hui âgée de 103 ans a écrit un livre de souvenirs dans lequel elle raconte avoir quitté l’école pour travailler au champ avec son père sitôt son certificat d’études obtenu. Malgré des conditions de travail très dures qu’on n’accepterait plus aujourd’hui, elle se sentait heureuse. Sans point de comparaison, ne sortant jamais de leur région, les gens se contentaient de leur sort en espérant une vie meilleure dans l’au-delà. Le maire, le curé et l’instituteur formaient le trépied de cette société rurale traditionnelle dont le cadre de vie restait essentiellement communal.

… et chrétien ?

En effet, les communes n’ont fait que prendre la place des paroisses à la Révolution. La messe du dimanche constituait un moment important et fédérateur de la vie de la commune. L’appartenance à une même religion se confondait un peu avec l’appartenance à la commune.  D’ailleurs, dès les années 1950, la déchristianisation de la France a été un des éléments du dépérissement du monde rural. Mais aujourd’hui, si beaucoup regrettent le tissu social d’antan, les mêmes oublient que la solidarité entre les villageois était la conséquence d’existences difficiles, pénibles et étriquées.

Malgré l’amélioration générale des conditions de vie à la campagne, pourquoi considérez-vous les Français urbains mieux lotis que les ruraux ?

Les citadins ont un nombre incroyable de services à leur disposition, avec un niveau d’accès à la culture et aux loisirs très supérieur à ce qu’on peut trouver à la campagne. Sur un plan politique, les efforts financiers ont bien davantage été faits au profit de la ville et de ses banlieues qu’au profit des campagnes. Un citadin touche deux fois plus de crédits de l’État qu’un rural ! De surcroît, les trains et le réseau routier relient avant tout les grandes villes au détriment des lignes secondaires. Cette préférence accordée à la ville a accompagné le mouvement général d’exode rural qui fut celui de ma génération, mais il faudrait aujourd’hui rééquilibrer les choses.

Le décrochage économique de la France rurale n’est pas seulement dû à la mauvaise volonté de l’État. Quelles sont les responsabilités des agriculteurs ?

Après-guerre, pour améliorer leur condition, la plupart des paysans ont suivi avec enthousiasme toute l’évolution de l’agriculture vers la mécanisation, la modernisation des techniques de culture, les engrais, les pesticides. Autant d’éléments susceptibles d’augmenter le rendement de leur production sans qu’on en mesure les conséquences. Par exemple, dans les années 1970, la vache hollandaise prim’Holstein a commencé à supplanter nos races régionales avec l’assentiment des éleveurs. Cela a standardisé le goût des produits laitiers et diminué la diversité des terroirs qui fait le charme de la France.

À vous lire, un autre bouleversement a nui à nos campagnes : le remembrement des terres. De quoi s’agit-il ?

Autrefois, lorsqu’un paysan mourait, ses enfants se partageaient les terres qu’il leur léguait. Mais dans les années 1970, le morcellement des terres avait atteint un niveau si excessif qu’une grande partie des agriculteurs a décidé de les remembrer. Pour constituer de plus vastes surfaces faciles à labourer et moissonner, ils ont rasé haies, bosquets, arbres fruitiers et tout ce qui gênait dans le paysage. La partie progressiste de la paysannerie incarnée par la FNSEA s’est heurtée à la vieille tradition conservatrice des paysans attachés à leur terre qui refusaient de l’échanger contre celle du voisin. Les premiers ont gagné. Si des régions ont résisté au remembrement, elles y viennent aujourd’hui plus intelligemment en tenant compte des risques liés à l’environnement (inondations, tempêtes…).

Les agriculteurs ne représentent plus que 3,5 % de la population active contre 27 % il y a soixante ans. Le progrès technologique aidant, ne sont-ils pas condamnés à disparaître ? 

Un monde rural sans agriculteurs n’aurait aucun sens. La France des campagnes, ce n’est pas seulement des paysages et des monuments historiques, mais avant tout une population avec une mentalité et un mode de vie particuliers que les paysans ont façonnés. Or, la concentration des terres devient telle qu’on en arrive à n’avoir plus qu’un, deux ou trois agriculteurs par village. Pour garder des paysans de façon à tenir les campagnes vivantes, il faudrait sauver l’agriculture fermière et familiale qui pratique la vente directe à travers des circuits courts. Ce système permet de retrouver une complémentarité ville/campagne et de faire vivre des familles près de la nature en y tirant le profit nécessaire.

Mais pendant que le bobo urbain achète du beurre bio, le prolo va « rentrer dans son HLM et manger du poulet aux hormones », comme le chantait Jean Ferrat… 

Les deux mondes peuvent coexister. Les Français qui font leurs courses au supermarché auront toujours la possibilité de s’offrir de temps en temps un foie gras produit dans la région, qu’ils iront acheter directement chez le producteur. La demande m’inquiète moins que l’offre.  Vivre de la terre exige un tel investissement personnel, de tels sacrifices et une telle solidité du couple que, faute de soutien de l’État, ce modèle risque de disparaître.

On vous entend souvent critiquer l’action des pouvoirs publics qui voudraient réaménager notre tissu de 36 000 communes. Contre les projets de réforme territoriale, vous vous réclamez d’un certain « esprit de clocher ». Qu’entendez-vous par là ?

Depuis cinquante ans que je côtoie des maires et participe à des manifestations locales (fêtes, vœux, inaugurations), je vois les gens heureux de se retrouver ensemble. L’attachement à leur commune va jusqu’au chauvinisme et à la jalousie pour les villages voisins. Même des habitants d’implantation plus récente, au bout de plusieurs années, éprouvent cette même passion pour leur commune et s’intègrent dans la vie locale. Alors qu’il est en train de s’effondrer, on devrait protéger ce modèle de vie en société qui crée du bonheur. Aujourd’hui, j’ai reçu la lettre de vœux d’un habitant d’une commune d’Aquitaine qui me dit que sa commune se meurt. Les commerces ferment partout. Globalement, la France rurale est dans un état dramatique et les gens ont le sentiment qu’on les a abandonnés. Or, il est du devoir de l’État de défendre la possibilité d’une vie alternative. Certains n’iraient vivre à Paris ou à Toulouse pour rien au monde !

Terminons par un épisode plus léger. En 1976, vous avez eu l’idée de tourner la fameuse séquence du « Petit rapporteur » que Daniel Prévost a réalisée à Montcuq. Racontez-nous les dessous de cette histoire…

J’ai proposé à Jacques Martin de faire un reportage sur Montcuq, dont j’avais déjà parlé à la radio. Martin trouvait l’idée marrante, mais m’a estimé trop gentil pour le faire, préférant confier le reportage à Daniel Prévost. Bien plus culotté que moi, Prévost a préparé ses questions avec Martin avant son départ pour Montcuq. Cette vidéo a eu un succès incroyable puisque c’est l’extrait du « Petit rapporteur » le plus rediffusé ! Jusqu’à aujourd’hui, c’est une manne extraordinaire pour la commune qui a tiré un grand profit du flux touristique permanent drainé par cette séquence. À l’époque, cet humour franchouillard très pipi-caca a donné des questions un peu moqueuses. Le maire de Montcuq l’a bien pris. Il n’était pas dupe et a décidé de jouer le jeu, se disant que cela pouvait profiter à son village. Mais ses administrés ne l’ont pas entendu de cette oreille : estimant Montcuq ridiculisé, ils lui ont fait perdre les élections après cette affaire !

>>> Retrouvez toutes les vidéos de Jean-Paul Lilienfeld sur sa chaîne YouTube : JPL fait des K7 chouettes <<<

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Mars 2018 – #55

Article extrait du Magazine Causeur



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est journaliste.

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