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Le petit oiseau tire une drôle de tête. C’est écrit sur les Photomatons : on n’a plus le droit de rigoler avec la photo d’identité. Finis le « Souriez, le petit oiseau va sortir », envoyés aux oubliettes les plus récents « Cheese » ou « Ouistiti Sex ». Ces aimables âneries qui amusent les enfants et vous poussent à adopter une mine enjouée lorsque le photographe vous « prend » en photo ne sont plus de mise. Mais au fait, que prend-on quand on prend en photo ? Qu’est-ce qui est pris ? Capturé ? Est-ce notre identité qui se trouve là, imprimée sur la bande de papier photosensible qui sort des nouveaux Photomatons ? Peut-on encore parler d’identité ? C’est bien ce qui est en jeu. Notre identité.

Pas de quoi faire un plat, dira-t-on. Et pourtant, les mots le disent : il s’agit d’une chose très sérieuse. Une affaire de biométrie. Nos passeports sont biométriques. Ce qui signifie que nous pourrons passer une frontière si les caractéristiques biologiques enregistrées sur nos passeports sont conformes à notre réalité corporelle. Corps, anticorps : la régulation des passages est désormais bâtie sur le modèle biologique du système immunitaire. Si je présente les bonnes caractéristiques biologiques, je passe, sinon, je ne passe pas ou plus difficilement. L’idée du corps pur, débarrassé des agents infectieux, l’idéal sanitaire, est là, juste derrière. Plus la globalisation prétend ouvrir les frontières et travailler à la dérégulation, plus les frontières internes à la globalisation deviennent dures à franchir. Exactement comme dans un corps : unifié, mais composé de parties distinctes.

Si on rigole, notre identité devient floue, car nos pupilles ne sont plus reconnaissables. Comme dans The Minority Report, le roman de Philip K. Dick. Ce qui nous permet de voir est aussi ce qui nous permet d’être vu. Contrôle intégré, contrôle intégral. Il y avait la photo (une technique et un art) d’un côté, et les matons (dans les prisons) de l’autre. Il y a synthèse avec le photomaton qui hybride l’écriture de lumière avec l’art de la surveillance pénitentiaire. Chacun devra être son propre flic. Aucune dérogation : il faut recommencer la photo autant de fois que nécessaire, jusqu’à ce que l’on parvienne à une représentation de soi dépourvue d’affect, c’est-à-dire de vie. Cela rappelle ces fabricants de cosmétiques qui promettent l’éradication des rides d’expression.

L’identité est une donnée objective. Elle ne dépend plus de vous. Mais pas non plus de l’autre. Elle est fournie par une machine inorganique qui fabrique les modalités de la reconnaissance de ces machines organiques que nous devenons. L’identité n’a plus rien à voir avec ce que l’on est, elle est ce qui permet d’être reconnu – et donc admis.

L’autre, le photographe, vous disait de sourire. La machine vous ordonne de ne plus rigoler. Car le rire, l’humour, le mot d’esprit font vaciller les certitudes et déjouent, dans l’entre-deux du nonsense, toute tentative de définir une identité. Anything is what it is and nothing else, dit la machine digitale cyclopéenne du photomaton. En face de ce nouveau Polyphème, il ne nous reste plus, pour mettre le système en court-circuit comme le fit Ulysse, qu’à prétendre que nous sommes Personne.

Le sourire comme ouverture à l’autre a vécu. Tout comme l’ouverture des frontières et le droit d’asile. Vieilleries. Sensibleries. Nous sommes désormais à l’ère du fermé. Sur la cabine du photomaton, la fille fait vraiment la tête.



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Dominique Quessada est philosophe. Il est l’auteur de deux essais parus aux Éditions Verticales, "La société de consommation de soi" (1999) et "L’Esclavemaître" (2002), d’un essai sur la photographie, "Le dos du collectionneur" (MEP-Méréal, 1999), ainsi que d’un récit, "Le nombril des femmes" (Seuil, 2001).

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