Accueil Édition Abonné Philippe Val: « Plus personne aujourd’hui ne publierait les caricatures de Mahomet »

Philippe Val: « Plus personne aujourd’hui ne publierait les caricatures de Mahomet »


Philippe Val: « Plus personne aujourd’hui ne publierait les caricatures de Mahomet »
Philippe Val Photo : Hannah Assouline

C’est l’histoire d’une vie réussie jalonnée de combats perdus. Dans Tu finiras clochard, comme ton Zola, Philippe Val raconte une existence qui l’a mené du cabaret au journalisme et des combats libertaires à la lutte contre l’islam radical. De son duo humoristique avec Font à la direction de France Inter en passant par Charlie hebdo, l’essayiste a vu une grande partie de la gauche renoncer à l’universalisme.


Elisabeth Lévy. Vous avez choisi la troisième personne et la forme romanesque pour raconter votre vie, qui est effectivement très romanesque.

Philippe Val. Cela m’a pris du temps. Pour écrire, il faut se libérer de soi-même. Comme je raconte une histoire qui est commune à beaucoup de gens, au moins par certains éléments, j’ai voulu que le personnage qui porte mon nom soit parmi les autres, et pas le narrateur des autres.

Tu finiras clochard comme ton Zola. Votre titre résume la distance qui vous a très vite opposé à votre milieu familial. Vos parents ne sont pas du tout des gens horribles, mais ils sont étrangers à vos émois d’adolescent pour la littérature, pour la beauté… Bref, vous éprouviez une forme de mépris pour leur côté terre à terre, mais peut-être vous a-t-il construit ?

Évidemment, on ne naît pas hors-sol. Je suis de là, de cette famille, de ces gens qui étaient des gens pauvres, probablement alcooliques dans la génération d’avant. Le père de ma mère faisait les trois-huit chez Renault, mon père était apprenti boucher à 12-13 ans… Et ils ont réussi. Après la guerre, mon père a travaillé comme une brute et il a fini par s’enrichir. Je suis donc né en 1952 dans la toute petite bourgeoisie d’après-guerre. Ce n’était pas un monde de l’abstraction, mais un milieu où le réel sautait à la gueule tout le temps…

Où le savoir comptait assez peu ?

Le savoir… C’était important, mais pas le plus important. Le plus important, c’était la force de travail. Se lever, bosser, le soir, avoir gagné sa journée. Un monde parisien, mais terrien. Mes parents coupaient de la viande…

C’est peut-être de là que vient votre rapport à la réalité, qui vous a empêché de suivre nombre de vos amis sur les pistes plus ou moins délirantes ouvertes par toutes les nuances de gauche.

Sans doute. Je le dois aussi au fait que ma formation politique a d’abord consisté à lire Zola et à écouter des chansons de Brassens ou de Ferré, Nougaro, Barbara. Alors bien sûr, en terminale, j’ai lu le Manifeste du parti communiste, mais déjà je n’y croyais pas, je n’aimais pas ça. Le premier philosophe que j’ai lu et aimé, c’était Nietzsche, certainement pas les théoriciens marxistes. Je suis entré dans le monde de la culture comme un animal égaré, sans être guidé par des professeurs ou des parents. J’ai forcé la porte à coups de pied, j’allais m’acheter des livres avec mon argent de poche. Quand on vient d’un milieu comme ça, on se sent con. Et on n’a pas envie de l’être. J’ai mis beaucoup de temps à me sentir un peu libre de penser.

Je me demande si cette fluidité culturelle est encore possible. En tout cas, votre livre retrace une existence personnelle passionnante. Artistes, politiques, médias, vous avez fréquenté des milieux très divers. Mais c’est en même temps le récit de beaucoup de combats perdus ! 

Oui et non. N’oubliez pas que ça se passe dans la seconde moitié du XXe siècle, qui est, avec le XVIe siècle et les guerres de religion, l’un des siècles les plus obscurs de notre histoire. Nous avons connu une véritable Bérézina des Lumières. À cette aune, on peut dire que nous avons accompli quelques trucs  : depuis la Seconde Guerre mondiale, en Europe de l’Ouest, on vit pas mal au niveau des droits, la personne humaine est respectée, les femmes et les hommes ont des droits égaux, sans oublier la contraception, le droit à l’avortement et la dépénalisation de l’homosexualité.

Mais c’est aussi cette logique des droits devenue folle qui est aujourd’hui à l’œuvre dans la fragmentation victimaire de la société et de l’imaginaire collectif.

La grande faillite de l’après-guerre, c’est de ne pas avoir compris les enjeux du savoir et de la culture, et d’avoir laissé la démocratie glisser sur une glace de plus en plus mince. Résultat, aujourd’hui, les gens n’ont pas le bagage nécessaire pour vivre en démocratie. Lorsqu’il donnait son premier cours à l’université de Nice, Clément Rosset, un philosophe que j’aimais beaucoup, disait aux élèves : « Je suis ici pour vous apprendre à penser par vous-même, ça ne sert à rien, vous n’y arriverez jamais. Maintenant on va commencer à travailler. »

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Certes, mais vous avez cheminé pendant trente ans dans une famille qui s’appelait la gauche. Lui appartenez-vous toujours ?

Je ne crois pas avoir beaucoup changé d’idées. C’est la gauche qui s’est retirée et m’a laissé sur le sable. Après qu’elle a trahi l’Europe, trahi la laïcité, et trahi Israël, elle est devenue infréquentable.

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C’est ce que j’appelais vos combats perdus. En tout cas, vous avez toujours été minoritaire. Ainsi, à partir de Mai 68, vous choisissez la gauche libertaire, quand les gauchistes tiennent le haut du pavé.

Je ne pouvais pas les voir, ils étaient dogmatiques et ennuyeux. Pourtant, à cette époque, ils m’aimaient bien ! Ils pensent – et ça durera jusqu’à Charlie Hebdo – qu’ils peuvent se servir de moi parce que j’ai un peu de notoriété, que je dis parfois des trucs marrants. Je me suis retrouvé dans ce milieu sans opinion politique très structurée. Alors évidemment, comme tout le monde à l’époque, j’étais contre la peine de mort, contre le racisme, pour les femmes, le droit des homos, et je le suis toujours, d’ailleurs… Contre le mal et pour le bien, mais je n’ai jamais cru une seconde qu’ils étaient étrangers l’un à l’autre.

À vous lire, on baigne néanmoins dans la joyeuse atmosphère de cette époque pompidolienne dont les Français ont la nostalgie. C’est aussi l’époque Font et Val.

C’est une époque où, d’abord, on rit beaucoup. Même les vrais gauchistes, disciples de l’Albanie d’Enver Hodja, viennent voir les spectacles de Font et Val. Ils nous considéraient comme des pitres, ce qu’on était, mais des bons pitres, on faisait rire des salles entières ! Et on pouvait se foutre de leur gueule. Je pense que vers 1972 ou 1973, le premier spectacle de gauche, mais brutalement anticommuniste, a été « En ce temps-là, les gens mouraient » de Font et Val. On ne mesure pas aujourd’hui le choc que c’était, pour des gens de gauche, d’entendre des horreurs sur le communisme.

Aujourd’hui, l’humour de gauche est devenu l’humour officiel. Notamment grâce à France Inter.

Autrefois, on disait que l’humour, c’était la politesse du désespoir, aujourd’hui, ce serait plutôt l’insolence de l’inculture…

Le conformisme est passé à gauche, le flicage est passé à gauche, le racialisme même est passé à gauche. N’est-ce pas l’échec de votre génération ?

C’est Waterloo. Imaginez qu’il y a aujourd’hui à l’Assemblée nationale des élus de gauche favorables aux Indigènes de la République. Par inculture, on a transformé les idées en valeurs morales. Elles sont donc indiscutables, sauf à commettre une faute morale, c’est à-dire un péché. Étonnant, comme cette génération qui se croit sans dieu, tombe sans le savoir dans le christianisme le plus étroit.

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N’avez-vous pas vous-même passé une partie de votre vie à vous battre contre des moulins abattus depuis longtemps ?

Oui et non, parce que tout de même, on s’attaquait à des cadres qui étaient encore très forts dans la société, très puissants – la famille, la répression de la sexualité, un conformisme d’expression… On sortait d’une période qui s’enorgueillissait d’être coincée.

Seulement, beaucoup ont continué et continuent encore à ferrailler contre les fantômes du patriarcat.

En effet, il est arrivé un moment où beaucoup de choses étaient réglées. La peine de mort était abolie, ce n’étaient plus les parents qui nous empêchaient de baiser, c’était le sida, et nous jouissions pleinement des droits démocratiques. Mais ils ont continué à se battre contre des puissances à terre et à voir des fascistes partout. Sur ce terrain, avec Font, on a eu des intuitions. Dès qu’on a vu monter les régionalistes, les autonomistes, les identitaires – d’extrême gauche, hein – que bizarrement les anars défendaient, on a commencé à se payer leur tête. On allait en Bretagne, au Pays basque, en Occitanie, comme ils disaient, ça nous faisait beaucoup rire, l’Occitanie, on disait des choses très irrespectueuses, très blasphématoires sur les identités régionales. Et ça passait. Les ayatollahs de la cause se forçaient à sourire, et leur – notre – public se roulait par terre.

Photo prise le 22 novembre 2001 à Paris du rédacteur en chef du journal Charlie Hebdo, Philippe Val. Photo : FRANCOIS GUILLOT / AFP)
Photo prise le 22 novembre 2001 à Paris du rédacteur en chef du journal Charlie Hebdo, Philippe Val.
Photo : FRANCOIS GUILLOT / AFP)

En même temps, Charlie Hebdo (que vous avez dirigé de 1992 à 2010) a longtemps regardé avec suspicion tout ce qui était tricolore.

Bien sûr, je venais d’une tradition anar, antimilitariste. Dans nos spectacles, avec Font, on était mondialistes, mais au fond de nous, on était aussi très français. J’ai toujours eu un intérêt passionné – et des sentiments partagés – pour la singularité française.

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Vous n’en avez pas moins appartenu à cette gauche dite morale, qui a renoncé à faire de la politique pour faire la morale au populo, avec ses rassemblements de people luttant courageusement à Paris 6e contre le fascisme, incarné chez nous par Jean-Marie Le Pen, voire par Nicolas Sarkozy et son ministère de l’Identité nationale…

De fait, ces vingt-cinq ou trente dernières années, la droite a prospéré sur les silences et sur les dénégations de la gauche. Elle traite le réel que la gauche a refusé de voir, elle fait à sa façon, mais elle le fait. On peut détester Trump, mais on ne peut pas contester qu’il s’est fabriqué sur des dénégations de la gauche américaine, sur l’emprise effroyable du politiquement correct, dans les universités, sur le fait qu’un homme et une femme ne peuvent plus prendre l’ascenseur seuls aux États-Unis. Les gens qui bâtissent leur discours politique sur la victimisation sont des cons. J’étais très proche de Marceline Loridan. Elle a survécu à Auschwitz aussi parce qu’elle ne s’est jamais considérée comme une pauvre petite chose qu’on peut broyer, elle se disait tous les jours : « Ils ne m’auront pas. » Sur les murs de la prison d’Avignon, alors qu’elle venait d’être raflée, elle a écrit avec un caillou sur le mur : « C’est presque une joie de savoir qu’on peut être aussi malheureux. » Après cette digression, je reconnais qu’on s’est quand même fait avoir par des gens qui étaient très talentueux, très intelligents, très convaincants : Sartre et tous ses héritiers. On ne pouvait pas ne pas marcher un peu avec eux, d’autant qu’on avait l’impression qu’il n’y avait qu’eux…

De Sartre à Mitterrand…

Bien sûr, de Sartre à Mitterrand. Sans oublier Deleuze, tous les profs de Vincennes. Il fallait être très fort, très construit intellectuellement pour pouvoir contredire ça. On était bluffés par leur aura. Et on trouvait que ceux qui les critiquaient étaient des sales cons ou des salauds. Donc bien sûr, on refusait d’être alertés par ce que remuait l’extrême droite, tout ce qu’elle touchait devenait tabou.

On peut même se demander si, sous la couche de racisme et d’antisémitisme, Le Pen ne disait pas quelques vérités. Il parlait d’immigration de masse, d’identité, d’islam… sujets qui nous préoccupent aujourd’hui. 

Pour ma part, je n’adhérais pas du tout à ce qu’il était et à ses façons de voir, mais j’entendais qu’il parlait de sujets réels, parce que j’ai compris très vite que le retour de Khomeiny en Iran marquait le début de la politisation de l’islam et de ce qu’on n’appelait pas encore radicalisation. À la fin des années 1970, un de mes amis est devenu salafiste. J’ai traversé l’Algérie avec lui, on a passé des heures à s’engueuler dans le désert, et en rentrant en France j’ai compris qu’on était en train de passer à côté d’un phénomène gravissime. Mais j’étais un peu seul…Et je me suis fait très vite pourrir dans les conversations, dans les dîners, et plus tard dans les colonnes des journaux.

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Peut-être, mais dans votre journal on fustigeait le racisme supposé du petit Blanc !

J’ai toujours détesté ça. Je disais à ce copain, prof de fac, qui a viré frère musulman radical : « Eh oh, ce n’est pas moi qui ai colonisé l’Algérie »… 

Et « Mon beauf », ça n’a pas un peu contribué à populariser cette image du franchouillard à rejeter dans les ténèbres de l’extrême droite ?

Absolument pas ! Je peux en parler de façon un peu autorisée. L’archétype de « Mon beauf », pour Cabu, c’était aussi le mec de la CGT.

On s’est rencontrés au cours d’un dîner chez vous, à Joinville, vers 2005. J’étais la seule à voter Sarkozy (et aussi la seule à avoir voté « non » au référendum). Vous, vous étiez très européiste et très anti-Sarkozy ! Aujourd’hui, vous êtes ami avec l’ancien président.

Au début, une relation amicale s’est installée pour une raison quasi familiale, c’est qu’il a épousé Carla, qui était une amie. Ensuite, il y a eu une autre raison, plus politique : Sarkozy a remis en cause un dogme auquel ses prédécesseurs n’avaient pas touché depuis la conférence du général de Gaulle sur Israël en 1967, celui de la politique arabe de la France. Il y avait urgence. Plus tard, j’ai trouvé qu’il gérait la crise des subprimes avec efficacité et courage.

Du coup, qu’est-ce qui vous distingue aujourd’hui de ceux qu’on appelle les « réacs », comme Alain Finkielkraut ?

J’aime beaucoup Alain Finkielkraut, comme tous ces artistes qui écrivent des choses très belles sur ce qui nous arrive. Je suis parfois d’accord et parfois non. Ce qui me distingue d’eux, c’est que, sur les questions sociétales, je suis vraiment libéral. Bien sûr, l’extrémisme de certaines revendications liées aux droits des femmes, des homosexuels et des identités en général a souvent abouti au plus débile des communautarismes, néanmoins je pense qu’à un moment donné, cette lutte était nécessaire. Dans cette perspective, je ne suis pas hostile à la GPA : ça existe, ça viendra, la filiation s’établira autrement, mais elle s’établira. Faisons confiance aux romans que les gens inventent pour pouvoir vivre.

En somme, il ne faut pas être accroché à un modèle anthropologique.

C’est ça. De même, je crois qu’il ne faut pas se crisper sur l’identité nationale. J’aime bien cette phrase : « J’ignore d’où je viens, j’ignore où je vais, j’ignore quand je vais mourir, j’ignore pourquoi je suis si joyeux. » Pour moi, il y a une hiérarchie des appartenances. Je ne nie pas l’importance de l’appartenance à un pays, à une langue, mais je pense qu’il y a une culture européenne depuis très longtemps, donc un peuple européen qui partage cette culture.

Si vous le dites. Il y a une sorte de charnière dans votre vie : vous passez de l’art à la politique. Vous devenez journaliste. Avec le nouveau Charlie, on vous découvre comme un contestataire à l’intérieur de la gauche, notamment contre les délires antiisraéliens, etc.

Vous pouvez vous arrêter là, parce que la guerre a commencé avec la question d’Israël, bien sûr. Me faire pourrir par les gauchistes, je m’y attendais. Que le reste de la gauche attende silencieusement l’issue du combat pour, finalement, choisir l’autre camp, cela m’a halluciné. Ça a commencé avec l’Intifada. À l’exception de quelques personnalités isolées, comme Bertrand Delanoë, Élisabeth Badinter évidemment, la gauche nous a laissés partir en danseuse devant le peloton, et nous a abandonnés ensuite en rase campagne. Je croyais avoir affaire à la gauche de Léon Blum, c’était devenu la gauche Tariq Ramadan.

N’empêche, vos éditos dans Charlie avaient tendance à dénoncer comme ennemis de la démocratie tous ceux qui critiquaient un peu trop l’Europe ou le libéralisme.

C’est que je pense encore qu’à terme, l’avenir fragile de la démocratie – et de la paix – est indissolublement lié à la construction d’une puissance culturelle et politique européenne. Faute de quoi nos économies et nos droits vont s’effondrer d’un même mouvement. Il suffirait d’accepter ce que nous sommes : Shakespeare et Hugo sont des poètes européens, Fellini et Bergman des cinéastes européens, Freud et Darwin des génies européens, Goethe et Cervantès des esprits européens…

Je ne vais pas vous casser le moral avec le déclin de la culture. À France Inter, vous avez affronté à la puissance mille la « résistance » extrême gauchiste. Vous tirez de cette expérience sur cette lointaine planète qu’est la radio publique un chapitre drôlissime. Pourtant, vous n’avez pas dû rigoler tous les jours. 

Bien sûr, j’ai rigolé tous les jours au moins une fois… Pas toujours pour des raisons très charitables, je l’avoue. Mais je comprends qu’avec l’ambiance qui a régné autour de ma nomination, certains collaborateurs pensaient qu’ils n’avaient rien à voir avec un type comme moi. Au contraire, je me reconnaissais en eux, forcément, et j’avais envie de les emmener un peu ailleurs.

Pour votre cinquième ou sixième existence, vous envisageriez la politique en vrai ?

Non, non. Vraiment, je ne suis pas fait pour ça. Je m’intéresse davantage à Chopin et à Proust qu’aux catéchismes politiques. La politique doit rendre possible la liberté des créateurs, le reste suivra.

Le 7 janvier 2015, vos amis et votre compagnon de presque toujours, Cabu, sont assassinés. Vous avez déjà évoqué ici la période qui va du procès des caricatures de 2006 à l’attentat [tooltips content= » Entretien avec Daniel Leconte, dans Causeur n° 21, février 2015″](1)[/tooltips]. Malgré nos proclamations d’alors, on dirait qu’une partie de la France est prête à sacrifier la laïcité et la liberté d’expression sur l’autel du respect des minorités sensibles. 

Il est certain que plus personne aujourd’hui ne publierait les caricatures de Mahomet. Alors, je continue ma petite aventure avec ceux qui le veulent bien. Quand Tareq Oubrou m’invite à m’exprimer à Bordeaux devant des musulmans, j’y vais et on parle du blasphème, de la nécessité de rire du sacré. Cela dit, dans ces combats là, on est beaucoup moins seuls qu’il y a quinze ans. Une partie de la gauche s’est réveillée. Au Printemps républicain, à la Fondation Jean-Jaurès ou dans le think tank L’Aurore, par exemple, il y a beaucoup de gens qui prennent en considération le réel et les périls, intellectuels et politiques, d’aujourd’hui.

Peut-être, mais au-delà de la question islamiste, la raison est de moins en moins notre monde commun.

C’est une évidence et certains journalistes, qui devraient exprimer le rappel à la raison, participent à la confusion. Sur les plateaux télé, quand il est question de sujets sensibles comme l’incendie de Notre-Dame ou les gilets jaunes, ils laissent parfois passer des choses hallucinantes, soit parce qu’ils ne sont pas outillés pour les contester, soit parce qu’ils ont peur de fâcher leur rédaction ou de contrarier une partie de leur public. Il y a un autre phénomène inquiétant : quelqu’un qui achète Charlie Hebdo ou Causeur sait qu’il peut tomber sur des articles avec lesquels il n’est pas d’accord. Mais de plus en plus de gens, en particulier les jeunes, ne s’informent que par les réseaux sociaux, où ils ne cherchent que l’information qui conforte leurs convictions. Ainsi, ils ne sont plus confrontés à la contradiction. Ça, c’est une catastrophe de civilisation.

Dans les années 1970, il y avait les gauchistes, les communistes et la droite. On ne connaissait pas ce foisonnement médiatique. Et pourtant, on a l’impression que le débat était plus libre.

Oui, il était plus libre. Et de meilleur niveau. Surtout, il pouvait y avoir un débat. J’aime la polémique, mais je n’aime pas le pamphlet, car il exclut l’adversaire intellectuel de l’humanité. Née plutôt à droite au moment de l’affaire Dreyfus, l’humeur pamphlétaire est aujourd’hui passée à gauche. Ruffin, Mélenchon n’ont plus d’autre argument que la diabolisation de leurs adversaires. Et le plus inquiétant, c’est que les romanciers sont atteints par ce sectarisme. Dans Quatre vingt-treize, de Victor Hugo, il y a des héros vendéens. Aujourd’hui, même dans un roman, l’adversaire doit être une ordure. Le résultat, c’est que beaucoup de romanciers sont mauvais. Ce sont des petits sociologues, bornés à une vision bourdieusienne du monde. En effet, depuis que Bourdieu a détrôné Aron, la sociologie française est agonisante, obnubilée par le déterminisme social. Et les comiques font de la sociologie de bazar et partagent le monde entre bons et méchants. Comment voulez-vous qu’ils soient drôles ?

Des membres de l'équipe de Charlie Hebdo dont les dessinateurs Cabu, Charb, Riss, Tignous et Honoré Julien Berjeaut aka Jul and Catherine Meurisse posent devant les bureaux de l'hebdomadaire satirique, le 15 mars 2006 à Paris. Photo: JOEL SAGET / AFP
Des membres de l’équipe de Charlie Hebdo dont les dessinateurs Cabu, Charb, Riss, Tignous et Honoré Julien Berjeaut aka Jul and Catherine Meurisse posent devant les bureaux de l’hebdomadaire satirique, le 15 mars 2006 à Paris.
Photo: JOEL SAGET / AFP

L’humour occupe une grande place dans votre vie d’artiste et d’homme. Ça aussi, c’est en train de disparaître, alors qu’on peut se faire virer pour une mauvaise, voire pour une bonne blague. 

Finalement, l’humour, c’est peut-être une question de style, si le style est l’expression de l’inconscient. Un comique stylé, c’est un comique qui s’englobe dans ce qu’il moque. Il n’y a pas de grâce sans rire, sans imaginer parfois qu’il y a des dieux rieurs derrière les nuages. Alors, il est vrai que le rire est sinistré par les comiques-sociologues que j’ai évoqués. Cela dit, j’ai récemment assisté au spectacle de Jérôme Commandeur, qui m’a bien fait éclater de rire, comme Blanche Gardin, dont le spectacle est étonnant. Il y a seulement cinq ou six ans, des gens comme ça n’existaient pas.

Quatre ans après l’attentat de Charlie Hebdo, vous vivez toujours sous surveillance. Avez-vous peur ? Avez-vous le sentiment d’être abandonné dans votre combat pour la liberté ? Cette journée funeste a-t-elle changé ce que vous êtes ?

Je n’ai pas peur, parce que je me sens bien protégé. Quand on se bat pour ce qu’on aime, il faut absolument avouer qu’on y prend du plaisir. Si je ne croyais pas à certaines choses, ma vie serait moins intense. Donc je suis payé. C’est un mauvais moment pour la liberté. Beaucoup de nouvelles libertés acquises pendant ce demi-siècle sont, en réalité, beaucoup moins bien acceptées qu’on ne le pense, dans une certaine partie de la population. Et ça nourrit une colère qui parle d’autre chose, parce que la cause – le refus de ces libertés – est encore indicible, sauf chez les religieux. Je pense que, par exemple, le mariage homosexuel ou le droit à l’avortement et les droits des femmes en général restent, dans un inconscient collectif, comme des éléments destructeurs d’un ordre fantasmé du monde d’avant. Les attentats nous ont tous changés à des degrés divers. Avant, il semblait dans l’ordre des choses d’avoir des moments de fantaisie, de ressentir de la joie. Après j’ai compris que la fantaisie et la joie étaient une victoire sur moi-même et sur le monde. Ça l’était sans doute déjà avant, mais je ne le savais pas aussi nettement.

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Été 2019 - Causeur #70

Article extrait du Magazine Causeur




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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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