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Obscur pour le pouvoir, mais clair pour le citoyen!

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Sur les questions régaliennes, les positions scandaleuses du Nouveau Front populaire seront facilement combattues par la droite, alors que face à un Macron qui louvoyait, la tâche était moins aisée.


La dissolution a engendré ses effets sur le plan électoral. Le Front républicain est parvenu à ses fins : les résultats du premier tour en faveur du Rassemblement national ont été détournés et ont abouti, après le second, avec des Républicains qui ont fait plutôt bonne figure, à la constitution de trois groupes avec le Nouveau Front Populaire en tête, suivi par Ensemble qui s’en tire bien mieux que prévu grâce au verbe et à l’action de Gabriel Attal qui a pris sans la moindre équivoque ses distances avec le président – il n’a « pas voulu la dissolution » mais il ne l’a « pas subie » – avec le RN en queue malgré le plus grand nombre de voix obtenues, contre tous les pronostics et à la grande joie du peuple de gauche et d’extrême gauche.

Mélenchon, chef autoritaire du « peuple de gauche »

Pas de « notre » peuple comme l’a affirmé Jean-Luc Mélenchon le 7 juillet au soir sur un ton comminatoire, manifestant de manière limpide qui sera le patron dans cette unité conjoncturelle dont on attend les premières déchirures qui ne sauraient tarder. Comme on pouvait s’en douter, l’Élysée s’est délivré un satisfecit en estimant que la clarification souhaitée s’était produite et que l’intuition présidentielle avait été la bonne. Alors que de l’avis général, la complexité parlementaire s’est au contraire accrue et que l’aptitude à gouverner sera encore plus malaisée qu’avant. Il est intéressant de relever que Brice Teinturier, pour IPSOS, a considéré que la défaite la plus lourde est celle du macronisme qui perd un nombre impressionnant de députés. Le RN a augmenté sensiblement le nombre de ses députés, dont le groupe est presque équivalent à celui d’Ensemble, même s’il est nettement inférieur au score qui lui était promis.

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Malgré l’intervention belliqueuse de Jean-Luc Mélenchon enjoignant à Emmanuel Macron de nommer le futur Premier ministre au sein du NFP qui appliquera, sans la moindre réserve, « rien que son programme mais tout son programme et selon le rythme prévu », les choses ne seront pas simples pour lui. D’abord parce qu’Olivier Faure et François Hollande ont évoqué les compromis qui seront nécessaires et que le premier a eu l’élégance politique de souligner que la multitude des électeurs du RN, avec leurs attentes et leurs frustrations, devrait être prise en charge. À supposer que dans le cours du mois de juillet le président (qui a perdu avec la dissolution et ses conséquences tout crédit auprès de ses troupes et de ses alliés) obtempère et nomme un Premier ministre soit choisi par le NFP et validé par lui soit choisi par lui-même, il faudra bien que la majorité relative de gauche, pour espérer pouvoir faire voter son programme, tente de créer des liens et favorise des ententes avec le macronisme. Avec le paradoxe que certaines de ses mesures les plus radicales auraient plus de chance de complaire aux députés RN qu’à ceux d’Ensemble. Je ne doute pas qu’avant la nomination du Premier ministre, le registre politicien va s’en donner à cœur joie et que, derrière les apparences de pureté et d’intégrité, les coulisses surabonderont en manœuvres et en connivences et complicités occultes.

Pour la droite, le NFP sera plus facile à combattre que Macron

Mais si les choses aujourd’hui sont obscures pour le pouvoir, le citoyen que je suis bénit le climat actuel. Il n’y aura plus de « en même temps », d’ambiguïtés, de nuit et de jour mêlés, de oui ce jour et de non demain, de deux poids deux mesures, il n’y aura plus ce malaise – pour beaucoup de citoyens contraints hier par honnêteté de ne pas tout critiquer – de saluer des lumières malgré les ombres, de ne pas oublier, en critiquant le pire, le meilleur qui avait pu surgir dans telle ou telle activité ministérielle, dans un propos présidentiel ou grâce à une mesure valable. Le macronisme avait ceci de compliqué, paradoxalement, qui ni son chef ni sa politique ne pouvaient être bêtement et absolument rejetés. La nuance qu’il convenait de ne pas sacrifier au sein d’une dénonciation globale représentait un effort. La pente du « Tout ou Rien » est si tentante et si confortable ! Avec le NFP, mes états d’âme vont se dissiper. Je ne suis pas suffisamment compétent pour contredire les spécialistes qui en grande majorité prévoient une catastrophe financière, économique et sociale. En revanche sur le plan régalien, je dois constater que les préoccupations fondamentales des Français seront au mieux négligées, au pire méprisées. Dans le programme du NFP sur ce plan, seules les violences policières sont ciblées. Immigration, justice, autorité, identité, ordre, soutien aux forces de l’ordre, impartialité des instances de décision, autant de problématiques et d’exigences dont je crains qu’elles ne soient laissées à l’abandon puisque, contrairement à ce qu’elles prétendent, gauche et extrême gauche en sont encore restées à cette triple aberration : la société est coupable, il faut plutôt comprendre les transgresseurs que les sanctionner et la prison est criminogène. Le Syndicat de la magistrature et le NFP, même combat, même politique !

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La clarification n’a pas été faite sur le plan politique. Bien au contraire. Mais pour moi, si.

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Personne ne sait dire si le RN a gagné ou perdu

Si la théorie du plafond de verre est bidon, et si 10 millions de Français ont voté pour porter Bordella à Matignon, le barrage du « front républicain » a été beaucoup plus efficace que prévu au second tour de nos élections législatives. De nombreux candidats RN ont été battus sur le fil, avec de tout petits écarts de voix. Analyses


On ne va pas répéter une nouvelle fois la célèbre réplique du cynique Tancredi à son oncle le prince de Salina, mais il a encore une fois fallu que « tout change » pour que… peu ne change. La dissolution a accouché d’une créature de Frankenstein politique sans qu’elle n’ait pour autant bousculé les grands équilibres des élections de 2022. Les Français ont sagement posé leur barrage face à un Rassemblement national en nette progression, sans être toutefois en mesure de dominer la vie institutionnelle française.

Le RN : défaite ou victoire ?

En ayant quasiment doublé ses effectifs à l’Assemblée nationale, passant de 88 députés à 143 élus dont 17 « ciottistes », le Rassemblement national pourrait se réjouir d’être le parti politique le mieux représenté sous les ors du Palais Bourbon. Plus encore, la formation de Marine Le Pen a enregistré 8.745.081 voix auxquelles il convient d’additionner les 1.364.947 voix des candidats LR-RN. Ce sont donc 10.380.028 Français qui ont voté pour l’Union Nationale et pour porter Jordan Bardella à Matignon. Un chiffre record pour ce parti aux élections législatives, évidemment. Sur le papier, les comptes sont donc bons.

La réalité est toutefois légèrement différente. Après s’être projetés au pouvoir pendant un mois, les électeurs et les cadres du Rassemblement national doivent ressentir une certaine amertume. Les ministères se sont éloignés et les ambitions de nombreux candidats se sont fracassées sur le mur de l’implacable arithmétique électorale. Ils sont d’ailleurs nombreux, environ une quarantaine, à avoir échoué à moins de 2.000 voix du graal. Parmi lesquels, quelques candidats à quelques dizaines ou centaines de voix, dont Marie-Caroline Le Pen dans la Sarthe, ou Cédric Delapierre malheureux dans l’Hérault. Record battu avec Cyrille Grangier qui a perdu pour 35 voix dans la troisième circonscription de l’Ardèche ! Aut Caesar, aut nihil

L’inverse est cependant aussi vrai, de nombreux candidats du Rassemblement national ne devant leur salut qu’à quelques centaines d’électeurs. Citons notamment les trois élus miraculés de Dordogne, Manon Bouquin dans l’Hérault ou bien les deux « marionistes » passés en triangulaires dans la Drôme et les Bouches-du-Rhône (Thibaut Monnier et Gérault Verny). Il s’en est donc fallu de peu que ce groupe se réduise à une petite centaine de députés ou se gonfle à 180 députés. Reste une loi d’airain de la vie politique : on ne peut pas excéder ses forces.

Le premier constat à formuler est que les électeurs Le Pen du premier tour de 2024 sont les électeurs des législatives de 2022 renforcés par une part non négligeable des électeurs du deuxième tour de 2022 décoincés par ce « dépucelage ». On le constate parfaitement avec la huitième circonscription de l’Hérault qui a été perdue d’environ 400 voix en 2022 comme en 2024, mais où le candidat Delapierre du Rassemblement national a presque doublé son score au premier tour. Le Rassemblement national n’a finalement enregistré aucune progression structurelle entre 2022 et 2024 … à ceci près qu’il suscite une adhésion immense dès le premier tour. C’est l’enseignement principal du scrutin le concernant. Il a en réalité capitalisé sa progression d’entre les deux tours de l’élection présidentielle de 2022. Au-delà de ce mur de 13 millions de voix, la source se tarit. Ce qui signifie donc qu’il reste 18 millions de votants inscrits sur les listes électorales qui lui sont hostiles et lui feront barrage, à droite comme à gauche. 

Parti Calimero

La méthode d’analyse d’une élection est simple. Il faut oublier les idéologies et s’en tenir à des invariables dans un raisonnement en entonnoir. On étudie en premier lieu le rapport de force potentiel entre les différents « blocs », tout en comprenant que le Rassemblement national et ses alliés forment un bloc isolé bénéficiant d’un faible report de voix, nonobstant la radicalisation de La France Insoumise qui aurait pu avec un temps de maturation supplémentaire infuser et « diaboliser » un peu plus la gauche. Comme nous l’avons vu, le potentiel maximal du Rassemblement national reste pour l’heure son second tour de la présidentielle de 2022. Ensuite, on prend ce résultat et on le rapporte à l’échelon qui nous intéresse (canton, commune, municipales) tout en le pondérant avec les résultats des élections locales précédentes.

Ce n’est qu’après avoir bien examiné ces données qu’on ajoute les éléments conjoncturels commentés dans l’actualité et les enjeux locaux : la personnalité des candidats en présence et leur implantation locale, les faits divers, les « dynamiques », les sondages ou encore les polémiques. En plus d’avoir été surévalué par les médias et les adversaires afin de rendre le front républicain plus efficace, le Rassemblement national a dû composer avec une semaine très difficile sur le plan médiatique, où des candidats plus ou moins folkloriques ont été étrillés dans la presse.

La France pourrait revoter assez vite

Si au premier tour la personnalité des candidats et les polémiques n’ont que peu d’incidence, ces faits sont bien plus importants dans des seconds tours qui se jouent ric-rac. Lors des duels, les candidats qui étaient confrontés au Rassemblement Nntional ont donc pu bénéficier de petits bonus quand leurs adversaires avaient un léger malus dans l’électorat indécis et flottant. De fait, un élu local ou militant associatif bénéficiera sur le terrain d’un petit avantage qu’un candidat parachuté avec un chapeau à plumes, quand bien même serait-il très prestigieux ou connu, n’aura pas. De la même manière, les impressions négatives – politique étrangère, mode de gouvernance, représentation sociale – peuvent s’accumuler et s’imprimer dans la sphère des Idées, ternissant l’image de candidats valeureux sans qu’ils n’y puissent quoi que ce soit.

Pourtant, malgré cette progression en demi-teinte, le parti de Marine Le Pen s’inscrit désormais plus avant dans la vie politique française, couvrant d’immenses fiefs dans le nord et sur le pourtour méditerranéen, mais aussi progressant fortement dans un ouest granitique toujours globalement rétif. Il n’a toujours pas d’alliances envisageables à l’échelle nationale, mais pourrait s’inviter discrètement dans quelques alliances aux prochaines élections municipales et poursuivre son ancrage territorial. Bref, l’avenir n’est pas sombre pour le parti de Le Pen sans qu’il soit totalement assuré. Avec 143 députés probablement répartis en deux groupes, le Rassemblement national aura une carte à jouer face à un Emmanuel Macron qui aura toutes les difficultés du monde à former une majorité crédible. La suite au prochain épisode, peut-être plus vite qu’on ne le croit.

Baccalauréat: l’école n’est pas finie!

Le savoir rend libre. L’ignorance rend esclave. Quand se décidera-t-on à graver ces mots tout simples au fronton de nos écoles ?


Il faut, c’est l’évidence même, revitaliser notre système éducatif, réconcilier l’école de la République avec sa fonction originelle qui est de dispenser pour tous et partout le savoir, la connaissance. Ce savoir pour tous qui, répétons-le encore et encore, est le fondement même du principe démocratique. « Il convient que le peuple soit éclairé », écrit Montesquieu. La formulation, certes, fleure la condescendance du temps, mais la prescription n’en est pas moins d’une absolue pertinence.

La République de Jules Ferry et de quelques autres s’attachait à bâtir une école dans chaque hameau, à chaque carrefour du pays, ou presque, afin que soit entreprise la mise en œuvre de la sentence de Montesquieu. Jusque dans la plus reculée des campagnes, l’enfant de France doit pouvoir être nourri du même corpus de connaissances que l’enfant des villes. Le petit paysan, l’enfant d’ouvrier comme le rejeton du bourgeois doivent avoir cela – au moins cela, à défaut de cent autres choses – en commun. C’est ainsi qu’on fabrique – oui, qu’on fabrique, j’assume le terme – un peuple éclairé, qu’on forme des citoyens capables de choisir en toute liberté, c’est-à-dire en parfaite connaissance de cause parmi les offres politiques, sociales, culturelles qu’on leur présente ; des citoyens armés mentalement, intellectuellement pour être en mesure de se soustraire aux enfumages de l’obscurantisme protéiforme dont on voit bien qu’il prospère aujourd’hui comme jamais au cours des deux derniers siècles. On en est – un exemple entre cent autres – à subir la haute science d’un rappeur à tapis rouge dans les médias autorisés professant sans rire et  avec succès que les pyramides d’Égypte étaient autant de centrales électriques et les obélisques des antennes de haute technologie. Bien évidemment, toutes ces belles inventions auraient été finalement pillées sans vergogne par l’Occident, ou si préférez par ce fumier d’homme blanc. Le pire est que face à cela on ne bâtit plus les digues, les remparts. On se couche. On se soumet. On abdique. Autre exemple, d’une tout autre importance, voile, abaya, qamis à l’école. Pour combattre cela, au lieu d’aller s’embourber dans d’abscons et interminables débats byzantins sur le concept de laïcité, les politiques seraient bien inspirés de choisir la voie du courage. Le courage d’affirmer tout tranquillement, ce que nous sommes, nos mœurs, nos règles de vie, bref ce que nous revendiquons d’être et ce que notre école devrait se faire une gloire – oui, une gloire – d’enseigner.

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Que nous disent ces vêtements emblématiques, si ce n’est une forme d’adhésion à un système d’organisation sociale dans lequel la femme n’est pas l’égale de l’homme, l’homosexualité un délit, voire un crime, la polygamie un accommodement tout à fait acceptable ? Autrement dit, l’exact opposé de ce dont l’école de la République est à la fois le sanctuaire et le messager. L’exact contraire de ce qu’elle est en charge d’apporter à la jeunesse qui lui est confiée. C’est un peu comme si un quidam se présentait pour intégrer une équipe de foot en annonçant d’emblée, crânement, qu’il se fout des règles du hors-jeu et qu’il ne se privera pas de pousser le ballon avec la main si cela lui chante. On lui objecterait avec raison. « Vous vous trompez et de discipline sportive et d’endroit… »  Sauf que, si ce quelqu’un, au lieu d’être tout seul devenait plusieurs, nombreux, de plus en plus nombreux, on en viendrait nécessairement tôt ou tard à se poser la question de la nécessité de modifier le règlement. Ainsi de l’école, où avec le nombre grandissant de porteurs de tels signes, on devra – qu’on le veuille ou non – renoncer à promouvoir haut et clair l’égalité entre l’homme et la femme, le droit à l’homosexualité, etc, etc. Nul ne l’ignore, d’ores et déjà, censure et autocensure sont à l’œuvre lorsqu’il s’agit d’aborder l’enseignement de certains moments de l’histoire. La shoah notamment. Est-ce bien ainsi qu’on compte fabriquer un peuple éclairé, former des citoyens réellement libres, agissant en conscience, établissant leurs choix de vie en toute indépendance et en parfaite connaissance des tenants et aboutissants ? Poser la question en ces termes, c’est évidemment y répondre.

L’apprentissage de la volonté

Cela dit, l’école – l’école telle qu’elle doit être – n’est pas que le lieu d’acquisition du savoir. Elle l’est aussi de l’apprentissage de la volonté. La volonté, cette vertu mentale sur quoi se fonde tout autant que sur la connaissance la liberté de l’être humain. Le philosophe Alain exprime cette vérité on ne peut plus clairement lorsqu’il écrit : « Les épreuves d’écolier sont des épreuves pour le caractère, et non point pour l’intelligence. Que ce soit orthographe, vers ou calcul, il s’agit d’apprendre à vouloir. » On ne peut mieux dire.

Certes, l’école de la République n’est pas finie. Il se trouve en son sein maints personnels de forte conviction et de qualité qui, à bas bruit et se sentant bien seuls, s’ingénient à tenir la barre. Aussi, est-il grand temps que la cloche sonne la fin de la récréation. La récréation de quatre ou cinq décennies d’un pédagogisme débilitant, démagogique ad nauseam qui est tout de même parvenu à reléguer à parfaite égalité de non-valeur ignorer et savoir, connaissance et ignorance, sachant et ignare.

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Bourdieu le père tout-puissant de cette religion-là a réussi, lui, à consacrer cette formidable imposture d’une phrase : « L’action pédagogique n’est que l’imposition d’un arbitraire culturel par une violence symbolique. » L’écolier, l’élève ne serait donc en fait qu’une triple victime. Victime d’une « imposition », victime d’un arbitraire, victime d’une violence. Faut-il rappeler ici que c’est à son passage par cette imposition, cet arbitraire, cette violence que Bourdieu soi-même a pu acquérir les armes, les moyens intellectuels d’accéder à cette liberté de pensée qui – elle et elle seule – lui a permis de devenir ce qu’il est devenu, de faire les choix philosophiques, politiques, culturels qui ont été les siens. Au fond, sans le savoir, c’est un formidable hommage que, par le simple fait d’être ce qu’il était, il a rendu à l’école de la République. Contradiction, certes, mais contradiction fertile et noble s’il en est. Comme quoi les voies de Bourdieu, elles aussi, sont impénétrables.

Comment être philosémite?

Les juifs attendent-ils vraiment qu’on les « aime », ou plutôt qu’on ait pour eux suffisamment de respect pour les laisser vivre en paix?


Peu nombreux furent ceux qui méritèrent le titre de Justes à l’époque où les nazis, secondés par les collaborateurs français, se déchainaient contre les juifs. Du moins savait-on alors à quoi on s’exposait, et pourquoi on le faisait. Se sentait-on pour autant philosémite ? Aux yeux de la plupart des Justes – des gens simples souvent, plus que des intellectuels – cela « ne se faisait pas » d’envoyer des familles entières à l’abattoir et de gazer des enfants. Point n’était besoin d’« aimer » spécialement les juifs pour s’opposer à leur extermination. En serait-on encore capable aujourd’hui où l’antisémitisme à nouveau sévit, orchestré cette fois par l’islamisme radical ? Il devrait être au moins possible de témoigner aux juifs de France et d’ailleurs solidarité et sympathie tout en restant conscient de la complexité de la situation au Proche-Orient. Car les milliers d’enfants palestiniens qui sont déjà morts ou vont mourir sous les bombes n’autorisent pas à condamner globalement « les juifs », d’autant qu’une bonne partie des Israéliens combat la politique du gouvernement Netanyahou et souhaite la paix avec ceux des Palestiniens qui la veulent aussi.

Amitié mystique

Comment donc être philosémite aujourd’hui ? Si le mot « philosémitisme » est si peu utilisé alors que son contraire l’est à l’excès, c’est probablement autant parce que la haine des juifs connaît une nouvelle flambée, que parce que personne ne sait clairement ce que ce terme veut dire et comment l’employer à bon escient. Les juifs d’ailleurs attendent-ils qu’on les « aime », ou plutôt qu’on ait pour eux suffisamment de respect pour les laisser vivre en paix ? Car le philosémitisme, Pierre-André Taguieff l’a bien montré[1], n’est souvent qu’un anti-antisémitisme protestataire, qu’un contre-courant en soi salutaire mais qui ne préjuge en rien de l’affection qu’on peut avoir pour « les juifs », si tant est que cette généralisation ne soit pas en soi abusive. Quand la France s’est coupée en deux à propos de l’affaire Dreyfus, il y eut ceux qui se contentèrent comme Zola (J’accuse) de réclamer justice – c’était déjà beaucoup ! – et ceux qui, tel Péguy, ajoutèrent à leur militantisme républicain une « amitié mystique » avec les juifs dont témoignent ses relations fraternelles avec Bernard Lazare.

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Si le philosémitisme demeure ambivalent, c’est que sa nature et sa portée changent en fonction de la motivation qui l’anime, et de la prise réelle ou fictive de risques que cette attitude favorable aux juifs induit. Se dire philosémite aujourd’hui n’est pas sans risques, mais encore faut-il savoir pourquoi on éprouve le besoin de se définir ainsi : par souci de ne pas commettre une injustice, ou pour payer une sorte de dette à l’endroit d’un peuple – mais les juifs en sont-ils un ? – qui n’a comme aucun autre été persécuté alors qu’il a tant apporté à l’humanité ? Mais alors que l’antisémite actuel ne prend même plus la peine d’argumenter pour tenter de justifier sa détestation des juifs comme on le fit aux XIXe et XXe siècles, le philosémite peine à formuler clairement les raisons de l’attachement qu’il leur porte.

Passions

On peut en effet se recommander d’un universalisme abstrait au nom duquel les juifs ne sauraient être exclus de l’humanité et méritent comme tous les êtres humains protection et respect. Ce fut la position des Lumières qui permit l’émancipation des juifs, en France d’abord (1791) puis un peu partout en Europe. Or, si c’est là un acquis non négociable, il ne contient aucun philosémitisme avoué, et conduit plutôt à une neutralité pouvant même aller jusqu’à une négation de la « judéité », telle que les juifs la revendiquent et non telle qu’on cherche à la leur imposer. Est-ce à dire qu’en tant qu’individus, communauté mais certainement pas « race », les juifs ne répondent adéquatement ni aux exigences de l’universalité formelle qui tend à les déposséder de toute identité, ni à celles de la singularité culturelle tant sont diverses leurs particularités quant aux langues parlées – 72 dans toute la diaspora ! –, aux cultures représentées, et aux choix politiques et religieux assumés.

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On se souvient de la scène de Manhattan où Woody Allen, déprimé, énumère les raisons d’aimer la vie. Ces raisons ont-elles jamais empêché quelqu’un de se suicider ? Il en est un peu de même quand on égrène les qualités des juifs en espérant qu’elles vont décourager les antisémites. C’est peine perdue car l’antisémitisme est une « passion triste » (Spinoza) qui se nourrit d’elle-même et n’a que faire des arguments des philosémites qui peuvent d’ailleurs se révéler tout aussi passionnels. Rien de plus ambigu donc, et contreproductif, que cette sorte de « discrimination positive » consistant à faire valoir les qualités, talents et mérites justifiant que les juifs aient le droit d’exister comme les autres hommes. Généralement de bonne foi, le philosémite empressé mesure mal ce qu’il y a d’odieux dans le seul fait de prétendre évaluer ce qui vaut aux juifs la considération des non-juifs. À chacun par ailleurs son évaluation, et à toute qualité réelle ou imaginaire pourraient être opposés un défaut, une insuffisance, une prétention inacceptable.

Mieux vaudrait peut-être se demander si ce tout petit peuple n’est pas, en Israël mais aussi dans le monde, le laboratoire où se cherche une humanité encore « en souffrance » et dont l’unité – mais de quel ordre ? – inclurait nécessairement la diversité. Du destin d’Israël dépendrait en ce cas davantage que la survie du monde occidental face au terrorisme islamique. Tout philosémite respectueux pourrait plutôt dire comme Maurice Blanchot : « Je suis avec Israël quand Israël souffre. Je suis avec Israël quand Israël souffre de faire souffrir. [2]» Essayons donc d’être au moins équitables envers les juifs, avec l’espoir de nous comporter s’il le fallait comme des Justes.

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[1] Pierre-André Taguieff, Sortir de l’antisémitisme ? Le philosémitisme en question, Odile Jacob, 2022.

[2] Maurice Blanchot, « Ce qui m’est le plus proche… », Globe, n°30, juillet-août 1988, p. 56.

Ces charlatans qui ont fait de la démocratie un jeu de dupes

Le patron des LR Éric Ciotti, qui s’était allié avec le RN de Jordan Bardella sans être suivi par le gros des troupes, a dénoncé un «coup d’État institutionnel et politique» à l’issue des élections législatives.


Les citoyens veulent moins d’immigration, moins d’impôts? Ils en auront plus encore. Ils veulent s’inscrire dans la continuité historique de leur nation millénaire? Ils subiront davantage les assauts de la nouvelle France multiculturelle et de ses minorités quérulentes. Ils veulent la droite? Ils auront la gauche. Ainsi fonctionne, cul par-dessus tête, la démocratie française.

Le front de la honte victorieux

Le RN a rassemblé hier soir, à l’issue du second tour des législatives, 8,7 millions de voix, tandis que le NFP en a alignées 7 millions et Ensemble 6,3 millions. Mais c’est l’extrême gauche (NFP) qui engrange 182 députés, la macronie (Ensemble) 163 et le bloc national…143.

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Jean-Luc Mélenchon, immédiatement après 20 heures et au nom de LFI (70 députés), s’est même précipité devant les télévisions pour s’approprier la victoire, en oubliant de la partager avec les socialistes et les verts. Ceux des bourgeois des villes qui ont soutenu son front de la honte, en croyant résister ainsi à un fascisme d’opérette, auront à assumer leur créature : un parti antisémite et violent qui a immédiatement réclamé de taxer les riches pour financer un programme social évalué à près de 200 milliards d’euros. Une fois de plus, des charlatans ont fait de la démocratie malade, avec la bénédiction d’Emmanuel Macron, un jeu de bonneteau. Les dupés de 2005, qui avaient vu leur refus de la constitution européenne annulé par le système, revivent la même embrouille.

Le RN, premier parti de France

Les magouilles d’appareils, les alliances contre nature, les hystéries médiatiques sur la « lèpre » et la « peste » que porterait le RN ont montré le visage de ces « démocrates » qui n’ont comme obsession que d’étouffer la voix des peuples indociles.

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Macron, par sa dissolution irréfléchie, a certes emporté une victoire apparente en entravant la dynamique du RN. Dans une centaine de circonscriptions, le parti de Jordan Bardella a échoué de justesse (un ou deux points), tout en restant le premier parti de France. La satisfaction que peut sans doute éprouver le chef de l’Etat reste donc fragile. D’autant que l’apprenti sorcier laisse une France ingouvernable. Le « front républicain » a même fait élire un triple fiché S, Raphaël Arnaud (LFI), dans le Vaucluse. Ni l’exécutif ni le législatif n’auront les moyens de conduire le pays, alors même que la crise financière laissée par Macron va imposer très vite des mesures d’austérité. De ce point de vue, le bloc national (RN-Ciotti) peut se satisfaire de n’avoir pas à gérer le fiasco du Mozart de la finance. Le RN doit cependant analyser ses propres faiblesses. Car si l’union obscène NFP- Ensemble a réduit le choix des électeurs au second tour, la droite populaire n’a pas fait le plein de ses voix, en dépit de ses 500 candidats. Le profil douteux de certains d’entre eux a illustré le manque de préparation du parti, qui lui-même a souvent dû modifier dans l’urgence des réponses économiques afin de ne pas effrayer le patronat et le monde des affaires.

Reste, ce lundi, un sentiment décuplé de frustration et de colère chez ceux qui s’estiment victimes d’un « coup d’État institutionnel et politique » (Éric Ciotti), et qui observent le gâchis d’une droite imbécile, toujours incapable de se réunir. Il est urgent de démocratiser la démocratie.

Sacrée soirée

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Le Nouveau Front populaire, l’alliance de gauche, remporte les élections législatives. Le Premier ministre Gabriel Attal présente sa démission au président Macron.


Drôle de soirée : le Nouveau Front populaire, avec 182 sièges obtenus hier soir à l’Assemblée nationale, se prenait pour la majorité et réclamait le pouvoir ; le Rassemblement national, avec 143 sièges (54 de plus que dans la précédente mandature), premier parti de France, est le grand perdant. Les Français ont voté. Il y avait des candidats RN dans 500 circonscriptions : ils ne les ont pas choisis. Pour beaucoup de citoyens, Jordan Bardella n’a pas prouvé sa capacité à gouverner. Et, même s’ils sont sans doute moins nombreux que ce qui a été dit, il y a aussi eu ces quelques candidats infréquentables.

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Des conditions problématiques

Mais si cette élection est bien sûr tout à fait régulière, il me semble que les dés étaient un peu pipés.

  • Une élection suppose un débat loyal. Le matraquage inouï sur le parti de la haine, nous l’avons bien sûr déjà abondamment commenté. Reste que quand tant de beaux esprits vous disent que le nazisme arrive, vous hésitez dans l’isoloir. Des macronistes ont préféré élire Raphaël Arnault dans le Vaucluse, fiché S, plutôt que la sortante RN.
  • Le Front républicain est en réalité la forme politique du « tous contre un », un traitement spécifique réservé à un seul parti. Ces unions et désistements ont pour traduction une distorsion majoritaire. 9,3 millions de voix se sont portées sur le RN et seulement 7.4 pour le NFP. Cela signifie qu’en termes de poids politiques, un électeur de gauche vaut à la louche deux RN. C’est légal mais pas totalement réglo.

Emmanuel Macron a-t-il gagné son pari ?

À court terme et aux prix des contorsions susmentionnées, oui. Le seul objectif du post-9 juin, écarter le RN, a été atteint. Mais rappelons que le rôle de la politique est de pacifier les conflits, que c’est la poursuite de la guerre par d’autres moyens. Or, avec ce retour du cordon sanitaire, une partie des Français est de nouveau exclue de la table commune. Hier, très peu, parmi les forces victorieuses, ont parlé des électeurs RN et de leurs préoccupations. J’ai entendu Fabien Roussel et Edouard Philippe le faire. On ne pourra pas gouverner éternellement en ignorant 10 millions de Français.

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On parle souvent des gagnants et des perdants de la mondialisation pour commenter nos élections nationales. Cette fois-ci, j’observe que c’est la France du statu quo qui a gagné, alors que celle qui voulait renverser la table a perdu. La gauche pour la légitimité morale et les grands sentiments, la macronie pour l’expertise et la compétence (flagrantes !) : c’était l’alliance entre le camp du bien et le cercle de la raison. Tout ce beau monde s’est entendu pour sermonner le plouc étroit qui ne veut pas devenir minoritaire. Lequel a peut-être vu une facette de son avenir Place de la République, hier soir, quand le parti des Indigènes de la République d’Houria Bouteldja a brandi des drapeaux palestiniens et algériens en criant – je vous le donne en mille – « On est chez nous ! » Et pas une voix à gauche pour se scandaliser de ce slogan raciste ?

J’ignore quel lapin gouvernemental sortira de la casquette présidentielle. Mais, on leur souhaite du plaisir… Les J.O. s’annoncent un fiasco commercial. Le prochain gouvernement devra voter un budget d’austérité avec la CGT dans les pattes et des forces de l’ordre épuisées. Alors finalement, Marine Le Pen et Jordan Bardella sont peut-être les grands gagnants de cette drôle d’élection !


Cette chronique a d’abord été diffusée sur Sud Radio

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France ingouvernable, alliances improbables et compromissions

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Avec l’alliance de gauche à 182 sièges, la macronie à 168 et le RN à seulement 143 (contrairement aux prévisions des sondeurs qui le voyaient premier), on assiste à la poursuite de la décomposition politique, et on a franchi un cran dans le pourrissement de la situation de la France, observe Céline Pina.


Causeur. Le NFP décroche le plus de sièges à l’Assemblée nationale. Est-ce que cela signifie que les Français ont adhéré à son programme ?

Céline Pina. En toute sincérité, ces résultats ne sont en rien le produit d’une adhésion à une idéologie. Les votes de soutien ont eu lieu au premier tour. Là, cela dit seulement que concernant le RN, le plafond de verre résiste et que le front républicain fonctionne toujours. On a assisté à un vote issu d’une culpabilisation et d’une manipulation massive qui a amené à porter aux portes du pouvoir un NFP qui défend des positions que ne partagent pas la majorité des Français. Les incohérences qui portent à incandescence notre société ont encore été exacerbées. Et si l’on en croit l’ivresse qui s’était emparée hier soir d’un Jean-Luc Mélenchon, on n’est pas prêt d’en finir avec la conflictualisation et la violence politique.

Il n’en reste pas moins que la situation politique qui est sortie des urnes parle d’une France ingouvernable. Personne n’a de majorité et les alliances possibles portent une part non négligeable de compromissions. Mais reste à savoir s’il y a encore des lignes rouges en politique maintenant que l’antisémitisme est devenu une valeur assumée par la gauche, soit qu’elle le diffuse, soit que cela ne soit plus rédhibitoire pour former une alliance. Et on peut en dire autant du soutien à un mouvement terroriste comme le Hamas ou du fait de faire élire des fichés S à l’Assemblée nationale. On se demande aussi où sont les limites quand dans les rassemblements pour fêter la victoire on ne voit pas de drapeau français tandis que les drapeaux palestiniens sont eux bien visibles. En attendant, de ce que l’on a vu de cette campagne où nos élus se sont comportés pour la plupart comme des gamins gâtés en plein monome dans la cour du lycée, on ne va pas assister au « retour du Parlement », mais à la continuation de la bordélisation des instances de la République. Ce que l’on peut attendre de ces élections ? Rien. La décomposition continue et on a franchi un cran dans le pourrissement.

A lire aussi: Pendant ce temps, aux Pays-Bas, «l’union nationale» prend les commandes

Après, la danse sur le volcan va continuer et les processus institutionnels de plus en plus déconnectés du réel vont se dérouler. Un Premier ministre probablement issu de la gauche va être nommé. Il n’aura pas de majorité et assez rapidement on devrait retrouver la situation mêlant blocage et hystérisation des débats que l’on vient de quitter. Ce n’est pas en faisant tourner un manège que l’on dégage un chemin.

En se désistant massivement en faveur des candidats NFP pour la majorité, les autres partis ne renforcent-ils pas l’idée d’un « Système » ? Les Français vont-ils penser qu’on leur a volé l’élection ?

La participation a été massive. La dramatisation aussi, certes, mais ils se sont rendus librement aux urnes, non ? Les Français ont fait leur choix. Ils se retrouvent potentiellement à porter au pouvoir une gauche porteuse d’une politique immigrationniste et laxiste alors qu’ils veulent massivement du changement sur ces points ? C’est leur problème. Un dicton dit : comme on fait son lit, on se couche. Nos concitoyens ont eu peur qu’un vote très à droite ne déstabilise leur pays, engendre des violences en interne et des mesures de rétorsion à l’international. Ils ont subi beaucoup de pression ; ils ont donc choisi de faire barrage. C’est un vrai choix, pourquoi le leur retirer ? Le problème c’est que, ce faisant, ils ont montré que se moquer d’eux n’était pas une mauvaise stratégie. Depuis des années, les présidents de la République sont élus sur un socle minoritaire mais peuvent exercer toute l’étendue de leur pouvoir en niant la souveraineté populaire : il leur suffit de s’asseoir sur les attentes et les demandes de la population, puis d’agiter l’épouvantail RN. Culpabilisée, la population vote pour ceux qui les ignorent ou les méprisent, ces derniers arguent que c’est un vote de soutien et mènent donc leur politique, opposée aux attentes populaires. Et quand on a fait un tour, on recommence. Le système est basé aussi sur ces logiques-là et elles sont légitimées par leur efficacité. Bien sûr, tout cela parle d’un lent pourrissement, mais pourquoi s’arrêterait-il ? Le peuple est profondément divisé et le jeu des alliances a donné une puissance de tir réelle à un parti fascisant, LFI, au nom de la lutte anti-fasciste. On nage en pleine absurdité et on voit mal quelle grande conscience ou vieux sage politique a le respect de la population pour faire entendre sa parole. Sans leader crédible et sans plus aucune boussole morale, la France navigue à vue. Quant à son président, son caprice nous a conduits à la ruine intellectuelle et spirituelle. Vous me trouvez trop dure ? Je n’ai qu’une question à vous poser : si vous étiez juif, en France, aujourd’hui, vous organiseriez-vous au cas où la situation vous impose de partir ? Moi, oui. Eh bien si le fait même que l’on puisse se poser cette question ne parle pas de notre déchéance morale collective, je ne sais ce qu’il faudra !

Que peut-il se passer maintenant ?

Gabriel Attal va présenter sa démission. A priori, comme je l’ai dit, la logique institutionnelle voudrait que ce soit le NFP qui soit appelé à former un gouvernement. Celui-ci n’ayant pas de majorité doit passer un accord d’union avec les élus macronistes, ou chercher des majorités de circonstance. La France n’est pas sortie de la crise politique…

Et si le peuple ne peut sérieusement prétendre qu’on lui a volé l’élection, il n’empêche qu’obéir à des consignes de vote qui flattent la vertu au moment de l’acte pour engendrer d’infinis contrariétés après ne peut que faire monter la frustration politique. Or derrière la fausse exaltation d’une « victoire de la gauche », il y aussi une réalité tout aussi tangible : la montée du Rassemblement national, qui augmente massivement le nombre de ses députés. Si échec il y a, c’est à la mesure de l’hubris qui a saisi dirigeants et militants. Ceux-ci ont rêvé de majorité absolue, ils en sont loin au point qu’ils sont incapables de voir que leur parti a progressé alors que l’artillerie lourde a été sortie contre lui. Le front républicain marche encore, mais il ne cesse de s’affaiblir au point qu’aujourd’hui il a accepté en son sein un parti qui ne l’est pas, LFI. C’est cela qui va le détruire et ce ne sera que justice.

Au RN : caramba encore raté

Victime du front républicain, le Rassemblement national réunissait ses militants dans le Bois de Vincennes à Paris pour suivre les résultats, hier soir. Jordan Bardella a dénoncé l’alliance du déshonneur de ses adversaires, avant d’affirmer que « la dynamique qui porte le RN, qui l’a mis en tête du premier tour et qui lui a permis de doubler son nombre de députés sont les éléments constitutifs de la victoire de demain ».


Caramba, encore raté ! Entre les européennes et le second tour des législatives, une seule salle mais une autre ambiance[1]. La soirée n’avait pas si mal commencé. À 18h30, au moment d’arriver au pavillon Chesnaie du Roy du bois de Vincennes, les militants étaient encore combattifs. Ils sont nombreux à revenir de trois semaines de campagne intenses, et dans lesquelles ils se sont engagés la fleur au fusil. Ce responsable d’une campagne dans le Val-de-Marne se rappelle d’un « accueil poli sur les marchés » même si les annonces et coups d’éclat politiques ont « joué avec ses nerfs ».

Christophe Versini, délégué départemental des Hauts-de-Seine, commente l’actualité géopolitique et dessine la politique internationale d’un éventuel gouvernement RN. Au premier tour, aucun candidat RN n’était parvenu à se maintenir dans son département, mais il souligne tout de même la progression du parti entre 2022 et aujourd’hui, passé de 30 000 à 100 000 voix. Un triplement du nombre de députés RN semble également possible à ce moment de la soirée, alors que la rumeur des chiffres de l’IFOP n’a pas encore complètement douché l’ambiance. Un assistant parlementaire, volontiers mélancolique, confie: « Peut-être qu’on sera une centaine de plus… Quand on a tout le monde contre toi, c’est forcément compliqué. Une centaine de députés en plus, ce serait déjà incroyable. » Les premiers dépouillements arrivent. Ici chaque militant a un ami, un comparse ou un employeur candidat. Dans certains bureaux de vote, le parti ne progresse que de 1 ou 2 points entre les deux tours. « Ce sera serré », indique un proche de candidats qui suit nerveusement les dépouillements du Cher.  « Lui est autour de 51% un mouchoir de poche ! » s’enflamme-t-on. « Ça va être comme ça partout, on arrête de commenter et on verra bien », s’énerve le collaborateur d’un ténor du groupe parlementaire alors que des estimations contradictoires circulent. 180 députés, puis 160… On parle de fourchettes encore plus basses. Les visages se ferment. Un ancien haut fonctionnaire et conseiller ministériel, issu de la droite et œuvrant désormais pour Marine Le Pen reste placide, mais avoue que « ce ne sera pas forcément un soir de fête. »

20 h : la claque

19h50. Les militants se massent vers l’écran. On reste sages. Pas un bruit. Pas une marque d’euphorie ou d’enthousiasme. Mais les sourires des journalistes à la télévision sont un mauvais signe. 20h : les estimations confirment la claque. Des pleurs, des déceptions, des mines déconfites. Filmés, les militants veulent tout de même faire bonne figure devant les écrans. « Nous acceptons les résultats et la démocratie, contrairement à l’extrême gauche », déclare l’une d’entre eux. Un autre, désabusé, cite Jacques Bainville : « Tout a toujours très mal marché ». Des huées pour Mélenchon et Hollande. Il y a bien quelques applaudissements qui retentissent lorsqu’on annonce la victoire pourtant attendue d’élus comme Jean-Philippe Tanguy. 


À la tribune, Jordan Bardella fait bonne figure. Il salue un « résultat historique », mais, un « malheureusement » dans le discours vient concéder la défaite dont il n’hésite pas à dramatiser les conséquences, annonçant tour à tour l’instabilité, l’incertitude, l’écologie punitive, la submersion migratoire… Mais, il lâche aussi une note d’espoir pour les militants : « Tout commence ! »

Les militants justement, comment reçoivent-ils le message ? Beaucoup sont encore sonnés. « On ne s’attendait pas à une telle défaite » reconnait l’un d’eux qui parvient à se ressaisir et vitupère contre « la désinformation, la déstabilisation de l’électorat, les accords de partis… » On trouvera sans peine un mauvais joueur : « C’est la victoire de la bêtise humaine. Il n’y a plus de repères. Les gens ne sont pas responsables (…) Je pense que les Français vont le payer cher », peste un vieux militant parisien. Un peu de mauvaise foi chez ce jeune militant étudiant en droit, qui, au milieu de la morosité générale, se dit « très content (…)  Il y a encore 10 ans, 10 députés et c’était la fête. 120 ou 140 c’est considérable. Ça ne fait qu’augmenter ! » 

Ça ira mieux demain…

Un autre militant digère le contretemps électoral. « Nous n’étions peut-être pas complètement prêts. Il faut encore labourer le terrain. Cette campagne surprise n’a pas facilité les choses ». L’ancrage local en cours de construction le rassure : « Les députés RN adorent labourer leur territoire, ce sont des passionnés de terrain, contrairement aux LREM élus en 2017, qui ne sont jamais dans leur circonscription. Dans deux ans, il y a les municipales, à nous d’élargir le maillage territorial. Peu de sortants RN perdent. Quand on a goûté au RN, on y reste ». Un éloge de l’enracinement qui contraste avec le reproche fait au RN d’avoir déployé des candidats « fantômes » et des parachutés.

Les éléments de langage de l’état-major circulent également. Quelques cadres et élus assurent le service après-vente. Devant les journalistes, Philippe Olivier entonne l’air du « score historique » et du « nombre de députés qui augmente ». Pierre-Romain Thionnet, directeur général du RNJ, député européen et tête pensante de Jordan Bardella, veut garder le sourire : « La configuration d’une majorité plurielle va entrainer une forte colère démocratique. Ce n’est que partie remise. » On répète finalement un peu partout sur plusieurs airs que le résultat du soir n’est pas si terrible, que ce n’est pas de notre faute et que ça sera mieux demain.

Les combines d’appareil et désistements ont bien sûr joué. Le battage médiatique, sans doute aussi. Comme peut-être aussi les admonestations des sportifs milliardaires et des comédiennes du showbiz. En 1848, le peuple était révolutionnaire en février, républicain modéré en avril, brutalement répressif en juin et bonapartiste en décembre. En un mois, cette année, il est passé par toutes les émotions. Le 9 juin, il était disposé à envoyer Jordan Bardella au Parlement de Strasbourg ; il n’était probablement pas prêt à l’envoyer à Matignon.

Et puis, la campagne du Rassemblement national a-t-elle toujours été à la hauteur de l’enjeu ? Le « On est prêts » lâché par les cadres du parti le soir de l’annonce de la dissolution n’a pas dissipé justement… une certaine impréparation. Il y a d’abord eu ces cafouillages sur le programme, avec cette polémique sur la double nationalité que la direction du parti n’avait pas vu venir. Il y a aussi eu tous ces candidats gratinés ; certains au passé sulfureux et d’autres incapables d’aller défendre leur programme dans les médias régionaux. Pourquoi cette impression d’amateurisme et d’incompétence qui persiste dans une partie de l’opinion ? Pourquoi cette diabolisation qui revient et avec laquelle le parti peine à rompre ? Le député européen Alexandre Varaut invoque des circonstances particulières : « Nous avions prévu l’éventualité d’une dissolution mais personne n’avait envisagé de mener des élections législatives en trois semaines. Des candidats se sont désistés au dernier moment… » En effet. Mais, les observateurs informés des travaux de la commission nationale d’investiture savent que la compétence ou la capacité basique à discourir en public n’ont pas toujours pesé dans les délibérations. Le parti ne semble avoir achevé ni sa révolution culturelle ni sa professionnalisation. Il lui reste encore du chemin pour convaincre les Français qu’il s’est éloigné de l’extrême-droite et qu’il est en mesure d’exercer le pouvoir.


[1] Relire https://www.causeur.fr/bardella-europeennes-qg-campagnes-le-triomphe-tranquille-284682

Dernier été avec Pino d’Angio

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L’année dernière, quasiment jour pour jour, notre chroniqueur évoquait Pino d’Angio, le chantre du second degré, dragueur d’opérette, précurseur du rap, féministe avant me too. Le chanteur et compositeur italien qui a bouleversé la musique des discothèques européennes au début des années 1980 est mort à l’âge de 71 ans. Causeur republie cette chronique en forme d’hommage.


D’abord, il y avait le style Pino. Cigarette, blazer en skaï et chapeau mou. Sorte de Philippe Marlowe des Abruzzes, Bogart latin lover des dancefloors. Une coupe de champ’ à la main sur la pochette d’album et les frisottis à la Roberto Baggio devant sa glace, avant de sortir en boîte. Caricatural et délicieusement machiste. Gomina et funky musique. Et cette voix, chaude, grave, détachée, superbement distante, si éloignée de la technostructure qui commençait à envahir notre espace mental. Pino, chemise ouverte et esprit porté à la dérision comique, amuse la galerie par des propos délibérément provocateurs et indécents. Nous sommes au début des années 1980, aux prémices de l’italo disco, grand mouvement refondateur des discothèques. Le second degré est compris de tous, il est même plébiscité dans les assemblées, c’est une marque de politesse. Il fait partie du langage universel. On se moque, on chambre, on bombe le torse, on déconne à plein tube, on s’habille pour danser, on drague maladroitement et on se sent exagérément vivant en pleine récession économique. Sur une Vespa ou au volant d’une Alfa Coda Longa, les nuits d’été sont plus chaudes. Par une forme de prescience, on a très vite su que les décennies à suivre seraient mortifères. Elles annihileraient toutes nos tentatives de rire du destin et d’échapper au repli sur soi.

A lire aussi, du même auteur: Alors, on lit quoi cet été ?

Avec Pino, illusionniste d’un bonheur factice, le communautarisme ne passerait pas. L’espace de trois minutes, sa ligne de basse tyrannique nous empêcherait de penser à l’avenir, aux lendemains qui déchantent, au fracas du boulot et aux tracas du quotidien. Et toujours cette puissance tellurique qui vous colle aux murs. Imperturbable, la basse façon bulldozer avance, abat ses notes et colmate toutes les zones blanches de notre cerveau. Elle déploie une forme de liturgie rieuse et nerveuse. Bien des années après, le rap y puisera sa mécanique sémantique. Parce que Pino s’autorisait toutes les facéties, les aigus, les mesures parlées, avec cette rigueur métronomique que Giorgio Moroder ne renierait pas. Philosophe de Campanie, par sa musique à califourchon sur le disco finissant et le funk cosmique, Pino a inventé un personnage de scène : loser pathétique à la répartie bouffonne, faux courageux et véritable abruti. Pino d’Angio parle même de « la rhétorique du ridicule ». Il a théorisé cet ersatz de playboy comme le paroxysme de la débandade. Nous sommes au pays de Dino Risi et de Berlusconi. Les outrances verbales, les postures glandilleuses, en somme, le « n’importe quoi » est le décor idéal pour exorciser son mal de vivre.

Dans les interviews de cette époque bénie qui accepte l’ironie tendre, Pino en rajoutait volontiers dans le côté hâbleur et archétypal. À une journaliste qui lui demandait ses qualités, sans ciller, il répondait: « Je suis beau, je suis fort, je suis intelligent ». Le Jean-Pierre Marielle de la période Séria, lourd et drôle à la fois, reconnaîtrait l’un de ses enfants chéris. « Ma quale idea » sort en 1980. Partout dans le monde, dans les clubs de New-York, Rimini ou Buenos Aires, ce standard à l’insolence marrante va faire se déhancher toute une jeunesse en manque d’idéal. Il agit comme un doppler. Il mesure la contraction des cœurs vaillants, dans un mouvement infernal, il nous gonfle d’orgueil et nous renvoie l’image du grotesque. Ce va-et-vient est salutaire. Les féministes d’aujourd’hui devraient l’assaillir de lettres d’amour car il fut le premier à défendre la cause des femmes sur les pistes. Son cancer de la gorge (sept opérations en six ans) ne lui a pas laissé de répit. Dans la version française, « Mais quelle idée » renvoyait les lourdauds dans leur 22 !

Appréciez la pertinence du texte :

J’ai la tête aussi dure
Qu’un rocher des Dolomites
Il ne faut jamais me dire
Qu’une belle chose est interdite
Le temps de faire un break
J’ai déjà quitté la fille,
Je voulais faire une tête
À tous les mecs de sa famille
Comme dans une production
Digne de Sergio Leone
Déchaînés par la musique,
Ils sont devenus hystériques
Cette bande de malades
M’ont fait faire la promenade
Depuis, je suis malade,
J’ai la tête en marmelade

Cet été, après les fronts républicains et les JO, après l’arrivée du Tour à Nice, après les gouvernements de carton, on dansera sur Pino.

Monsieur Nostalgie

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Ceux qui acceptent le tragique et ceux qui ne l’acceptent pas

Le tragique a mauvaise réputation. Le philosophe Santiago Espinosa travaille à sa réhabilitation dans un livre.


Accident d’avion, de tondeuse, de trottinette, et le voilà qu’il ressurgit. Lui, c’est le tragique, mobilisé par la presse au moindre événement. C’est un peu contre ce lieu commun que Santiago Espinosa, philosophe originaire du Mexique et lauréat 2015 de la Bourse Cioran du Centre National du Livre, a écrit Le savoir tragique (édition Les belles lettres), essai court mais stimulant. Et aussi, contre une tradition philosophique, qui, par refus du tragique, veut imaginer des arrières-mondes consolateurs.

Choisis ton camp

C’est finalement une ligne de démarcation vieille d’environ 2 500 ans. D’un côté, les tragiques, les durs à mal, ceux qui n’ont rien demandé, mais qui sont là tout de même, et ne s’en plaignent pas pour autant. « Même au milieu des maux, accordez à vos âmes la joie que chaque jour vous offre », s’écrie Darios dans Les Perses. Ni optimistes, ni pessimistes, comme dans la chanson Exakt neutral du groupe allemand Deo. De l’autre, une tradition débutée par Socrate, prolongée par le christianisme et qui se termine ou bien par la niaise idéologie des indignés (l’auteur a rappelé à notre mémoire ce mouvement d’étudiants réclamants et animés par la lecture de Stéphane Hessel au début des années 2010), ou bien par celle de la guerre juste, menée au nom du bien, contre laquelle Carl Schmitt nous avait averti : « Ils sont vraiment inquiétants les exterminateurs qui se justifient par le fait qu’il faut exterminer les exterminateurs ». Selon eux, ce monde ne saurait être le monde réel ; il faut donc supposer qu’existe un autre monde, un « arrière-monde », caché derrière les nuages. D’un côté, les dramaturges tragiques, Machiavel, Hobbes, Nietzsche, Clément Rosset. De l’autre, Platon, Kierkegaard, Heidegger. L’auteur a choisi son camp, et se demande même quel est l’intérêt d’une philosophie du « devoir être », imprécise et floue. Au risque de retirer du programme de philo des lycéens trois-quarts de son contenu.

Car le tragique, dans l’ouvrage de Santiago Espinosa, n’est pas l’accident, la catastrophe, la tuile qui arrive sans prévenir, mais le temps qui passe, qui érode, effrite, affaisse toute chose. « L’ouvrage de nos mains n’est pas le seul à s’effriter, pas plus que l’œuvre élevée par l’homme à force de soin et d’adresse n’est la seule à subir les assauts du temps. Les sommets des montagnes s’affaissent. Des régions entières s’enfoncent. Certains lieux aujourd’hui recouverts par les flots ne voyaient même pas la mer […] Aujourd’hui debout, demain par terre : ainsi finissent toutes choses », écrivait Sénèque dans ses Lettres à Lucilius. Un extrait qu’avait peut-être lu Bilbo Le Hobbit, quand il répondit à cette énigme durant son périple : « Cette chose toutes choses dévore / Oiseaux, bêtes, arbres, fleurs / Elle ronge le fer, mord l’acier / Réduit les dures pierres en poudre ».

C’est encore plus beau quand c’est inutile

Si tout est tragique, si tout se vaut, n’est-ce pas une invitation à un je-m’en-foutisme généralisé, à l’indifférence face au mal ? Santiago Espinosa cite un passage provocateur du philosophe Clément Rosset, d’après lequel tout est tragique, « les pommes du jardin comme les enfants tués à Hiroshima ». Le tragique est tout ce qui arrive, il est le seul événement réel au monde, il n’y a pas d’événement non tragique. « Rien ne vaut rien. Il ne se passe jamais rien et cependant tout arrive. Mais cela est indifférent », griffonna Charles de Gaulle, en dédicace de ses Mémoires, lors de son voyage en Irlande, en 1969.

Pour échapper à l’aquoibonisme de ce constat, Santiago Espinosa appelle à la bravoure, à la joie héroïque, malgré l’absence de but, de tâche à accomplir, de pourquoi. Et aussi au salut par l’art. Non point l’art des artistes engagés, qui semblent agacer l’auteur autant que les indignados de la Puerta del Sol. Les œuvres d’art ne survivront pas non plus à l’usure physique, mais « l’acte créateur est […] addition au réel, vague ajoutée à l’océan, gratuite, sans arrière-pensée, sans prétention de modification de ce qui existe, moins encore de contestation ou d’indignation. Créer c’est faire être, donner l’existence, introduire dans le temps : enfanter. Et de même que les parents savent pertinemment de l’enfant qu’il mourra, de même l’artiste que son œuvre mourra tôt ou tard. L’activité trouve sa finalité en elle-même, dans un hommage rendu à l’existence, dans la joie de participer du réel. C’est cette joie que l’on trouve au cœur de l’acte créateur, insouciante de sa durée, joie qui rend « indifférent à la mort », comme l’écrit joliment Proust en même temps qu’elle est joie du réel retrouvé ».

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Obscur pour le pouvoir, mais clair pour le citoyen!

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Les députés LFI-Nouveau Front Populaire réélus au premier tour devant l'Assemblée nationale à Paris, 1er juillet 2024 © Thibault Camus/AP/SIPA

Sur les questions régaliennes, les positions scandaleuses du Nouveau Front populaire seront facilement combattues par la droite, alors que face à un Macron qui louvoyait, la tâche était moins aisée.


La dissolution a engendré ses effets sur le plan électoral. Le Front républicain est parvenu à ses fins : les résultats du premier tour en faveur du Rassemblement national ont été détournés et ont abouti, après le second, avec des Républicains qui ont fait plutôt bonne figure, à la constitution de trois groupes avec le Nouveau Front Populaire en tête, suivi par Ensemble qui s’en tire bien mieux que prévu grâce au verbe et à l’action de Gabriel Attal qui a pris sans la moindre équivoque ses distances avec le président – il n’a « pas voulu la dissolution » mais il ne l’a « pas subie » – avec le RN en queue malgré le plus grand nombre de voix obtenues, contre tous les pronostics et à la grande joie du peuple de gauche et d’extrême gauche.

Mélenchon, chef autoritaire du « peuple de gauche »

Pas de « notre » peuple comme l’a affirmé Jean-Luc Mélenchon le 7 juillet au soir sur un ton comminatoire, manifestant de manière limpide qui sera le patron dans cette unité conjoncturelle dont on attend les premières déchirures qui ne sauraient tarder. Comme on pouvait s’en douter, l’Élysée s’est délivré un satisfecit en estimant que la clarification souhaitée s’était produite et que l’intuition présidentielle avait été la bonne. Alors que de l’avis général, la complexité parlementaire s’est au contraire accrue et que l’aptitude à gouverner sera encore plus malaisée qu’avant. Il est intéressant de relever que Brice Teinturier, pour IPSOS, a considéré que la défaite la plus lourde est celle du macronisme qui perd un nombre impressionnant de députés. Le RN a augmenté sensiblement le nombre de ses députés, dont le groupe est presque équivalent à celui d’Ensemble, même s’il est nettement inférieur au score qui lui était promis.

A lire aussi: Ces charlatans qui ont fait de la démocratie un jeu de dupes

Malgré l’intervention belliqueuse de Jean-Luc Mélenchon enjoignant à Emmanuel Macron de nommer le futur Premier ministre au sein du NFP qui appliquera, sans la moindre réserve, « rien que son programme mais tout son programme et selon le rythme prévu », les choses ne seront pas simples pour lui. D’abord parce qu’Olivier Faure et François Hollande ont évoqué les compromis qui seront nécessaires et que le premier a eu l’élégance politique de souligner que la multitude des électeurs du RN, avec leurs attentes et leurs frustrations, devrait être prise en charge. À supposer que dans le cours du mois de juillet le président (qui a perdu avec la dissolution et ses conséquences tout crédit auprès de ses troupes et de ses alliés) obtempère et nomme un Premier ministre soit choisi par le NFP et validé par lui soit choisi par lui-même, il faudra bien que la majorité relative de gauche, pour espérer pouvoir faire voter son programme, tente de créer des liens et favorise des ententes avec le macronisme. Avec le paradoxe que certaines de ses mesures les plus radicales auraient plus de chance de complaire aux députés RN qu’à ceux d’Ensemble. Je ne doute pas qu’avant la nomination du Premier ministre, le registre politicien va s’en donner à cœur joie et que, derrière les apparences de pureté et d’intégrité, les coulisses surabonderont en manœuvres et en connivences et complicités occultes.

Pour la droite, le NFP sera plus facile à combattre que Macron

Mais si les choses aujourd’hui sont obscures pour le pouvoir, le citoyen que je suis bénit le climat actuel. Il n’y aura plus de « en même temps », d’ambiguïtés, de nuit et de jour mêlés, de oui ce jour et de non demain, de deux poids deux mesures, il n’y aura plus ce malaise – pour beaucoup de citoyens contraints hier par honnêteté de ne pas tout critiquer – de saluer des lumières malgré les ombres, de ne pas oublier, en critiquant le pire, le meilleur qui avait pu surgir dans telle ou telle activité ministérielle, dans un propos présidentiel ou grâce à une mesure valable. Le macronisme avait ceci de compliqué, paradoxalement, qui ni son chef ni sa politique ne pouvaient être bêtement et absolument rejetés. La nuance qu’il convenait de ne pas sacrifier au sein d’une dénonciation globale représentait un effort. La pente du « Tout ou Rien » est si tentante et si confortable ! Avec le NFP, mes états d’âme vont se dissiper. Je ne suis pas suffisamment compétent pour contredire les spécialistes qui en grande majorité prévoient une catastrophe financière, économique et sociale. En revanche sur le plan régalien, je dois constater que les préoccupations fondamentales des Français seront au mieux négligées, au pire méprisées. Dans le programme du NFP sur ce plan, seules les violences policières sont ciblées. Immigration, justice, autorité, identité, ordre, soutien aux forces de l’ordre, impartialité des instances de décision, autant de problématiques et d’exigences dont je crains qu’elles ne soient laissées à l’abandon puisque, contrairement à ce qu’elles prétendent, gauche et extrême gauche en sont encore restées à cette triple aberration : la société est coupable, il faut plutôt comprendre les transgresseurs que les sanctionner et la prison est criminogène. Le Syndicat de la magistrature et le NFP, même combat, même politique !

A lire aussi: Personne ne sait dire si le RN a gagné ou perdu

La clarification n’a pas été faite sur le plan politique. Bien au contraire. Mais pour moi, si.

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Personne ne sait dire si le RN a gagné ou perdu

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Jordan Bardella après l'annonce des résultats à Paris, dimanche 7 juillet 2024 © NICOLAS MESSYASZ/SIPA

Si la théorie du plafond de verre est bidon, et si 10 millions de Français ont voté pour porter Bordella à Matignon, le barrage du « front républicain » a été beaucoup plus efficace que prévu au second tour de nos élections législatives. De nombreux candidats RN ont été battus sur le fil, avec de tout petits écarts de voix. Analyses


On ne va pas répéter une nouvelle fois la célèbre réplique du cynique Tancredi à son oncle le prince de Salina, mais il a encore une fois fallu que « tout change » pour que… peu ne change. La dissolution a accouché d’une créature de Frankenstein politique sans qu’elle n’ait pour autant bousculé les grands équilibres des élections de 2022. Les Français ont sagement posé leur barrage face à un Rassemblement national en nette progression, sans être toutefois en mesure de dominer la vie institutionnelle française.

Le RN : défaite ou victoire ?

En ayant quasiment doublé ses effectifs à l’Assemblée nationale, passant de 88 députés à 143 élus dont 17 « ciottistes », le Rassemblement national pourrait se réjouir d’être le parti politique le mieux représenté sous les ors du Palais Bourbon. Plus encore, la formation de Marine Le Pen a enregistré 8.745.081 voix auxquelles il convient d’additionner les 1.364.947 voix des candidats LR-RN. Ce sont donc 10.380.028 Français qui ont voté pour l’Union Nationale et pour porter Jordan Bardella à Matignon. Un chiffre record pour ce parti aux élections législatives, évidemment. Sur le papier, les comptes sont donc bons.

La réalité est toutefois légèrement différente. Après s’être projetés au pouvoir pendant un mois, les électeurs et les cadres du Rassemblement national doivent ressentir une certaine amertume. Les ministères se sont éloignés et les ambitions de nombreux candidats se sont fracassées sur le mur de l’implacable arithmétique électorale. Ils sont d’ailleurs nombreux, environ une quarantaine, à avoir échoué à moins de 2.000 voix du graal. Parmi lesquels, quelques candidats à quelques dizaines ou centaines de voix, dont Marie-Caroline Le Pen dans la Sarthe, ou Cédric Delapierre malheureux dans l’Hérault. Record battu avec Cyrille Grangier qui a perdu pour 35 voix dans la troisième circonscription de l’Ardèche ! Aut Caesar, aut nihil

L’inverse est cependant aussi vrai, de nombreux candidats du Rassemblement national ne devant leur salut qu’à quelques centaines d’électeurs. Citons notamment les trois élus miraculés de Dordogne, Manon Bouquin dans l’Hérault ou bien les deux « marionistes » passés en triangulaires dans la Drôme et les Bouches-du-Rhône (Thibaut Monnier et Gérault Verny). Il s’en est donc fallu de peu que ce groupe se réduise à une petite centaine de députés ou se gonfle à 180 députés. Reste une loi d’airain de la vie politique : on ne peut pas excéder ses forces.

Le premier constat à formuler est que les électeurs Le Pen du premier tour de 2024 sont les électeurs des législatives de 2022 renforcés par une part non négligeable des électeurs du deuxième tour de 2022 décoincés par ce « dépucelage ». On le constate parfaitement avec la huitième circonscription de l’Hérault qui a été perdue d’environ 400 voix en 2022 comme en 2024, mais où le candidat Delapierre du Rassemblement national a presque doublé son score au premier tour. Le Rassemblement national n’a finalement enregistré aucune progression structurelle entre 2022 et 2024 … à ceci près qu’il suscite une adhésion immense dès le premier tour. C’est l’enseignement principal du scrutin le concernant. Il a en réalité capitalisé sa progression d’entre les deux tours de l’élection présidentielle de 2022. Au-delà de ce mur de 13 millions de voix, la source se tarit. Ce qui signifie donc qu’il reste 18 millions de votants inscrits sur les listes électorales qui lui sont hostiles et lui feront barrage, à droite comme à gauche. 

Parti Calimero

La méthode d’analyse d’une élection est simple. Il faut oublier les idéologies et s’en tenir à des invariables dans un raisonnement en entonnoir. On étudie en premier lieu le rapport de force potentiel entre les différents « blocs », tout en comprenant que le Rassemblement national et ses alliés forment un bloc isolé bénéficiant d’un faible report de voix, nonobstant la radicalisation de La France Insoumise qui aurait pu avec un temps de maturation supplémentaire infuser et « diaboliser » un peu plus la gauche. Comme nous l’avons vu, le potentiel maximal du Rassemblement national reste pour l’heure son second tour de la présidentielle de 2022. Ensuite, on prend ce résultat et on le rapporte à l’échelon qui nous intéresse (canton, commune, municipales) tout en le pondérant avec les résultats des élections locales précédentes.

Ce n’est qu’après avoir bien examiné ces données qu’on ajoute les éléments conjoncturels commentés dans l’actualité et les enjeux locaux : la personnalité des candidats en présence et leur implantation locale, les faits divers, les « dynamiques », les sondages ou encore les polémiques. En plus d’avoir été surévalué par les médias et les adversaires afin de rendre le front républicain plus efficace, le Rassemblement national a dû composer avec une semaine très difficile sur le plan médiatique, où des candidats plus ou moins folkloriques ont été étrillés dans la presse.

La France pourrait revoter assez vite

Si au premier tour la personnalité des candidats et les polémiques n’ont que peu d’incidence, ces faits sont bien plus importants dans des seconds tours qui se jouent ric-rac. Lors des duels, les candidats qui étaient confrontés au Rassemblement Nntional ont donc pu bénéficier de petits bonus quand leurs adversaires avaient un léger malus dans l’électorat indécis et flottant. De fait, un élu local ou militant associatif bénéficiera sur le terrain d’un petit avantage qu’un candidat parachuté avec un chapeau à plumes, quand bien même serait-il très prestigieux ou connu, n’aura pas. De la même manière, les impressions négatives – politique étrangère, mode de gouvernance, représentation sociale – peuvent s’accumuler et s’imprimer dans la sphère des Idées, ternissant l’image de candidats valeureux sans qu’ils n’y puissent quoi que ce soit.

Pourtant, malgré cette progression en demi-teinte, le parti de Marine Le Pen s’inscrit désormais plus avant dans la vie politique française, couvrant d’immenses fiefs dans le nord et sur le pourtour méditerranéen, mais aussi progressant fortement dans un ouest granitique toujours globalement rétif. Il n’a toujours pas d’alliances envisageables à l’échelle nationale, mais pourrait s’inviter discrètement dans quelques alliances aux prochaines élections municipales et poursuivre son ancrage territorial. Bref, l’avenir n’est pas sombre pour le parti de Le Pen sans qu’il soit totalement assuré. Avec 143 députés probablement répartis en deux groupes, le Rassemblement national aura une carte à jouer face à un Emmanuel Macron qui aura toutes les difficultés du monde à former une majorité crédible. La suite au prochain épisode, peut-être plus vite qu’on ne le croit.

Baccalauréat: l’école n’est pas finie!

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Résultats du baccalauréat, Douai, 8 juillet 2024 © FRANCOIS GREUEZ/SIPA

Le savoir rend libre. L’ignorance rend esclave. Quand se décidera-t-on à graver ces mots tout simples au fronton de nos écoles ?


Il faut, c’est l’évidence même, revitaliser notre système éducatif, réconcilier l’école de la République avec sa fonction originelle qui est de dispenser pour tous et partout le savoir, la connaissance. Ce savoir pour tous qui, répétons-le encore et encore, est le fondement même du principe démocratique. « Il convient que le peuple soit éclairé », écrit Montesquieu. La formulation, certes, fleure la condescendance du temps, mais la prescription n’en est pas moins d’une absolue pertinence.

La République de Jules Ferry et de quelques autres s’attachait à bâtir une école dans chaque hameau, à chaque carrefour du pays, ou presque, afin que soit entreprise la mise en œuvre de la sentence de Montesquieu. Jusque dans la plus reculée des campagnes, l’enfant de France doit pouvoir être nourri du même corpus de connaissances que l’enfant des villes. Le petit paysan, l’enfant d’ouvrier comme le rejeton du bourgeois doivent avoir cela – au moins cela, à défaut de cent autres choses – en commun. C’est ainsi qu’on fabrique – oui, qu’on fabrique, j’assume le terme – un peuple éclairé, qu’on forme des citoyens capables de choisir en toute liberté, c’est-à-dire en parfaite connaissance de cause parmi les offres politiques, sociales, culturelles qu’on leur présente ; des citoyens armés mentalement, intellectuellement pour être en mesure de se soustraire aux enfumages de l’obscurantisme protéiforme dont on voit bien qu’il prospère aujourd’hui comme jamais au cours des deux derniers siècles. On en est – un exemple entre cent autres – à subir la haute science d’un rappeur à tapis rouge dans les médias autorisés professant sans rire et  avec succès que les pyramides d’Égypte étaient autant de centrales électriques et les obélisques des antennes de haute technologie. Bien évidemment, toutes ces belles inventions auraient été finalement pillées sans vergogne par l’Occident, ou si préférez par ce fumier d’homme blanc. Le pire est que face à cela on ne bâtit plus les digues, les remparts. On se couche. On se soumet. On abdique. Autre exemple, d’une tout autre importance, voile, abaya, qamis à l’école. Pour combattre cela, au lieu d’aller s’embourber dans d’abscons et interminables débats byzantins sur le concept de laïcité, les politiques seraient bien inspirés de choisir la voie du courage. Le courage d’affirmer tout tranquillement, ce que nous sommes, nos mœurs, nos règles de vie, bref ce que nous revendiquons d’être et ce que notre école devrait se faire une gloire – oui, une gloire – d’enseigner.

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Que nous disent ces vêtements emblématiques, si ce n’est une forme d’adhésion à un système d’organisation sociale dans lequel la femme n’est pas l’égale de l’homme, l’homosexualité un délit, voire un crime, la polygamie un accommodement tout à fait acceptable ? Autrement dit, l’exact opposé de ce dont l’école de la République est à la fois le sanctuaire et le messager. L’exact contraire de ce qu’elle est en charge d’apporter à la jeunesse qui lui est confiée. C’est un peu comme si un quidam se présentait pour intégrer une équipe de foot en annonçant d’emblée, crânement, qu’il se fout des règles du hors-jeu et qu’il ne se privera pas de pousser le ballon avec la main si cela lui chante. On lui objecterait avec raison. « Vous vous trompez et de discipline sportive et d’endroit… »  Sauf que, si ce quelqu’un, au lieu d’être tout seul devenait plusieurs, nombreux, de plus en plus nombreux, on en viendrait nécessairement tôt ou tard à se poser la question de la nécessité de modifier le règlement. Ainsi de l’école, où avec le nombre grandissant de porteurs de tels signes, on devra – qu’on le veuille ou non – renoncer à promouvoir haut et clair l’égalité entre l’homme et la femme, le droit à l’homosexualité, etc, etc. Nul ne l’ignore, d’ores et déjà, censure et autocensure sont à l’œuvre lorsqu’il s’agit d’aborder l’enseignement de certains moments de l’histoire. La shoah notamment. Est-ce bien ainsi qu’on compte fabriquer un peuple éclairé, former des citoyens réellement libres, agissant en conscience, établissant leurs choix de vie en toute indépendance et en parfaite connaissance des tenants et aboutissants ? Poser la question en ces termes, c’est évidemment y répondre.

L’apprentissage de la volonté

Cela dit, l’école – l’école telle qu’elle doit être – n’est pas que le lieu d’acquisition du savoir. Elle l’est aussi de l’apprentissage de la volonté. La volonté, cette vertu mentale sur quoi se fonde tout autant que sur la connaissance la liberté de l’être humain. Le philosophe Alain exprime cette vérité on ne peut plus clairement lorsqu’il écrit : « Les épreuves d’écolier sont des épreuves pour le caractère, et non point pour l’intelligence. Que ce soit orthographe, vers ou calcul, il s’agit d’apprendre à vouloir. » On ne peut mieux dire.

Certes, l’école de la République n’est pas finie. Il se trouve en son sein maints personnels de forte conviction et de qualité qui, à bas bruit et se sentant bien seuls, s’ingénient à tenir la barre. Aussi, est-il grand temps que la cloche sonne la fin de la récréation. La récréation de quatre ou cinq décennies d’un pédagogisme débilitant, démagogique ad nauseam qui est tout de même parvenu à reléguer à parfaite égalité de non-valeur ignorer et savoir, connaissance et ignorance, sachant et ignare.

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Bourdieu le père tout-puissant de cette religion-là a réussi, lui, à consacrer cette formidable imposture d’une phrase : « L’action pédagogique n’est que l’imposition d’un arbitraire culturel par une violence symbolique. » L’écolier, l’élève ne serait donc en fait qu’une triple victime. Victime d’une « imposition », victime d’un arbitraire, victime d’une violence. Faut-il rappeler ici que c’est à son passage par cette imposition, cet arbitraire, cette violence que Bourdieu soi-même a pu acquérir les armes, les moyens intellectuels d’accéder à cette liberté de pensée qui – elle et elle seule – lui a permis de devenir ce qu’il est devenu, de faire les choix philosophiques, politiques, culturels qui ont été les siens. Au fond, sans le savoir, c’est un formidable hommage que, par le simple fait d’être ce qu’il était, il a rendu à l’école de la République. Contradiction, certes, mais contradiction fertile et noble s’il en est. Comme quoi les voies de Bourdieu, elles aussi, sont impénétrables.

Comment être philosémite?

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Hommage aux victimes françaises du Hamas, esplanade des Invalides, Paris, 7 février 2024 © Laurent CARON/ZEPPELIN/SIPA

Les juifs attendent-ils vraiment qu’on les « aime », ou plutôt qu’on ait pour eux suffisamment de respect pour les laisser vivre en paix?


Peu nombreux furent ceux qui méritèrent le titre de Justes à l’époque où les nazis, secondés par les collaborateurs français, se déchainaient contre les juifs. Du moins savait-on alors à quoi on s’exposait, et pourquoi on le faisait. Se sentait-on pour autant philosémite ? Aux yeux de la plupart des Justes – des gens simples souvent, plus que des intellectuels – cela « ne se faisait pas » d’envoyer des familles entières à l’abattoir et de gazer des enfants. Point n’était besoin d’« aimer » spécialement les juifs pour s’opposer à leur extermination. En serait-on encore capable aujourd’hui où l’antisémitisme à nouveau sévit, orchestré cette fois par l’islamisme radical ? Il devrait être au moins possible de témoigner aux juifs de France et d’ailleurs solidarité et sympathie tout en restant conscient de la complexité de la situation au Proche-Orient. Car les milliers d’enfants palestiniens qui sont déjà morts ou vont mourir sous les bombes n’autorisent pas à condamner globalement « les juifs », d’autant qu’une bonne partie des Israéliens combat la politique du gouvernement Netanyahou et souhaite la paix avec ceux des Palestiniens qui la veulent aussi.

Amitié mystique

Comment donc être philosémite aujourd’hui ? Si le mot « philosémitisme » est si peu utilisé alors que son contraire l’est à l’excès, c’est probablement autant parce que la haine des juifs connaît une nouvelle flambée, que parce que personne ne sait clairement ce que ce terme veut dire et comment l’employer à bon escient. Les juifs d’ailleurs attendent-ils qu’on les « aime », ou plutôt qu’on ait pour eux suffisamment de respect pour les laisser vivre en paix ? Car le philosémitisme, Pierre-André Taguieff l’a bien montré[1], n’est souvent qu’un anti-antisémitisme protestataire, qu’un contre-courant en soi salutaire mais qui ne préjuge en rien de l’affection qu’on peut avoir pour « les juifs », si tant est que cette généralisation ne soit pas en soi abusive. Quand la France s’est coupée en deux à propos de l’affaire Dreyfus, il y eut ceux qui se contentèrent comme Zola (J’accuse) de réclamer justice – c’était déjà beaucoup ! – et ceux qui, tel Péguy, ajoutèrent à leur militantisme républicain une « amitié mystique » avec les juifs dont témoignent ses relations fraternelles avec Bernard Lazare.

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Si le philosémitisme demeure ambivalent, c’est que sa nature et sa portée changent en fonction de la motivation qui l’anime, et de la prise réelle ou fictive de risques que cette attitude favorable aux juifs induit. Se dire philosémite aujourd’hui n’est pas sans risques, mais encore faut-il savoir pourquoi on éprouve le besoin de se définir ainsi : par souci de ne pas commettre une injustice, ou pour payer une sorte de dette à l’endroit d’un peuple – mais les juifs en sont-ils un ? – qui n’a comme aucun autre été persécuté alors qu’il a tant apporté à l’humanité ? Mais alors que l’antisémite actuel ne prend même plus la peine d’argumenter pour tenter de justifier sa détestation des juifs comme on le fit aux XIXe et XXe siècles, le philosémite peine à formuler clairement les raisons de l’attachement qu’il leur porte.

Passions

On peut en effet se recommander d’un universalisme abstrait au nom duquel les juifs ne sauraient être exclus de l’humanité et méritent comme tous les êtres humains protection et respect. Ce fut la position des Lumières qui permit l’émancipation des juifs, en France d’abord (1791) puis un peu partout en Europe. Or, si c’est là un acquis non négociable, il ne contient aucun philosémitisme avoué, et conduit plutôt à une neutralité pouvant même aller jusqu’à une négation de la « judéité », telle que les juifs la revendiquent et non telle qu’on cherche à la leur imposer. Est-ce à dire qu’en tant qu’individus, communauté mais certainement pas « race », les juifs ne répondent adéquatement ni aux exigences de l’universalité formelle qui tend à les déposséder de toute identité, ni à celles de la singularité culturelle tant sont diverses leurs particularités quant aux langues parlées – 72 dans toute la diaspora ! –, aux cultures représentées, et aux choix politiques et religieux assumés.

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On se souvient de la scène de Manhattan où Woody Allen, déprimé, énumère les raisons d’aimer la vie. Ces raisons ont-elles jamais empêché quelqu’un de se suicider ? Il en est un peu de même quand on égrène les qualités des juifs en espérant qu’elles vont décourager les antisémites. C’est peine perdue car l’antisémitisme est une « passion triste » (Spinoza) qui se nourrit d’elle-même et n’a que faire des arguments des philosémites qui peuvent d’ailleurs se révéler tout aussi passionnels. Rien de plus ambigu donc, et contreproductif, que cette sorte de « discrimination positive » consistant à faire valoir les qualités, talents et mérites justifiant que les juifs aient le droit d’exister comme les autres hommes. Généralement de bonne foi, le philosémite empressé mesure mal ce qu’il y a d’odieux dans le seul fait de prétendre évaluer ce qui vaut aux juifs la considération des non-juifs. À chacun par ailleurs son évaluation, et à toute qualité réelle ou imaginaire pourraient être opposés un défaut, une insuffisance, une prétention inacceptable.

Mieux vaudrait peut-être se demander si ce tout petit peuple n’est pas, en Israël mais aussi dans le monde, le laboratoire où se cherche une humanité encore « en souffrance » et dont l’unité – mais de quel ordre ? – inclurait nécessairement la diversité. Du destin d’Israël dépendrait en ce cas davantage que la survie du monde occidental face au terrorisme islamique. Tout philosémite respectueux pourrait plutôt dire comme Maurice Blanchot : « Je suis avec Israël quand Israël souffre. Je suis avec Israël quand Israël souffre de faire souffrir. [2]» Essayons donc d’être au moins équitables envers les juifs, avec l’espoir de nous comporter s’il le fallait comme des Justes.

Sortir de l'antisémitisme ?: Le philosémitisme en question

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[1] Pierre-André Taguieff, Sortir de l’antisémitisme ? Le philosémitisme en question, Odile Jacob, 2022.

[2] Maurice Blanchot, « Ce qui m’est le plus proche… », Globe, n°30, juillet-août 1988, p. 56.

Ces charlatans qui ont fait de la démocratie un jeu de dupes

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Réélu dans la 3e circionscription des Alpes Maritimes, Eric Ciotti sort de sa permanence pour s'adresser aux électeurs, 7 juillet 2024 © Frederic Munsch/SIPA

Le patron des LR Éric Ciotti, qui s’était allié avec le RN de Jordan Bardella sans être suivi par le gros des troupes, a dénoncé un «coup d’État institutionnel et politique» à l’issue des élections législatives.


Les citoyens veulent moins d’immigration, moins d’impôts? Ils en auront plus encore. Ils veulent s’inscrire dans la continuité historique de leur nation millénaire? Ils subiront davantage les assauts de la nouvelle France multiculturelle et de ses minorités quérulentes. Ils veulent la droite? Ils auront la gauche. Ainsi fonctionne, cul par-dessus tête, la démocratie française.

Le front de la honte victorieux

Le RN a rassemblé hier soir, à l’issue du second tour des législatives, 8,7 millions de voix, tandis que le NFP en a alignées 7 millions et Ensemble 6,3 millions. Mais c’est l’extrême gauche (NFP) qui engrange 182 députés, la macronie (Ensemble) 163 et le bloc national…143.

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Jean-Luc Mélenchon, immédiatement après 20 heures et au nom de LFI (70 députés), s’est même précipité devant les télévisions pour s’approprier la victoire, en oubliant de la partager avec les socialistes et les verts. Ceux des bourgeois des villes qui ont soutenu son front de la honte, en croyant résister ainsi à un fascisme d’opérette, auront à assumer leur créature : un parti antisémite et violent qui a immédiatement réclamé de taxer les riches pour financer un programme social évalué à près de 200 milliards d’euros. Une fois de plus, des charlatans ont fait de la démocratie malade, avec la bénédiction d’Emmanuel Macron, un jeu de bonneteau. Les dupés de 2005, qui avaient vu leur refus de la constitution européenne annulé par le système, revivent la même embrouille.

Le RN, premier parti de France

Les magouilles d’appareils, les alliances contre nature, les hystéries médiatiques sur la « lèpre » et la « peste » que porterait le RN ont montré le visage de ces « démocrates » qui n’ont comme obsession que d’étouffer la voix des peuples indociles.

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Macron, par sa dissolution irréfléchie, a certes emporté une victoire apparente en entravant la dynamique du RN. Dans une centaine de circonscriptions, le parti de Jordan Bardella a échoué de justesse (un ou deux points), tout en restant le premier parti de France. La satisfaction que peut sans doute éprouver le chef de l’Etat reste donc fragile. D’autant que l’apprenti sorcier laisse une France ingouvernable. Le « front républicain » a même fait élire un triple fiché S, Raphaël Arnaud (LFI), dans le Vaucluse. Ni l’exécutif ni le législatif n’auront les moyens de conduire le pays, alors même que la crise financière laissée par Macron va imposer très vite des mesures d’austérité. De ce point de vue, le bloc national (RN-Ciotti) peut se satisfaire de n’avoir pas à gérer le fiasco du Mozart de la finance. Le RN doit cependant analyser ses propres faiblesses. Car si l’union obscène NFP- Ensemble a réduit le choix des électeurs au second tour, la droite populaire n’a pas fait le plein de ses voix, en dépit de ses 500 candidats. Le profil douteux de certains d’entre eux a illustré le manque de préparation du parti, qui lui-même a souvent dû modifier dans l’urgence des réponses économiques afin de ne pas effrayer le patronat et le monde des affaires.

Reste, ce lundi, un sentiment décuplé de frustration et de colère chez ceux qui s’estiment victimes d’un « coup d’État institutionnel et politique » (Éric Ciotti), et qui observent le gâchis d’une droite imbécile, toujours incapable de se réunir. Il est urgent de démocratiser la démocratie.

Sacrée soirée

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Jean-Luc Mélenchon savoure la victoire de la coalition du Nouveau Front populaire, Paris, 7 juillet 2024 © Thomas Padilla/AP/SIPA

Le Nouveau Front populaire, l’alliance de gauche, remporte les élections législatives. Le Premier ministre Gabriel Attal présente sa démission au président Macron.


Drôle de soirée : le Nouveau Front populaire, avec 182 sièges obtenus hier soir à l’Assemblée nationale, se prenait pour la majorité et réclamait le pouvoir ; le Rassemblement national, avec 143 sièges (54 de plus que dans la précédente mandature), premier parti de France, est le grand perdant. Les Français ont voté. Il y avait des candidats RN dans 500 circonscriptions : ils ne les ont pas choisis. Pour beaucoup de citoyens, Jordan Bardella n’a pas prouvé sa capacité à gouverner. Et, même s’ils sont sans doute moins nombreux que ce qui a été dit, il y a aussi eu ces quelques candidats infréquentables.

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Des conditions problématiques

Mais si cette élection est bien sûr tout à fait régulière, il me semble que les dés étaient un peu pipés.

  • Une élection suppose un débat loyal. Le matraquage inouï sur le parti de la haine, nous l’avons bien sûr déjà abondamment commenté. Reste que quand tant de beaux esprits vous disent que le nazisme arrive, vous hésitez dans l’isoloir. Des macronistes ont préféré élire Raphaël Arnault dans le Vaucluse, fiché S, plutôt que la sortante RN.
  • Le Front républicain est en réalité la forme politique du « tous contre un », un traitement spécifique réservé à un seul parti. Ces unions et désistements ont pour traduction une distorsion majoritaire. 9,3 millions de voix se sont portées sur le RN et seulement 7.4 pour le NFP. Cela signifie qu’en termes de poids politiques, un électeur de gauche vaut à la louche deux RN. C’est légal mais pas totalement réglo.

Emmanuel Macron a-t-il gagné son pari ?

À court terme et aux prix des contorsions susmentionnées, oui. Le seul objectif du post-9 juin, écarter le RN, a été atteint. Mais rappelons que le rôle de la politique est de pacifier les conflits, que c’est la poursuite de la guerre par d’autres moyens. Or, avec ce retour du cordon sanitaire, une partie des Français est de nouveau exclue de la table commune. Hier, très peu, parmi les forces victorieuses, ont parlé des électeurs RN et de leurs préoccupations. J’ai entendu Fabien Roussel et Edouard Philippe le faire. On ne pourra pas gouverner éternellement en ignorant 10 millions de Français.

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On parle souvent des gagnants et des perdants de la mondialisation pour commenter nos élections nationales. Cette fois-ci, j’observe que c’est la France du statu quo qui a gagné, alors que celle qui voulait renverser la table a perdu. La gauche pour la légitimité morale et les grands sentiments, la macronie pour l’expertise et la compétence (flagrantes !) : c’était l’alliance entre le camp du bien et le cercle de la raison. Tout ce beau monde s’est entendu pour sermonner le plouc étroit qui ne veut pas devenir minoritaire. Lequel a peut-être vu une facette de son avenir Place de la République, hier soir, quand le parti des Indigènes de la République d’Houria Bouteldja a brandi des drapeaux palestiniens et algériens en criant – je vous le donne en mille – « On est chez nous ! » Et pas une voix à gauche pour se scandaliser de ce slogan raciste ?

J’ignore quel lapin gouvernemental sortira de la casquette présidentielle. Mais, on leur souhaite du plaisir… Les J.O. s’annoncent un fiasco commercial. Le prochain gouvernement devra voter un budget d’austérité avec la CGT dans les pattes et des forces de l’ordre épuisées. Alors finalement, Marine Le Pen et Jordan Bardella sont peut-être les grands gagnants de cette drôle d’élection !


Cette chronique a d’abord été diffusée sur Sud Radio

Retrouvez Elisabeth Lévy du lundi au jeudi dans la matinale

France ingouvernable, alliances improbables et compromissions

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Marine Tondelier (Les écologistes) au soir du second tour, à Paris, 7 juillet 2024 © ISA HARSIN/SIPA

Avec l’alliance de gauche à 182 sièges, la macronie à 168 et le RN à seulement 143 (contrairement aux prévisions des sondeurs qui le voyaient premier), on assiste à la poursuite de la décomposition politique, et on a franchi un cran dans le pourrissement de la situation de la France, observe Céline Pina.


Causeur. Le NFP décroche le plus de sièges à l’Assemblée nationale. Est-ce que cela signifie que les Français ont adhéré à son programme ?

Céline Pina. En toute sincérité, ces résultats ne sont en rien le produit d’une adhésion à une idéologie. Les votes de soutien ont eu lieu au premier tour. Là, cela dit seulement que concernant le RN, le plafond de verre résiste et que le front républicain fonctionne toujours. On a assisté à un vote issu d’une culpabilisation et d’une manipulation massive qui a amené à porter aux portes du pouvoir un NFP qui défend des positions que ne partagent pas la majorité des Français. Les incohérences qui portent à incandescence notre société ont encore été exacerbées. Et si l’on en croit l’ivresse qui s’était emparée hier soir d’un Jean-Luc Mélenchon, on n’est pas prêt d’en finir avec la conflictualisation et la violence politique.

Il n’en reste pas moins que la situation politique qui est sortie des urnes parle d’une France ingouvernable. Personne n’a de majorité et les alliances possibles portent une part non négligeable de compromissions. Mais reste à savoir s’il y a encore des lignes rouges en politique maintenant que l’antisémitisme est devenu une valeur assumée par la gauche, soit qu’elle le diffuse, soit que cela ne soit plus rédhibitoire pour former une alliance. Et on peut en dire autant du soutien à un mouvement terroriste comme le Hamas ou du fait de faire élire des fichés S à l’Assemblée nationale. On se demande aussi où sont les limites quand dans les rassemblements pour fêter la victoire on ne voit pas de drapeau français tandis que les drapeaux palestiniens sont eux bien visibles. En attendant, de ce que l’on a vu de cette campagne où nos élus se sont comportés pour la plupart comme des gamins gâtés en plein monome dans la cour du lycée, on ne va pas assister au « retour du Parlement », mais à la continuation de la bordélisation des instances de la République. Ce que l’on peut attendre de ces élections ? Rien. La décomposition continue et on a franchi un cran dans le pourrissement.

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Après, la danse sur le volcan va continuer et les processus institutionnels de plus en plus déconnectés du réel vont se dérouler. Un Premier ministre probablement issu de la gauche va être nommé. Il n’aura pas de majorité et assez rapidement on devrait retrouver la situation mêlant blocage et hystérisation des débats que l’on vient de quitter. Ce n’est pas en faisant tourner un manège que l’on dégage un chemin.

En se désistant massivement en faveur des candidats NFP pour la majorité, les autres partis ne renforcent-ils pas l’idée d’un « Système » ? Les Français vont-ils penser qu’on leur a volé l’élection ?

La participation a été massive. La dramatisation aussi, certes, mais ils se sont rendus librement aux urnes, non ? Les Français ont fait leur choix. Ils se retrouvent potentiellement à porter au pouvoir une gauche porteuse d’une politique immigrationniste et laxiste alors qu’ils veulent massivement du changement sur ces points ? C’est leur problème. Un dicton dit : comme on fait son lit, on se couche. Nos concitoyens ont eu peur qu’un vote très à droite ne déstabilise leur pays, engendre des violences en interne et des mesures de rétorsion à l’international. Ils ont subi beaucoup de pression ; ils ont donc choisi de faire barrage. C’est un vrai choix, pourquoi le leur retirer ? Le problème c’est que, ce faisant, ils ont montré que se moquer d’eux n’était pas une mauvaise stratégie. Depuis des années, les présidents de la République sont élus sur un socle minoritaire mais peuvent exercer toute l’étendue de leur pouvoir en niant la souveraineté populaire : il leur suffit de s’asseoir sur les attentes et les demandes de la population, puis d’agiter l’épouvantail RN. Culpabilisée, la population vote pour ceux qui les ignorent ou les méprisent, ces derniers arguent que c’est un vote de soutien et mènent donc leur politique, opposée aux attentes populaires. Et quand on a fait un tour, on recommence. Le système est basé aussi sur ces logiques-là et elles sont légitimées par leur efficacité. Bien sûr, tout cela parle d’un lent pourrissement, mais pourquoi s’arrêterait-il ? Le peuple est profondément divisé et le jeu des alliances a donné une puissance de tir réelle à un parti fascisant, LFI, au nom de la lutte anti-fasciste. On nage en pleine absurdité et on voit mal quelle grande conscience ou vieux sage politique a le respect de la population pour faire entendre sa parole. Sans leader crédible et sans plus aucune boussole morale, la France navigue à vue. Quant à son président, son caprice nous a conduits à la ruine intellectuelle et spirituelle. Vous me trouvez trop dure ? Je n’ai qu’une question à vous poser : si vous étiez juif, en France, aujourd’hui, vous organiseriez-vous au cas où la situation vous impose de partir ? Moi, oui. Eh bien si le fait même que l’on puisse se poser cette question ne parle pas de notre déchéance morale collective, je ne sais ce qu’il faudra !

Que peut-il se passer maintenant ?

Gabriel Attal va présenter sa démission. A priori, comme je l’ai dit, la logique institutionnelle voudrait que ce soit le NFP qui soit appelé à former un gouvernement. Celui-ci n’ayant pas de majorité doit passer un accord d’union avec les élus macronistes, ou chercher des majorités de circonstance. La France n’est pas sortie de la crise politique…

Et si le peuple ne peut sérieusement prétendre qu’on lui a volé l’élection, il n’empêche qu’obéir à des consignes de vote qui flattent la vertu au moment de l’acte pour engendrer d’infinis contrariétés après ne peut que faire monter la frustration politique. Or derrière la fausse exaltation d’une « victoire de la gauche », il y aussi une réalité tout aussi tangible : la montée du Rassemblement national, qui augmente massivement le nombre de ses députés. Si échec il y a, c’est à la mesure de l’hubris qui a saisi dirigeants et militants. Ceux-ci ont rêvé de majorité absolue, ils en sont loin au point qu’ils sont incapables de voir que leur parti a progressé alors que l’artillerie lourde a été sortie contre lui. Le front républicain marche encore, mais il ne cesse de s’affaiblir au point qu’aujourd’hui il a accepté en son sein un parti qui ne l’est pas, LFI. C’est cela qui va le détruire et ce ne sera que justice.

Au RN : caramba encore raté

Annonce des resultats au QG du Rassemblement national, Parc floral de Paris, 7 juillet 2024 © NICOLAS MESSYASZ/SIPA

Victime du front républicain, le Rassemblement national réunissait ses militants dans le Bois de Vincennes à Paris pour suivre les résultats, hier soir. Jordan Bardella a dénoncé l’alliance du déshonneur de ses adversaires, avant d’affirmer que « la dynamique qui porte le RN, qui l’a mis en tête du premier tour et qui lui a permis de doubler son nombre de députés sont les éléments constitutifs de la victoire de demain ».


Caramba, encore raté ! Entre les européennes et le second tour des législatives, une seule salle mais une autre ambiance[1]. La soirée n’avait pas si mal commencé. À 18h30, au moment d’arriver au pavillon Chesnaie du Roy du bois de Vincennes, les militants étaient encore combattifs. Ils sont nombreux à revenir de trois semaines de campagne intenses, et dans lesquelles ils se sont engagés la fleur au fusil. Ce responsable d’une campagne dans le Val-de-Marne se rappelle d’un « accueil poli sur les marchés » même si les annonces et coups d’éclat politiques ont « joué avec ses nerfs ».

Christophe Versini, délégué départemental des Hauts-de-Seine, commente l’actualité géopolitique et dessine la politique internationale d’un éventuel gouvernement RN. Au premier tour, aucun candidat RN n’était parvenu à se maintenir dans son département, mais il souligne tout de même la progression du parti entre 2022 et aujourd’hui, passé de 30 000 à 100 000 voix. Un triplement du nombre de députés RN semble également possible à ce moment de la soirée, alors que la rumeur des chiffres de l’IFOP n’a pas encore complètement douché l’ambiance. Un assistant parlementaire, volontiers mélancolique, confie: « Peut-être qu’on sera une centaine de plus… Quand on a tout le monde contre toi, c’est forcément compliqué. Une centaine de députés en plus, ce serait déjà incroyable. » Les premiers dépouillements arrivent. Ici chaque militant a un ami, un comparse ou un employeur candidat. Dans certains bureaux de vote, le parti ne progresse que de 1 ou 2 points entre les deux tours. « Ce sera serré », indique un proche de candidats qui suit nerveusement les dépouillements du Cher.  « Lui est autour de 51% un mouchoir de poche ! » s’enflamme-t-on. « Ça va être comme ça partout, on arrête de commenter et on verra bien », s’énerve le collaborateur d’un ténor du groupe parlementaire alors que des estimations contradictoires circulent. 180 députés, puis 160… On parle de fourchettes encore plus basses. Les visages se ferment. Un ancien haut fonctionnaire et conseiller ministériel, issu de la droite et œuvrant désormais pour Marine Le Pen reste placide, mais avoue que « ce ne sera pas forcément un soir de fête. »

20 h : la claque

19h50. Les militants se massent vers l’écran. On reste sages. Pas un bruit. Pas une marque d’euphorie ou d’enthousiasme. Mais les sourires des journalistes à la télévision sont un mauvais signe. 20h : les estimations confirment la claque. Des pleurs, des déceptions, des mines déconfites. Filmés, les militants veulent tout de même faire bonne figure devant les écrans. « Nous acceptons les résultats et la démocratie, contrairement à l’extrême gauche », déclare l’une d’entre eux. Un autre, désabusé, cite Jacques Bainville : « Tout a toujours très mal marché ». Des huées pour Mélenchon et Hollande. Il y a bien quelques applaudissements qui retentissent lorsqu’on annonce la victoire pourtant attendue d’élus comme Jean-Philippe Tanguy. 


À la tribune, Jordan Bardella fait bonne figure. Il salue un « résultat historique », mais, un « malheureusement » dans le discours vient concéder la défaite dont il n’hésite pas à dramatiser les conséquences, annonçant tour à tour l’instabilité, l’incertitude, l’écologie punitive, la submersion migratoire… Mais, il lâche aussi une note d’espoir pour les militants : « Tout commence ! »

Les militants justement, comment reçoivent-ils le message ? Beaucoup sont encore sonnés. « On ne s’attendait pas à une telle défaite » reconnait l’un d’eux qui parvient à se ressaisir et vitupère contre « la désinformation, la déstabilisation de l’électorat, les accords de partis… » On trouvera sans peine un mauvais joueur : « C’est la victoire de la bêtise humaine. Il n’y a plus de repères. Les gens ne sont pas responsables (…) Je pense que les Français vont le payer cher », peste un vieux militant parisien. Un peu de mauvaise foi chez ce jeune militant étudiant en droit, qui, au milieu de la morosité générale, se dit « très content (…)  Il y a encore 10 ans, 10 députés et c’était la fête. 120 ou 140 c’est considérable. Ça ne fait qu’augmenter ! » 

Ça ira mieux demain…

Un autre militant digère le contretemps électoral. « Nous n’étions peut-être pas complètement prêts. Il faut encore labourer le terrain. Cette campagne surprise n’a pas facilité les choses ». L’ancrage local en cours de construction le rassure : « Les députés RN adorent labourer leur territoire, ce sont des passionnés de terrain, contrairement aux LREM élus en 2017, qui ne sont jamais dans leur circonscription. Dans deux ans, il y a les municipales, à nous d’élargir le maillage territorial. Peu de sortants RN perdent. Quand on a goûté au RN, on y reste ». Un éloge de l’enracinement qui contraste avec le reproche fait au RN d’avoir déployé des candidats « fantômes » et des parachutés.

Les éléments de langage de l’état-major circulent également. Quelques cadres et élus assurent le service après-vente. Devant les journalistes, Philippe Olivier entonne l’air du « score historique » et du « nombre de députés qui augmente ». Pierre-Romain Thionnet, directeur général du RNJ, député européen et tête pensante de Jordan Bardella, veut garder le sourire : « La configuration d’une majorité plurielle va entrainer une forte colère démocratique. Ce n’est que partie remise. » On répète finalement un peu partout sur plusieurs airs que le résultat du soir n’est pas si terrible, que ce n’est pas de notre faute et que ça sera mieux demain.

Les combines d’appareil et désistements ont bien sûr joué. Le battage médiatique, sans doute aussi. Comme peut-être aussi les admonestations des sportifs milliardaires et des comédiennes du showbiz. En 1848, le peuple était révolutionnaire en février, républicain modéré en avril, brutalement répressif en juin et bonapartiste en décembre. En un mois, cette année, il est passé par toutes les émotions. Le 9 juin, il était disposé à envoyer Jordan Bardella au Parlement de Strasbourg ; il n’était probablement pas prêt à l’envoyer à Matignon.

Et puis, la campagne du Rassemblement national a-t-elle toujours été à la hauteur de l’enjeu ? Le « On est prêts » lâché par les cadres du parti le soir de l’annonce de la dissolution n’a pas dissipé justement… une certaine impréparation. Il y a d’abord eu ces cafouillages sur le programme, avec cette polémique sur la double nationalité que la direction du parti n’avait pas vu venir. Il y a aussi eu tous ces candidats gratinés ; certains au passé sulfureux et d’autres incapables d’aller défendre leur programme dans les médias régionaux. Pourquoi cette impression d’amateurisme et d’incompétence qui persiste dans une partie de l’opinion ? Pourquoi cette diabolisation qui revient et avec laquelle le parti peine à rompre ? Le député européen Alexandre Varaut invoque des circonstances particulières : « Nous avions prévu l’éventualité d’une dissolution mais personne n’avait envisagé de mener des élections législatives en trois semaines. Des candidats se sont désistés au dernier moment… » En effet. Mais, les observateurs informés des travaux de la commission nationale d’investiture savent que la compétence ou la capacité basique à discourir en public n’ont pas toujours pesé dans les délibérations. Le parti ne semble avoir achevé ni sa révolution culturelle ni sa professionnalisation. Il lui reste encore du chemin pour convaincre les Français qu’il s’est éloigné de l’extrême-droite et qu’il est en mesure d’exercer le pouvoir.


[1] Relire https://www.causeur.fr/bardella-europeennes-qg-campagnes-le-triomphe-tranquille-284682

Dernier été avec Pino d’Angio

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Le chanteur italien Pino d'Angio, Sanremo, 9 février 2024 © Pool Insabato Rovaris/Mondadori Portfolio/Sipa USA/SIPA

L’année dernière, quasiment jour pour jour, notre chroniqueur évoquait Pino d’Angio, le chantre du second degré, dragueur d’opérette, précurseur du rap, féministe avant me too. Le chanteur et compositeur italien qui a bouleversé la musique des discothèques européennes au début des années 1980 est mort à l’âge de 71 ans. Causeur republie cette chronique en forme d’hommage.


D’abord, il y avait le style Pino. Cigarette, blazer en skaï et chapeau mou. Sorte de Philippe Marlowe des Abruzzes, Bogart latin lover des dancefloors. Une coupe de champ’ à la main sur la pochette d’album et les frisottis à la Roberto Baggio devant sa glace, avant de sortir en boîte. Caricatural et délicieusement machiste. Gomina et funky musique. Et cette voix, chaude, grave, détachée, superbement distante, si éloignée de la technostructure qui commençait à envahir notre espace mental. Pino, chemise ouverte et esprit porté à la dérision comique, amuse la galerie par des propos délibérément provocateurs et indécents. Nous sommes au début des années 1980, aux prémices de l’italo disco, grand mouvement refondateur des discothèques. Le second degré est compris de tous, il est même plébiscité dans les assemblées, c’est une marque de politesse. Il fait partie du langage universel. On se moque, on chambre, on bombe le torse, on déconne à plein tube, on s’habille pour danser, on drague maladroitement et on se sent exagérément vivant en pleine récession économique. Sur une Vespa ou au volant d’une Alfa Coda Longa, les nuits d’été sont plus chaudes. Par une forme de prescience, on a très vite su que les décennies à suivre seraient mortifères. Elles annihileraient toutes nos tentatives de rire du destin et d’échapper au repli sur soi.

A lire aussi, du même auteur: Alors, on lit quoi cet été ?

Avec Pino, illusionniste d’un bonheur factice, le communautarisme ne passerait pas. L’espace de trois minutes, sa ligne de basse tyrannique nous empêcherait de penser à l’avenir, aux lendemains qui déchantent, au fracas du boulot et aux tracas du quotidien. Et toujours cette puissance tellurique qui vous colle aux murs. Imperturbable, la basse façon bulldozer avance, abat ses notes et colmate toutes les zones blanches de notre cerveau. Elle déploie une forme de liturgie rieuse et nerveuse. Bien des années après, le rap y puisera sa mécanique sémantique. Parce que Pino s’autorisait toutes les facéties, les aigus, les mesures parlées, avec cette rigueur métronomique que Giorgio Moroder ne renierait pas. Philosophe de Campanie, par sa musique à califourchon sur le disco finissant et le funk cosmique, Pino a inventé un personnage de scène : loser pathétique à la répartie bouffonne, faux courageux et véritable abruti. Pino d’Angio parle même de « la rhétorique du ridicule ». Il a théorisé cet ersatz de playboy comme le paroxysme de la débandade. Nous sommes au pays de Dino Risi et de Berlusconi. Les outrances verbales, les postures glandilleuses, en somme, le « n’importe quoi » est le décor idéal pour exorciser son mal de vivre.

Dans les interviews de cette époque bénie qui accepte l’ironie tendre, Pino en rajoutait volontiers dans le côté hâbleur et archétypal. À une journaliste qui lui demandait ses qualités, sans ciller, il répondait: « Je suis beau, je suis fort, je suis intelligent ». Le Jean-Pierre Marielle de la période Séria, lourd et drôle à la fois, reconnaîtrait l’un de ses enfants chéris. « Ma quale idea » sort en 1980. Partout dans le monde, dans les clubs de New-York, Rimini ou Buenos Aires, ce standard à l’insolence marrante va faire se déhancher toute une jeunesse en manque d’idéal. Il agit comme un doppler. Il mesure la contraction des cœurs vaillants, dans un mouvement infernal, il nous gonfle d’orgueil et nous renvoie l’image du grotesque. Ce va-et-vient est salutaire. Les féministes d’aujourd’hui devraient l’assaillir de lettres d’amour car il fut le premier à défendre la cause des femmes sur les pistes. Son cancer de la gorge (sept opérations en six ans) ne lui a pas laissé de répit. Dans la version française, « Mais quelle idée » renvoyait les lourdauds dans leur 22 !

Appréciez la pertinence du texte :

J’ai la tête aussi dure
Qu’un rocher des Dolomites
Il ne faut jamais me dire
Qu’une belle chose est interdite
Le temps de faire un break
J’ai déjà quitté la fille,
Je voulais faire une tête
À tous les mecs de sa famille
Comme dans une production
Digne de Sergio Leone
Déchaînés par la musique,
Ils sont devenus hystériques
Cette bande de malades
M’ont fait faire la promenade
Depuis, je suis malade,
J’ai la tête en marmelade

Cet été, après les fronts républicains et les JO, après l’arrivée du Tour à Nice, après les gouvernements de carton, on dansera sur Pino.

Monsieur Nostalgie

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Ceux qui acceptent le tragique et ceux qui ne l’acceptent pas

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Santiago Espinosa © Olivier Roller

Le tragique a mauvaise réputation. Le philosophe Santiago Espinosa travaille à sa réhabilitation dans un livre.


Accident d’avion, de tondeuse, de trottinette, et le voilà qu’il ressurgit. Lui, c’est le tragique, mobilisé par la presse au moindre événement. C’est un peu contre ce lieu commun que Santiago Espinosa, philosophe originaire du Mexique et lauréat 2015 de la Bourse Cioran du Centre National du Livre, a écrit Le savoir tragique (édition Les belles lettres), essai court mais stimulant. Et aussi, contre une tradition philosophique, qui, par refus du tragique, veut imaginer des arrières-mondes consolateurs.

Choisis ton camp

C’est finalement une ligne de démarcation vieille d’environ 2 500 ans. D’un côté, les tragiques, les durs à mal, ceux qui n’ont rien demandé, mais qui sont là tout de même, et ne s’en plaignent pas pour autant. « Même au milieu des maux, accordez à vos âmes la joie que chaque jour vous offre », s’écrie Darios dans Les Perses. Ni optimistes, ni pessimistes, comme dans la chanson Exakt neutral du groupe allemand Deo. De l’autre, une tradition débutée par Socrate, prolongée par le christianisme et qui se termine ou bien par la niaise idéologie des indignés (l’auteur a rappelé à notre mémoire ce mouvement d’étudiants réclamants et animés par la lecture de Stéphane Hessel au début des années 2010), ou bien par celle de la guerre juste, menée au nom du bien, contre laquelle Carl Schmitt nous avait averti : « Ils sont vraiment inquiétants les exterminateurs qui se justifient par le fait qu’il faut exterminer les exterminateurs ». Selon eux, ce monde ne saurait être le monde réel ; il faut donc supposer qu’existe un autre monde, un « arrière-monde », caché derrière les nuages. D’un côté, les dramaturges tragiques, Machiavel, Hobbes, Nietzsche, Clément Rosset. De l’autre, Platon, Kierkegaard, Heidegger. L’auteur a choisi son camp, et se demande même quel est l’intérêt d’une philosophie du « devoir être », imprécise et floue. Au risque de retirer du programme de philo des lycéens trois-quarts de son contenu.

Car le tragique, dans l’ouvrage de Santiago Espinosa, n’est pas l’accident, la catastrophe, la tuile qui arrive sans prévenir, mais le temps qui passe, qui érode, effrite, affaisse toute chose. « L’ouvrage de nos mains n’est pas le seul à s’effriter, pas plus que l’œuvre élevée par l’homme à force de soin et d’adresse n’est la seule à subir les assauts du temps. Les sommets des montagnes s’affaissent. Des régions entières s’enfoncent. Certains lieux aujourd’hui recouverts par les flots ne voyaient même pas la mer […] Aujourd’hui debout, demain par terre : ainsi finissent toutes choses », écrivait Sénèque dans ses Lettres à Lucilius. Un extrait qu’avait peut-être lu Bilbo Le Hobbit, quand il répondit à cette énigme durant son périple : « Cette chose toutes choses dévore / Oiseaux, bêtes, arbres, fleurs / Elle ronge le fer, mord l’acier / Réduit les dures pierres en poudre ».

C’est encore plus beau quand c’est inutile

Si tout est tragique, si tout se vaut, n’est-ce pas une invitation à un je-m’en-foutisme généralisé, à l’indifférence face au mal ? Santiago Espinosa cite un passage provocateur du philosophe Clément Rosset, d’après lequel tout est tragique, « les pommes du jardin comme les enfants tués à Hiroshima ». Le tragique est tout ce qui arrive, il est le seul événement réel au monde, il n’y a pas d’événement non tragique. « Rien ne vaut rien. Il ne se passe jamais rien et cependant tout arrive. Mais cela est indifférent », griffonna Charles de Gaulle, en dédicace de ses Mémoires, lors de son voyage en Irlande, en 1969.

Pour échapper à l’aquoibonisme de ce constat, Santiago Espinosa appelle à la bravoure, à la joie héroïque, malgré l’absence de but, de tâche à accomplir, de pourquoi. Et aussi au salut par l’art. Non point l’art des artistes engagés, qui semblent agacer l’auteur autant que les indignados de la Puerta del Sol. Les œuvres d’art ne survivront pas non plus à l’usure physique, mais « l’acte créateur est […] addition au réel, vague ajoutée à l’océan, gratuite, sans arrière-pensée, sans prétention de modification de ce qui existe, moins encore de contestation ou d’indignation. Créer c’est faire être, donner l’existence, introduire dans le temps : enfanter. Et de même que les parents savent pertinemment de l’enfant qu’il mourra, de même l’artiste que son œuvre mourra tôt ou tard. L’activité trouve sa finalité en elle-même, dans un hommage rendu à l’existence, dans la joie de participer du réel. C’est cette joie que l’on trouve au cœur de l’acte créateur, insouciante de sa durée, joie qui rend « indifférent à la mort », comme l’écrit joliment Proust en même temps qu’elle est joie du réel retrouvé ».

136 pages

Le savoir tragique

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