Quelques députés européens ont manifesté préventivement leur angoisse à l’idée que Jean-Marie Le Pen puisse, comme doyen d’âge, présider la séance inaugurale du nouveau parlement européen élu en juin prochain. Dany Cohn-Bendit (64 ans aux cerises) a proposé de confier cette honneur à la plus jeune des députées et lancé dans une de ces envolées lyriques dont il a le secret: « Allons jusqu’au fond du symbolisme: on ne veut pas des croulants! ». Cette sortie devrait lui valoir séance tenante une admonestation publique de la Halde. On notera l’utilisation, par le chef de file des Verts, du parler « djeune » des années yé-yé pour désigner les seniors, et d’un style qui mérite d’être amélioré s’il veut, comme on lui en prête l’intention, postuler à cette honorifique fonction lors d’une prochaine législature. On lui conseillera donc la lecture des discours de doyens de l’Assemblée nationale française prononcés en leur temps par Marcel Cachin, le chanoine Kir ou Marcel Dassault, que le croulant auteur de ces lignes écoutait avec délices, l’oreille collée à la TSF.
Act Up rétablit l’ordre moral
Ce qui devait arriver arriva: exaspérés par les provocations répétées des militants d’Act Up sur le parvis de Notre-Dame, où ils étaient venus distribuer des capotes en hurlant : « Benoit XVI assassin! » à la sortie de la messe dominicale, quelques paroissiens, d’ordinaire doux comme des agneaux pascaux, se sont mis en colère et leur ont balancé quelques œufs qui n’étaient pas tous en chocolat. Fâchés de voir souillés leurs T-shirt noirs et leurs slims, les activistes gays, toujours aussi courageux sont allés requérir la force publique sarkozyste pour qu’on embastille les génocidaires (i .e. les catholiques) ce qui fût fait illico. Bref, l’ordre moral règne à nouveau, et ce qui aurait dû se terminer au pressing risque fort de finir au Tribunal. En conséquence de quoi le groupe « Touche pas à mon Pape! », où l’on retrouve notamment la sémillante Frigide Barjot, s’est associé au manifeste « Benoit j’ai confiance en toi! » pour publier un communiqué pacificateur, mais un rien rageur, où ils posent entre autres, cette question pleine de bon sens : « Imagine-t-on seulement un chrétien distribuant des chapelets à la Gay Pride ou à la sortie de boîtes échangistes, au cri de Pierre Bergé assassin ?»
Sidaction, piège à cons
Moi, le sida, je suis pas pour. Je suis même très fortement contre. Et non seulement je suis contre le sida en général, mais je suis très contre le sida des Africains, des Européens et des autres ; je suis tout aussi farouchement opposée au sida des homos, des hétéros, des travelos et des abstinents-transfusés. N’essayez pas, vous ne trouverez pas chez moi une once de complaisance pour cet ennemi public qui prétend nous priver de nos droits acquis au plaisir avec-qui-je-veux-quand-je-veux. On a pu me reprocher d’avoir cherché à comprendre les électeurs de Le Pen et ceux du FIS en Algérie (on connaît la pente glissante qui va de comprendre à justifier), d’aucuns me soupçonnent de ne pas participer avec une ferveur suffisante à la défense de nos libertés attaquées par qui vous savez. Mais dans la guerre de l’Humanité contre le redoutable HIV, mes états de service sont impeccables. Ou en tout cas passables. Si on ne peut pas dire que je sois à la pointe de la mobilisation, je n’ai jamais proféré ou écrit un mot qui laissât percer une sympathie mal réprimée ou une admiration nauséabonde pour le virus immonde – ni même pour son complice, le terrible Ratzinger (que paraît-il, les cathos français veulent débarquer comme s’il s’agissait d’un patron-voyou ou d’un président liberticide). Non, je vous jure, sur le sida, je suis clean. En cherchant bien, je suis à peu près sûre de n’avoir jamais répondu à un quêteur en ruban rouge « moi, le sida je suis pour », alors que, honte à moi, j’ai bien dû une fois ou deux envoyer ainsi sur les roses un adversaire de la torture ou de la vivisection. Je ne le ferai plus.
Pourtant, depuis quelques jours, la vue d’un ruban me fait voir rouge. Ce défilé de journalistes concernés, animateurs engagés, artistes mobilisés et amuseurs conscientisés, me file des boutons. J’ai envie de leur balancer mes chaussures à la tête. Les politiques qui pérorent avantageusement, leur attestation de compassion épinglée au plastron me débectent. J’avais l’intention de m’infliger un peu de télévision ce week-end dans l’espoir de découvrir quelques contrevenants qui auraient refusé d’arborer leur rosette. Je l’avoue, j’ai renoncé. Un petit tour sur DailyMotion m’apprend cependant que Ruquier, Zemmour et Naulleau arboraient des revers affreusement vides. Il est vrai que l’obsédant ruban était gravé en incrustation sur l’écran, service public oblige. Heureusement, l’honneur fut sauf grâce aux invités. Avec leurs pin’s identiques, ceux-ci faisaient irrésistiblement penser aux « six anchois croupis dans la saumure du Bien » de Muray (la charité chrétienne m’interdit de rappeler qui il désignait par cette aimable formule). En tout cas, j’aurais adoré être invitée à l’émission pour ne pas le porter, ce ruban. Les programmateurs, ces divinités impitoyables qui terrorisent toutes les attachées[1. Je sais, c’est sexiste et c’est fait exprès.] de presse de Paris, n’ont pas pensé à moi.
Pourquoi tant de haine, me direz-vous ? Après tout, toutes ces bonnes volontés ne font de mal à personne. Et même elles font le bien. Or, contrairement à ce que pourraient penser des esprits simples, je ne veux aucun mal au bien. Je souhaite ardemment qu’on découvre un vaccin et qu’on arrête de nous prendre le chou avec cette malédiction contemporaine. Je suis également disposée à ce que l’on encourage l’usage du préservatif indépendamment de toute considération religieuse, ethnique, géographique ou sexuelle et à ce que l’on en enseigne le maniement à la maternelle. J’applaudirai quand on nommera Pierre Bergé ministre des Grandes causes et des Droits de l’homme – il ne le leur a pas envoyé dire aux Chinois : pas de droits de l’homme, pas de statuettes ! – et que sa première mesure sera la nationalisation immédiate de Durex et le remboursement du préservatif par la Sécurité sociale (je suis étonnée que cette revendication ne soit pas encore à l’ordre du jour de la Gay Pride). Au moment où j’écris ces lignes, je constate avec satisfaction que « mon » opérateur de téléphone mobile s’associe à l’union sacrée : je viens de recevoir un message me suggérant de soutenir le sidaction en envoyant un texto (et au fait, il toucherait pas un peu sur ce coup-là, frère SFR ?).
« Donnez pour le sida » (enfin contre, vous aurez rectifié) et « mettez des capotes » : j’ai beau chercher, je ne vois rien à redire aux deux commandements de la nouvelle religion officielle. Rien, sinon justement, qu’ils sont des commandements, gravés sur nos écrans comme la devise républicaine au fronton des mairies. Et avec ce genre de chose, on ne rigole pas. Le non-prosélytisme est déjà un crime. Essayez d’affirmer publiquement que vous préférez vous offrir un week-end ou des escarpins de douze plutôt que de donner un fifrelin à cette bonne œuvre obligatoire et vous verrez si ça fait rire votre auditoire. Voilà donc une semaine que tous les humoristes rebelles cognent en boucle sur le pape. J’attends celui qui osera se payer la fiole de Bergé ou ricaner sur le saint-ruban. J’admettrai que les Guignols sont subversifs le jour où ils déchireront le sidaction. Non madame, on ne peut pas rire de tout. Surtout avec vous. Pas un zeste de second degré ne sera toléré. Il était bien triste, vendredi, d’entendre Stéphane Bern qui avait troqué son élégance et sa distance amusée contre une solennité pompeuse et empreinte de respect onctueux pour l’inévitable Bergé. « Non ne me remerciez pas, c’est à nous de vous remercier pour tout ce que vous faites », pour un peu il allait le remercier d’exister. Le fou du roi s’est aussi fendu d’une petite leçon de vie à l’usage des jeunes générations : « Ne faites confiance à personne. » Et pour être bien sûr que personne ne se marrait, dès que l’un de ses chroniqueurs tentait une vague blague au parfum de gaudriole, il s’empressait de lever l’ambiguïté d’un sentencieux : « C’est de l’humour, il faut utiliser des préservatifs. » Ce qui est marrant chez tous ces gens englués dans leur compassion pour les malades du sida, c’est qu’ils prennent lesdits malades, et avec eux tous leurs contemporains, pour des cons, incapables de faire le distinguo entre une blague et une affirmation sérieuse. Regardez-moi ces Africains qui obéissent aveuglément au Pape – comme en témoigne le succès de ses appels à la fidélité conjugale. Ces noirs sont de grands enfants. Cela dit, puisqu’on en est à l’éducation des masses, il faudrait peut-être préciser que les monogames impénitents peuvent se dispenser du recours à la capote – à condition bien entendu d’être munis d’une attestation de non-séropositivité qui devra être présentée sur demande à leur fucking-partner.
Désolée, mais le sidaction ne passera pas par moi. On me dira ce qu’on voudra, cet étalage de générosité, ce dégoulinage de vertu, ce matraquage de compassion sont obscènes. Ce défilé de pipoles qui rient de se voir si bons en ce miroir est dégoûtant. Que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite, que ton aumône soit secrète, vous n’avez jamais entendu parler des Evangiles les gars ? D’ailleurs, le péquin est invité lui, à donner dans l’anonymat. Et puis, au-delà de l’obscénité, il y a le ridicule qui, comme toujours, semble échapper à tous les professionnels de la rebellitude. Pas un qui soit vaguement gêné de partir sabre au clair contre un adversaire sur lequel tous ses petits camarades se sont déjà rués. Montjoie, Saint-Denis, sus à l’ennemi ! Se payer le pape et dénoncer le virus, ça ne mange pas de pain et c’est bon pour l’image. Ce qu’aiment par-dessus tout nos courageux défenseurs du malade et de l’orphelin, c’est tirer sur les ambulances, de préférence en meute. Proclamer son soutien à une cause incontestable, telle est la dernière trouvaille des bouffons bouffonnants. À quand des badges pour dénoncer Hitler ? Un pin’s contre le racisme ? (Ah oui, celui-là on nous l’a déjà fait.)
On m’accordera (ou non) que le caractère hautement consensuel et même parfaitement unanimitaire de cette mobilisation a déjà de quoi porter sur les nerfs. Cela devrait suffire à renverser la charge de la preuve. Après tout, ce n’est pas à moi d’expliquer pourquoi ce raffut m’insupporte mais à ses auteurs de m’expliquer pourquoi ils le font. J’ai une petite idée que je vous livre telle quelle. Le sidaction est une proposition qu’on ne peut pas refuser parce que le sida est une maladie communautaire. Pour le dire clairement l’affaire des homosexuels mâles. Inutile de piailler, je sais qu’en vrai, c’est pas vrai. N’empêche que pour des raisons historiques et médicales, elle a été, dès son apparition (ou plutôt avec un train de retard comme l’explique Frédéric Martel dans Le Rose et le Noir), prise en charge par les associations homosexuelles. Pourquoi Pierre Bergé déploie-t-il tant d’énergie pour cette maladie-là et pas pour une autre ? Pourquoi toutes ces grandes âmes qui saignent pour l’Afrique ne donnent-elles jamais un gala pour lever des fonds pour la lutte contre la malaria ou la lèpre ? Pourquoi cette débauche d’empathie obligatoire ? La réponse est simple : le sidaction n’est que l’un des fronts de la lutte homosexuelle – et comme chacun sait la lutte continue. En conséquence, ne pas y participer, c’est être homophobe. (Et ironiser est bien pire encore.) D’ailleurs, je retire tout ce que je viens d’écrire. Je voudrais moi aussi contribuer à l’édification de mes concitoyens. Ne vous laissez pas enfariner. Comme le dit mon ami Marco, contre le sida, le ruban rouge, c’est pas efficace.
Big Brother ne la regarde plus !
Chose promise, chose due : Jade Goody, héroïne de Big Brother, la version britannique de Loft Story a trépassé ce dimanche. Un peu de recueillement s’impose et aussi un peu de jalousie. Outre-Manche, les accros à la téléréalité ont eu droit en direct live à un vrai cancer, doublé d’une agonie copieusement filmée, avec en prime un décès certifié par les autorités compétentes lequel sera suivi, n’en doutons pas, d’obsèques ad hoc. Le tout pour le bénéfice des gamins de feue cette working class hero, qui toucheront leurs vies durant les royalties de tout ce déballage obscène et poignant. Et nous, pauvres froggies, on n’a en pâture que la Loana qui nous raconte une agression dans sa baignoire, puis ne souvient de rien, puis détaille ses malheurs à un Fogiel en larmes sur Europe1, sans même qu’on ait droit à la moindre image du drame. Remboursez !
La vie privée, ça n’a pas de prix !
« Toute photo publiée sans consentement donnera lieu à des poursuites. » Jean-Pierre Mignard, avocat et porte-flingue de Ségolène Royal, prévient dans Le Parisien : si la presse people compte parler de Ségolène Royal, elle devra passer à la caisse. En quelque mois, la Poitevine a fait cracher aux hebdos, tous titres confondus, 45 000 euros de dommages et intérêts et de frais de procédures.
On pourra donc légitimement se demander pourquoi Ségolène Royal est d’un seul coup devenue si méchante avec une presse, certes infréquentable, mais qui jusque là assurait plutôt gentiment – et gratuitement – sa com’, une presse qui l’a mise en orbite dans l’opinion d’en-bas, en lui conférant ce fichu côté glamour que Martine Aubry n’aura jamais, quels que soient ses efforts, régimes, tentatives de chirurgie ou de relooking. Pourquoi Ségolène, jusque là si prompte – pour notre plus grand bonheur – à mélanger les genres, à flouter les limites entre vie privée et vie publique, nous veut-elle soudain autant de mal ?
C’est peut-être une preuve de mauvais esprit mais je me demande s’il ne s’agit pas tout simplement de petits et gros sous. Privée de subsides par la nouvelle direction du parti et lâchée d’un peu partout par les siens, Ségolène Royal a besoin de thunes pour exister politiquement et faire tourner Désirs d’avenir. Jusque très récemment, elle reversait systématiquement ses dommages et intérêts à des associations caritatives (ce qui lui donnait droit, soit dit en passant, à de sympathiques réductions d’impôts). Il se pourrait que désormais, l’argent soutiré grâce à l’article 9 du code civil serve à son « soutien logistique », autrement dit qu’il soit le nerf de la guerre qu’elle va devoir mener – avant tout au sein du PS.
Qu’elle en profite. Tant qu’elle sera bankable, nous balancerons des photos d’elle. Et financerons bien malgré nous sa petite boutique. Mais si Ségo tape trop fort ou que, par le plus grand des hasards, sa tête de chouette ravie ne fasse plus trop vendre de papier, elle risque de très vite perdre le beurre et l’argent du beurre, le bruit médiatique positif grâce à la presse people et l’argent gagné en procédures judiciaires. Quant au sourire de la crémière…
Du souci pour la fête de la libertitude ?
Depuis quelques jours, les sections socialistes de l’Ile-de-France sont bombardées de mails comminatoires leur demandant de détailler le nombre exact d’inscrits au Printemps des Libertés, la fête organisée ce dimanche au Zénith pour promouvoir le Livre Noir de Marie Pierre de la Gontrie sur les libertés publiques. Car en vérité, c’est un peu la panique rue de Solférino, où l’on craint ouvertement le bide pour cet après-midi. Il semblerait que la base du parti, notamment en banlieue, ait préféré s’investir dans la préparation de la manif de jeudi que dans la promotion du Livre Noir. Un ouvrage qui, s’il a été fort bien accueilli dans les rédactions, n’a pas déclenché l’enthousiasme général dans les quartiers où même le militant le plus endurci a souvent « le sentimenté d’être plus menacé dans sa sécurité que dans ses libertés…
Colombani, bon pour la Réforme ?
Samedi 21 mars 2009, 12 heures 50, France Culture, La Rumeur du Monde. Grand moment d’étonnement, ou de panique rentrée, de la part de Jean-Marie Colombani, l’animateur somnifère de ce talk-show pour les derniers « lou ravi » de l’économie de marché, dans sa version idyllique de l’époque qui nous semble déjà si lointaine, celle d’avant l’apocalypse des subprimes.
« Il semblerait que l’idée même de réforme soit devenue impopulaire », susurre ainsi ce parangon de la pensée unique, ce mètre-étalon du lieu commun libéral. S’il ne devait en rester qu’un, ce serait lui, auraient versifié ou chanté en termes voisins Victor Hugo et Eddy Mitchell. Le dernier à croire dans les vertus de la libre entreprise, du monétarisme, du capitalisme autorégulé, de la concurrence libre et non faussée, tous ces dogmes de la Sainte Foi qu’il propagea en infatigable évangéliste du marché pendant des années d’arrogance méprisante pour toute analyse qui aurait comporté ne serait-ce qu’un soupçon, une larmichette, une dose homéopathique de keynésianisme, même édulcoré.
« Il semblerait que l’idée même de réforme soit devenue impopulaire. » Savourons cette phrase. Colombani commentait ainsi les imposants défilés du 19 mars, en guise d’introduction à l’un de ses filandreux et interminables dialogues avec Jean-Claude Casanova, archéo-barriste girondin et aronien insubmersible, persuadé que tant qu’il restera quelques fonctionnaires en France, (sauf de police, évidemment…) nous serons en Union Soviétique.
Ce qui étonne, c’est surtout l’étonnement de Monsieur Colombani. Pour qu’il comprenne ce qui lui arrive, qu’on nous permette de le renvoyer à un livre remarquable, vieux d’une douzaine d’années mais toujours d’une singulière actualité pour ceux qui veulent éviter les chausse-trappes lexicales de la novlangue néo-libérale. Il s’agit d’un ouvrage qui se présente comme un dictionnaire, Le marché des mots, les mots du marché de Raoul Villette[1. Les nuits rouges/L’insomniaque, 1997, encore trouvable avec quelques efforts.]. À l’article « Réforme », on peut lire la définition suivante : « Liquidation des conquêtes sociales. Patronat et syndicats se battent désormais à fronts renversés. Le premier s’est emparé avec l’aide des médias de la connotation positive du mot pour imposer ses revendications tandis que les seconds obsédés par l’idée de déclencher un mouvement social qu’ils ne contrôleraient pas se sont laissé enfermer dans une posture « conservatrice » des avantages acquis complètement inefficace. »
Il semblerait donc, au grand dam de Monsieur Colombani, que si l’économie spectaculaire marchande s’effondre, on redécouvre sur le terrain du langage la bonne vieille adéquation entre signifiant et signifié ; par là-même, les mots retrouvent une valeur d’usage confisquée jusque-là par l’efficace propagande du Capital. Il est amusant, également, de constater que les exemples donnés par Raoul Villette pour illustrer sa définition sont tous extraits du journal Le Monde de 1995-1997, période fastueuse où le règne du même Colombani sur le malheureux quotidien du soir commençait et allait par la suite se révéler, comme on le sait, si brillant en ouvrant une grande ère de tolérance et d’investigation audacieuse et impartiale. Dégustons, par exemple, cette inoubliable citation de Jacques Toubon[2. Homme politique parisien de la fin du vingtième siècle.] du 25 septembre 1995 : « Nous avons à mener une politique de réformes pour aboutir au changement. »
La revanche des mots, récupérant leur fraîcheur originelle, voilà ce qui commence à faire vraiment peur aux élites autoproclamées. Aussi peur, finalement, que les millions de manifestants parmi lesquels une infirmière, une chercheuse ou une ouvrière de Continental aurait pu dire à Colombani, à l’instar de Martine dans Les Femmes Savantes :
« Tout ce que vous prêchez est je crois bel et bon ;
Mais je ne saurais, moi, parler votre jargon. »
Philippe Muray à travers les âges
Le 2 mars 2006, il y a trois ans à présent, est mort le seul homme qui connaissait par cœur à la fois toute La Comédie humaine, L’introduction à la lecture de Hegel de Kojève et les paroles de Tata Yoyo[1. Auxquelles il rendit un vibrant hommage dans Roues carrées, Fayard-Belles Lettres, 2006.]. Son nom est Philippe Muray.
Depuis trois ans, nous ne pouvons plus toucher et être touché que (par) son second corps, promis lui aussi à la résurrection : son œuvre. Celle-ci constitue le portrait le plus ample, le plus décisif, le plus profond, de la France des années 1980 à 2006. Aucun élément sérieux ne nous permet d’écarter la crainte qu’elle soit en outre la peinture la plus exacte de l’ensemble du stupide XXIe siècle.
Cette œuvre comporte trois versants. Le plus fameux, jusqu’à maintenant, demeure celui des ses essais. Evoquons par exemple les quatre volumes d’Exorcismes spirituels (1997-2005), les deux volumes d’Après l’Histoire (1999-2000) et Festivus Festivus (1995), ses tumultueux entretiens avec Elisabeth Lévy. Une phrase d’Ainsi parlait Zarathoustra pourrait résumer ces livres : « O mon âme, je t’enseignais le mépris qui ne vient pas comme une pâture de vermine, le grand mépris, le mépris aimant qui aime le plus fortement lorsque fortement il méprise. »
Derrière les essais se cache le versant romanesque, encore méconnu, essentiel pourtant. Muray écrivant sous les auspices de Rabelais, de Balzac, de Céline et de Marcel Aymé, toute sa littérature est en réalité d’essence romanesque. Le troisième versant enfin, qu’il considérait comme éminent, mais dont la publication ne pourra probablement pas intervenir avant de nombreuses années, est constitué par les vingt à trente mille pages de son Journal, Ultima Necat.
L’année 2006 fut aussi celle de trois consolations posthumes. L’album Minimum Respect[1. Disponible notamment sur le site philippe-muray.com.] tout d’abord, interprétation par Muray de quelques-uns de ses poèmes, mise en musique avec talent et humour par des amis musiciens. Le portatif ensuite, précieux dictionnaire intime, hélas inachevé, de la pensée en mouvement de Muray, condensation de la force lumineuse et tranchante de sa pensée.
Cependant, le texte posthume le plus précieux, et que nul ne semble avoir réellement lu jusqu’à présent, s’intitule Roues carrées. Avec On ferme (1997), il s’agit de la seconde œuvre romanesque majeure de Philippe Muray. Roues carrées est le nom du tournant esthétique engagé par Muray dans les dernières années de sa vie. Celui-ci avait conçu ses Roues comme un recueil, qui aurait probablement été aussi imposant que les 700 pages d’On ferme, d’une quinzaine de très longues nouvelles reliées entre elles par le principe balzacien (déjà présent dans ses romans) du retour des personnages. Il ne put hélas achever que deux nouvelles. L’édition post mortem leur adjoint une troisième, inachevée, portant de manière saisissante le titre Comment je me suis arrêté. Le narrateur de la dernière œuvre de Muray raconte comment il a secrètement décidé d’arrêter de moderner, s’engageant ainsi sur un chemin inconnu, angoissant, obscur. Il nous confesse aussi ce soupçon, que nul n’aime sans doute véritablement moderner, que chacun ne moderne qu’avec une réticence intime, silencieuse, et parce qu’il imagine que le Moderne apporte à tous sauf à lui-même une joie pleine et sincère. La nouvelle repose sur une analogie entre le tabac et le Moderne, le narrateur dénonçant la dépendance morbide provoquée par le Moderne. Et cette Roue-là est carrée, parce que l’éloge du démoderner (ou du démodernage) y est fait dans le langage même du Moderne.
A l’époque de la conception des Roues, Muray répétait souvent avec une tonalité bouffonne et métaphysique : « J’arrête la critique ! Je ne critiquerai plus jamais rien ! » Muray a voulu alors en finir, en effet, avec tout élément de critique du Moderne. La découverte radicale des Roues ? Le Moderne est, dans sa structure ontologique, cancer. On ne critique pas le cancer. Voilà l’étrange affaire : au moment même où le cancer du poumon croissait en lui à son insu, Muray s’est inoculé le cancer du Moderne. Il est devenu absolument Moderne. Absolument cancer. Ce geste se nomme Roues carrées.
Si ces Roues sont carrées, c’est parce qu’elles inventent l’art inouï d’élever la folie, la monstruosité, l’informité de l’époque, au carré. Muray y ausculte des états infiniment plus avancés que ceux que nous connaissons du cancer qu’il découvre être le Moderne, des états d’effondrement de la subjectivité, du langage et de la pensée qu’aucune autre œuvre n’a explorés. Nous nous traînons péniblement vers leur horizon. Nous ne sommes pas près de rattraper notre retard sur l’art de Philippe Muray. L’infime Sarkozy est une lanterne du Moderne, un puceau du Moderne, un rachitique de la Réforme, au regard de la cavalerie hirsute lancée dans les Roues carrées.
Dans Le portatif, nous lisons ces mots qui ne pèchent pas contre l’espérance : « Je ne cherche nullement à faire tourner la roue de l’Histoire en arrière pour la bonne raison que cette roue, elle est désormais carrée. Je ne pense pas que c’était mieux avant ; je dis que c’était mieux toujours. »
Toujours ? L’œuvre de Muray nous y mène. Tel est son lieu. Elle nous attend.
Vieillard indigne
Quelques députés européens ont manifesté préventivement leur angoisse à l’idée que Jean-Marie Le Pen puisse, comme doyen d’âge, présider la séance inaugurale du nouveau parlement européen élu en juin prochain. Dany Cohn-Bendit (64 ans aux cerises) a proposé de confier cette honneur à la plus jeune des députées et lancé dans une de ces envolées lyriques dont il a le secret: « Allons jusqu’au fond du symbolisme: on ne veut pas des croulants! ». Cette sortie devrait lui valoir séance tenante une admonestation publique de la Halde. On notera l’utilisation, par le chef de file des Verts, du parler « djeune » des années yé-yé pour désigner les seniors, et d’un style qui mérite d’être amélioré s’il veut, comme on lui en prête l’intention, postuler à cette honorifique fonction lors d’une prochaine législature. On lui conseillera donc la lecture des discours de doyens de l’Assemblée nationale française prononcés en leur temps par Marcel Cachin, le chanoine Kir ou Marcel Dassault, que le croulant auteur de ces lignes écoutait avec délices, l’oreille collée à la TSF.
Act Up rétablit l’ordre moral
Ce qui devait arriver arriva: exaspérés par les provocations répétées des militants d’Act Up sur le parvis de Notre-Dame, où ils étaient venus distribuer des capotes en hurlant : « Benoit XVI assassin! » à la sortie de la messe dominicale, quelques paroissiens, d’ordinaire doux comme des agneaux pascaux, se sont mis en colère et leur ont balancé quelques œufs qui n’étaient pas tous en chocolat. Fâchés de voir souillés leurs T-shirt noirs et leurs slims, les activistes gays, toujours aussi courageux sont allés requérir la force publique sarkozyste pour qu’on embastille les génocidaires (i .e. les catholiques) ce qui fût fait illico. Bref, l’ordre moral règne à nouveau, et ce qui aurait dû se terminer au pressing risque fort de finir au Tribunal. En conséquence de quoi le groupe « Touche pas à mon Pape! », où l’on retrouve notamment la sémillante Frigide Barjot, s’est associé au manifeste « Benoit j’ai confiance en toi! » pour publier un communiqué pacificateur, mais un rien rageur, où ils posent entre autres, cette question pleine de bon sens : « Imagine-t-on seulement un chrétien distribuant des chapelets à la Gay Pride ou à la sortie de boîtes échangistes, au cri de Pierre Bergé assassin ?»
Sidaction, piège à cons
Moi, le sida, je suis pas pour. Je suis même très fortement contre. Et non seulement je suis contre le sida en général, mais je suis très contre le sida des Africains, des Européens et des autres ; je suis tout aussi farouchement opposée au sida des homos, des hétéros, des travelos et des abstinents-transfusés. N’essayez pas, vous ne trouverez pas chez moi une once de complaisance pour cet ennemi public qui prétend nous priver de nos droits acquis au plaisir avec-qui-je-veux-quand-je-veux. On a pu me reprocher d’avoir cherché à comprendre les électeurs de Le Pen et ceux du FIS en Algérie (on connaît la pente glissante qui va de comprendre à justifier), d’aucuns me soupçonnent de ne pas participer avec une ferveur suffisante à la défense de nos libertés attaquées par qui vous savez. Mais dans la guerre de l’Humanité contre le redoutable HIV, mes états de service sont impeccables. Ou en tout cas passables. Si on ne peut pas dire que je sois à la pointe de la mobilisation, je n’ai jamais proféré ou écrit un mot qui laissât percer une sympathie mal réprimée ou une admiration nauséabonde pour le virus immonde – ni même pour son complice, le terrible Ratzinger (que paraît-il, les cathos français veulent débarquer comme s’il s’agissait d’un patron-voyou ou d’un président liberticide). Non, je vous jure, sur le sida, je suis clean. En cherchant bien, je suis à peu près sûre de n’avoir jamais répondu à un quêteur en ruban rouge « moi, le sida je suis pour », alors que, honte à moi, j’ai bien dû une fois ou deux envoyer ainsi sur les roses un adversaire de la torture ou de la vivisection. Je ne le ferai plus.
Pourtant, depuis quelques jours, la vue d’un ruban me fait voir rouge. Ce défilé de journalistes concernés, animateurs engagés, artistes mobilisés et amuseurs conscientisés, me file des boutons. J’ai envie de leur balancer mes chaussures à la tête. Les politiques qui pérorent avantageusement, leur attestation de compassion épinglée au plastron me débectent. J’avais l’intention de m’infliger un peu de télévision ce week-end dans l’espoir de découvrir quelques contrevenants qui auraient refusé d’arborer leur rosette. Je l’avoue, j’ai renoncé. Un petit tour sur DailyMotion m’apprend cependant que Ruquier, Zemmour et Naulleau arboraient des revers affreusement vides. Il est vrai que l’obsédant ruban était gravé en incrustation sur l’écran, service public oblige. Heureusement, l’honneur fut sauf grâce aux invités. Avec leurs pin’s identiques, ceux-ci faisaient irrésistiblement penser aux « six anchois croupis dans la saumure du Bien » de Muray (la charité chrétienne m’interdit de rappeler qui il désignait par cette aimable formule). En tout cas, j’aurais adoré être invitée à l’émission pour ne pas le porter, ce ruban. Les programmateurs, ces divinités impitoyables qui terrorisent toutes les attachées[1. Je sais, c’est sexiste et c’est fait exprès.] de presse de Paris, n’ont pas pensé à moi.
Pourquoi tant de haine, me direz-vous ? Après tout, toutes ces bonnes volontés ne font de mal à personne. Et même elles font le bien. Or, contrairement à ce que pourraient penser des esprits simples, je ne veux aucun mal au bien. Je souhaite ardemment qu’on découvre un vaccin et qu’on arrête de nous prendre le chou avec cette malédiction contemporaine. Je suis également disposée à ce que l’on encourage l’usage du préservatif indépendamment de toute considération religieuse, ethnique, géographique ou sexuelle et à ce que l’on en enseigne le maniement à la maternelle. J’applaudirai quand on nommera Pierre Bergé ministre des Grandes causes et des Droits de l’homme – il ne le leur a pas envoyé dire aux Chinois : pas de droits de l’homme, pas de statuettes ! – et que sa première mesure sera la nationalisation immédiate de Durex et le remboursement du préservatif par la Sécurité sociale (je suis étonnée que cette revendication ne soit pas encore à l’ordre du jour de la Gay Pride). Au moment où j’écris ces lignes, je constate avec satisfaction que « mon » opérateur de téléphone mobile s’associe à l’union sacrée : je viens de recevoir un message me suggérant de soutenir le sidaction en envoyant un texto (et au fait, il toucherait pas un peu sur ce coup-là, frère SFR ?).
« Donnez pour le sida » (enfin contre, vous aurez rectifié) et « mettez des capotes » : j’ai beau chercher, je ne vois rien à redire aux deux commandements de la nouvelle religion officielle. Rien, sinon justement, qu’ils sont des commandements, gravés sur nos écrans comme la devise républicaine au fronton des mairies. Et avec ce genre de chose, on ne rigole pas. Le non-prosélytisme est déjà un crime. Essayez d’affirmer publiquement que vous préférez vous offrir un week-end ou des escarpins de douze plutôt que de donner un fifrelin à cette bonne œuvre obligatoire et vous verrez si ça fait rire votre auditoire. Voilà donc une semaine que tous les humoristes rebelles cognent en boucle sur le pape. J’attends celui qui osera se payer la fiole de Bergé ou ricaner sur le saint-ruban. J’admettrai que les Guignols sont subversifs le jour où ils déchireront le sidaction. Non madame, on ne peut pas rire de tout. Surtout avec vous. Pas un zeste de second degré ne sera toléré. Il était bien triste, vendredi, d’entendre Stéphane Bern qui avait troqué son élégance et sa distance amusée contre une solennité pompeuse et empreinte de respect onctueux pour l’inévitable Bergé. « Non ne me remerciez pas, c’est à nous de vous remercier pour tout ce que vous faites », pour un peu il allait le remercier d’exister. Le fou du roi s’est aussi fendu d’une petite leçon de vie à l’usage des jeunes générations : « Ne faites confiance à personne. » Et pour être bien sûr que personne ne se marrait, dès que l’un de ses chroniqueurs tentait une vague blague au parfum de gaudriole, il s’empressait de lever l’ambiguïté d’un sentencieux : « C’est de l’humour, il faut utiliser des préservatifs. » Ce qui est marrant chez tous ces gens englués dans leur compassion pour les malades du sida, c’est qu’ils prennent lesdits malades, et avec eux tous leurs contemporains, pour des cons, incapables de faire le distinguo entre une blague et une affirmation sérieuse. Regardez-moi ces Africains qui obéissent aveuglément au Pape – comme en témoigne le succès de ses appels à la fidélité conjugale. Ces noirs sont de grands enfants. Cela dit, puisqu’on en est à l’éducation des masses, il faudrait peut-être préciser que les monogames impénitents peuvent se dispenser du recours à la capote – à condition bien entendu d’être munis d’une attestation de non-séropositivité qui devra être présentée sur demande à leur fucking-partner.
Désolée, mais le sidaction ne passera pas par moi. On me dira ce qu’on voudra, cet étalage de générosité, ce dégoulinage de vertu, ce matraquage de compassion sont obscènes. Ce défilé de pipoles qui rient de se voir si bons en ce miroir est dégoûtant. Que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite, que ton aumône soit secrète, vous n’avez jamais entendu parler des Evangiles les gars ? D’ailleurs, le péquin est invité lui, à donner dans l’anonymat. Et puis, au-delà de l’obscénité, il y a le ridicule qui, comme toujours, semble échapper à tous les professionnels de la rebellitude. Pas un qui soit vaguement gêné de partir sabre au clair contre un adversaire sur lequel tous ses petits camarades se sont déjà rués. Montjoie, Saint-Denis, sus à l’ennemi ! Se payer le pape et dénoncer le virus, ça ne mange pas de pain et c’est bon pour l’image. Ce qu’aiment par-dessus tout nos courageux défenseurs du malade et de l’orphelin, c’est tirer sur les ambulances, de préférence en meute. Proclamer son soutien à une cause incontestable, telle est la dernière trouvaille des bouffons bouffonnants. À quand des badges pour dénoncer Hitler ? Un pin’s contre le racisme ? (Ah oui, celui-là on nous l’a déjà fait.)
On m’accordera (ou non) que le caractère hautement consensuel et même parfaitement unanimitaire de cette mobilisation a déjà de quoi porter sur les nerfs. Cela devrait suffire à renverser la charge de la preuve. Après tout, ce n’est pas à moi d’expliquer pourquoi ce raffut m’insupporte mais à ses auteurs de m’expliquer pourquoi ils le font. J’ai une petite idée que je vous livre telle quelle. Le sidaction est une proposition qu’on ne peut pas refuser parce que le sida est une maladie communautaire. Pour le dire clairement l’affaire des homosexuels mâles. Inutile de piailler, je sais qu’en vrai, c’est pas vrai. N’empêche que pour des raisons historiques et médicales, elle a été, dès son apparition (ou plutôt avec un train de retard comme l’explique Frédéric Martel dans Le Rose et le Noir), prise en charge par les associations homosexuelles. Pourquoi Pierre Bergé déploie-t-il tant d’énergie pour cette maladie-là et pas pour une autre ? Pourquoi toutes ces grandes âmes qui saignent pour l’Afrique ne donnent-elles jamais un gala pour lever des fonds pour la lutte contre la malaria ou la lèpre ? Pourquoi cette débauche d’empathie obligatoire ? La réponse est simple : le sidaction n’est que l’un des fronts de la lutte homosexuelle – et comme chacun sait la lutte continue. En conséquence, ne pas y participer, c’est être homophobe. (Et ironiser est bien pire encore.) D’ailleurs, je retire tout ce que je viens d’écrire. Je voudrais moi aussi contribuer à l’édification de mes concitoyens. Ne vous laissez pas enfariner. Comme le dit mon ami Marco, contre le sida, le ruban rouge, c’est pas efficace.
Big Brother ne la regarde plus !
Chose promise, chose due : Jade Goody, héroïne de Big Brother, la version britannique de Loft Story a trépassé ce dimanche. Un peu de recueillement s’impose et aussi un peu de jalousie. Outre-Manche, les accros à la téléréalité ont eu droit en direct live à un vrai cancer, doublé d’une agonie copieusement filmée, avec en prime un décès certifié par les autorités compétentes lequel sera suivi, n’en doutons pas, d’obsèques ad hoc. Le tout pour le bénéfice des gamins de feue cette working class hero, qui toucheront leurs vies durant les royalties de tout ce déballage obscène et poignant. Et nous, pauvres froggies, on n’a en pâture que la Loana qui nous raconte une agression dans sa baignoire, puis ne souvient de rien, puis détaille ses malheurs à un Fogiel en larmes sur Europe1, sans même qu’on ait droit à la moindre image du drame. Remboursez !
La vie privée, ça n’a pas de prix !
« Toute photo publiée sans consentement donnera lieu à des poursuites. » Jean-Pierre Mignard, avocat et porte-flingue de Ségolène Royal, prévient dans Le Parisien : si la presse people compte parler de Ségolène Royal, elle devra passer à la caisse. En quelque mois, la Poitevine a fait cracher aux hebdos, tous titres confondus, 45 000 euros de dommages et intérêts et de frais de procédures.
On pourra donc légitimement se demander pourquoi Ségolène Royal est d’un seul coup devenue si méchante avec une presse, certes infréquentable, mais qui jusque là assurait plutôt gentiment – et gratuitement – sa com’, une presse qui l’a mise en orbite dans l’opinion d’en-bas, en lui conférant ce fichu côté glamour que Martine Aubry n’aura jamais, quels que soient ses efforts, régimes, tentatives de chirurgie ou de relooking. Pourquoi Ségolène, jusque là si prompte – pour notre plus grand bonheur – à mélanger les genres, à flouter les limites entre vie privée et vie publique, nous veut-elle soudain autant de mal ?
C’est peut-être une preuve de mauvais esprit mais je me demande s’il ne s’agit pas tout simplement de petits et gros sous. Privée de subsides par la nouvelle direction du parti et lâchée d’un peu partout par les siens, Ségolène Royal a besoin de thunes pour exister politiquement et faire tourner Désirs d’avenir. Jusque très récemment, elle reversait systématiquement ses dommages et intérêts à des associations caritatives (ce qui lui donnait droit, soit dit en passant, à de sympathiques réductions d’impôts). Il se pourrait que désormais, l’argent soutiré grâce à l’article 9 du code civil serve à son « soutien logistique », autrement dit qu’il soit le nerf de la guerre qu’elle va devoir mener – avant tout au sein du PS.
Qu’elle en profite. Tant qu’elle sera bankable, nous balancerons des photos d’elle. Et financerons bien malgré nous sa petite boutique. Mais si Ségo tape trop fort ou que, par le plus grand des hasards, sa tête de chouette ravie ne fasse plus trop vendre de papier, elle risque de très vite perdre le beurre et l’argent du beurre, le bruit médiatique positif grâce à la presse people et l’argent gagné en procédures judiciaires. Quant au sourire de la crémière…
Du souci pour la fête de la libertitude ?
Depuis quelques jours, les sections socialistes de l’Ile-de-France sont bombardées de mails comminatoires leur demandant de détailler le nombre exact d’inscrits au Printemps des Libertés, la fête organisée ce dimanche au Zénith pour promouvoir le Livre Noir de Marie Pierre de la Gontrie sur les libertés publiques. Car en vérité, c’est un peu la panique rue de Solférino, où l’on craint ouvertement le bide pour cet après-midi. Il semblerait que la base du parti, notamment en banlieue, ait préféré s’investir dans la préparation de la manif de jeudi que dans la promotion du Livre Noir. Un ouvrage qui, s’il a été fort bien accueilli dans les rédactions, n’a pas déclenché l’enthousiasme général dans les quartiers où même le militant le plus endurci a souvent « le sentimenté d’être plus menacé dans sa sécurité que dans ses libertés…
Colombani, bon pour la Réforme ?
Samedi 21 mars 2009, 12 heures 50, France Culture, La Rumeur du Monde. Grand moment d’étonnement, ou de panique rentrée, de la part de Jean-Marie Colombani, l’animateur somnifère de ce talk-show pour les derniers « lou ravi » de l’économie de marché, dans sa version idyllique de l’époque qui nous semble déjà si lointaine, celle d’avant l’apocalypse des subprimes.
« Il semblerait que l’idée même de réforme soit devenue impopulaire », susurre ainsi ce parangon de la pensée unique, ce mètre-étalon du lieu commun libéral. S’il ne devait en rester qu’un, ce serait lui, auraient versifié ou chanté en termes voisins Victor Hugo et Eddy Mitchell. Le dernier à croire dans les vertus de la libre entreprise, du monétarisme, du capitalisme autorégulé, de la concurrence libre et non faussée, tous ces dogmes de la Sainte Foi qu’il propagea en infatigable évangéliste du marché pendant des années d’arrogance méprisante pour toute analyse qui aurait comporté ne serait-ce qu’un soupçon, une larmichette, une dose homéopathique de keynésianisme, même édulcoré.
« Il semblerait que l’idée même de réforme soit devenue impopulaire. » Savourons cette phrase. Colombani commentait ainsi les imposants défilés du 19 mars, en guise d’introduction à l’un de ses filandreux et interminables dialogues avec Jean-Claude Casanova, archéo-barriste girondin et aronien insubmersible, persuadé que tant qu’il restera quelques fonctionnaires en France, (sauf de police, évidemment…) nous serons en Union Soviétique.
Ce qui étonne, c’est surtout l’étonnement de Monsieur Colombani. Pour qu’il comprenne ce qui lui arrive, qu’on nous permette de le renvoyer à un livre remarquable, vieux d’une douzaine d’années mais toujours d’une singulière actualité pour ceux qui veulent éviter les chausse-trappes lexicales de la novlangue néo-libérale. Il s’agit d’un ouvrage qui se présente comme un dictionnaire, Le marché des mots, les mots du marché de Raoul Villette[1. Les nuits rouges/L’insomniaque, 1997, encore trouvable avec quelques efforts.]. À l’article « Réforme », on peut lire la définition suivante : « Liquidation des conquêtes sociales. Patronat et syndicats se battent désormais à fronts renversés. Le premier s’est emparé avec l’aide des médias de la connotation positive du mot pour imposer ses revendications tandis que les seconds obsédés par l’idée de déclencher un mouvement social qu’ils ne contrôleraient pas se sont laissé enfermer dans une posture « conservatrice » des avantages acquis complètement inefficace. »
Il semblerait donc, au grand dam de Monsieur Colombani, que si l’économie spectaculaire marchande s’effondre, on redécouvre sur le terrain du langage la bonne vieille adéquation entre signifiant et signifié ; par là-même, les mots retrouvent une valeur d’usage confisquée jusque-là par l’efficace propagande du Capital. Il est amusant, également, de constater que les exemples donnés par Raoul Villette pour illustrer sa définition sont tous extraits du journal Le Monde de 1995-1997, période fastueuse où le règne du même Colombani sur le malheureux quotidien du soir commençait et allait par la suite se révéler, comme on le sait, si brillant en ouvrant une grande ère de tolérance et d’investigation audacieuse et impartiale. Dégustons, par exemple, cette inoubliable citation de Jacques Toubon[2. Homme politique parisien de la fin du vingtième siècle.] du 25 septembre 1995 : « Nous avons à mener une politique de réformes pour aboutir au changement. »
La revanche des mots, récupérant leur fraîcheur originelle, voilà ce qui commence à faire vraiment peur aux élites autoproclamées. Aussi peur, finalement, que les millions de manifestants parmi lesquels une infirmière, une chercheuse ou une ouvrière de Continental aurait pu dire à Colombani, à l’instar de Martine dans Les Femmes Savantes :
« Tout ce que vous prêchez est je crois bel et bon ;
Mais je ne saurais, moi, parler votre jargon. »
Philippe Muray à travers les âges
Le 2 mars 2006, il y a trois ans à présent, est mort le seul homme qui connaissait par cœur à la fois toute La Comédie humaine, L’introduction à la lecture de Hegel de Kojève et les paroles de Tata Yoyo[1. Auxquelles il rendit un vibrant hommage dans Roues carrées, Fayard-Belles Lettres, 2006.]. Son nom est Philippe Muray.
Depuis trois ans, nous ne pouvons plus toucher et être touché que (par) son second corps, promis lui aussi à la résurrection : son œuvre. Celle-ci constitue le portrait le plus ample, le plus décisif, le plus profond, de la France des années 1980 à 2006. Aucun élément sérieux ne nous permet d’écarter la crainte qu’elle soit en outre la peinture la plus exacte de l’ensemble du stupide XXIe siècle.
Cette œuvre comporte trois versants. Le plus fameux, jusqu’à maintenant, demeure celui des ses essais. Evoquons par exemple les quatre volumes d’Exorcismes spirituels (1997-2005), les deux volumes d’Après l’Histoire (1999-2000) et Festivus Festivus (1995), ses tumultueux entretiens avec Elisabeth Lévy. Une phrase d’Ainsi parlait Zarathoustra pourrait résumer ces livres : « O mon âme, je t’enseignais le mépris qui ne vient pas comme une pâture de vermine, le grand mépris, le mépris aimant qui aime le plus fortement lorsque fortement il méprise. »
Derrière les essais se cache le versant romanesque, encore méconnu, essentiel pourtant. Muray écrivant sous les auspices de Rabelais, de Balzac, de Céline et de Marcel Aymé, toute sa littérature est en réalité d’essence romanesque. Le troisième versant enfin, qu’il considérait comme éminent, mais dont la publication ne pourra probablement pas intervenir avant de nombreuses années, est constitué par les vingt à trente mille pages de son Journal, Ultima Necat.
L’année 2006 fut aussi celle de trois consolations posthumes. L’album Minimum Respect[1. Disponible notamment sur le site philippe-muray.com.] tout d’abord, interprétation par Muray de quelques-uns de ses poèmes, mise en musique avec talent et humour par des amis musiciens. Le portatif ensuite, précieux dictionnaire intime, hélas inachevé, de la pensée en mouvement de Muray, condensation de la force lumineuse et tranchante de sa pensée.
Cependant, le texte posthume le plus précieux, et que nul ne semble avoir réellement lu jusqu’à présent, s’intitule Roues carrées. Avec On ferme (1997), il s’agit de la seconde œuvre romanesque majeure de Philippe Muray. Roues carrées est le nom du tournant esthétique engagé par Muray dans les dernières années de sa vie. Celui-ci avait conçu ses Roues comme un recueil, qui aurait probablement été aussi imposant que les 700 pages d’On ferme, d’une quinzaine de très longues nouvelles reliées entre elles par le principe balzacien (déjà présent dans ses romans) du retour des personnages. Il ne put hélas achever que deux nouvelles. L’édition post mortem leur adjoint une troisième, inachevée, portant de manière saisissante le titre Comment je me suis arrêté. Le narrateur de la dernière œuvre de Muray raconte comment il a secrètement décidé d’arrêter de moderner, s’engageant ainsi sur un chemin inconnu, angoissant, obscur. Il nous confesse aussi ce soupçon, que nul n’aime sans doute véritablement moderner, que chacun ne moderne qu’avec une réticence intime, silencieuse, et parce qu’il imagine que le Moderne apporte à tous sauf à lui-même une joie pleine et sincère. La nouvelle repose sur une analogie entre le tabac et le Moderne, le narrateur dénonçant la dépendance morbide provoquée par le Moderne. Et cette Roue-là est carrée, parce que l’éloge du démoderner (ou du démodernage) y est fait dans le langage même du Moderne.
A l’époque de la conception des Roues, Muray répétait souvent avec une tonalité bouffonne et métaphysique : « J’arrête la critique ! Je ne critiquerai plus jamais rien ! » Muray a voulu alors en finir, en effet, avec tout élément de critique du Moderne. La découverte radicale des Roues ? Le Moderne est, dans sa structure ontologique, cancer. On ne critique pas le cancer. Voilà l’étrange affaire : au moment même où le cancer du poumon croissait en lui à son insu, Muray s’est inoculé le cancer du Moderne. Il est devenu absolument Moderne. Absolument cancer. Ce geste se nomme Roues carrées.
Si ces Roues sont carrées, c’est parce qu’elles inventent l’art inouï d’élever la folie, la monstruosité, l’informité de l’époque, au carré. Muray y ausculte des états infiniment plus avancés que ceux que nous connaissons du cancer qu’il découvre être le Moderne, des états d’effondrement de la subjectivité, du langage et de la pensée qu’aucune autre œuvre n’a explorés. Nous nous traînons péniblement vers leur horizon. Nous ne sommes pas près de rattraper notre retard sur l’art de Philippe Muray. L’infime Sarkozy est une lanterne du Moderne, un puceau du Moderne, un rachitique de la Réforme, au regard de la cavalerie hirsute lancée dans les Roues carrées.
Dans Le portatif, nous lisons ces mots qui ne pèchent pas contre l’espérance : « Je ne cherche nullement à faire tourner la roue de l’Histoire en arrière pour la bonne raison que cette roue, elle est désormais carrée. Je ne pense pas que c’était mieux avant ; je dis que c’était mieux toujours. »
Toujours ? L’œuvre de Muray nous y mène. Tel est son lieu. Elle nous attend.

