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Philippe Muray à travers les âges


Philippe Muray à travers les âges

Le 2 mars 2006, il y a trois ans à présent, est mort le seul homme qui connaissait par cœur à la fois toute La Comédie humaine, L’introduction à la lecture de Hegel de Kojève et les paroles de Tata Yoyo[1. Auxquelles il rendit un vibrant hommage dans Roues carrées, Fayard-Belles Lettres, 2006.]. Son nom est Philippe Muray.

Depuis trois ans, nous ne pouvons plus toucher et être touché que (par) son second corps, promis lui aussi à la résurrection : son œuvre. Celle-ci constitue le portrait le plus ample, le plus décisif, le plus profond, de la France des années 1980 à 2006. Aucun élément sérieux ne nous permet d’écarter la crainte qu’elle soit en outre la peinture la plus exacte de l’ensemble du stupide XXIe siècle.

Cette œuvre comporte trois versants. Le plus fameux, jusqu’à maintenant, demeure celui des ses essais. Evoquons par exemple les quatre volumes d’Exorcismes spirituels (1997-2005), les deux volumes d’Après l’Histoire (1999-2000) et Festivus Festivus (1995), ses tumultueux entretiens avec Elisabeth Lévy. Une phrase d’Ainsi parlait Zarathoustra pourrait résumer ces livres : « O mon âme, je t’enseignais le mépris qui ne vient pas comme une pâture de vermine, le grand mépris, le mépris aimant qui aime le plus fortement lorsque fortement il méprise. »

Derrière les essais se cache le versant romanesque, encore méconnu, essentiel pourtant. Muray écrivant sous les auspices de Rabelais, de Balzac, de Céline et de Marcel Aymé, toute sa littérature est en réalité d’essence romanesque. Le troisième versant enfin, qu’il considérait comme éminent, mais dont la publication ne pourra probablement pas intervenir avant de nombreuses années, est constitué par les vingt à trente mille pages de son Journal, Ultima Necat.

L’année 2006 fut aussi celle de trois consolations posthumes. L’album Minimum Respect[1. Disponible notamment sur le site philippe-muray.com.] tout d’abord, interprétation par Muray de quelques-uns de ses poèmes, mise en musique avec talent et humour par des amis musiciens. Le portatif ensuite, précieux dictionnaire intime, hélas inachevé, de la pensée en mouvement de Muray, condensation de la force lumineuse et tranchante de sa pensée.

Cependant, le texte posthume le plus précieux, et que nul ne semble avoir réellement lu jusqu’à présent, s’intitule Roues carrées. Avec On ferme (1997), il s’agit de la seconde œuvre romanesque majeure de Philippe Muray. Roues carrées est le nom du tournant esthétique engagé par Muray dans les dernières années de sa vie. Celui-ci avait conçu ses Roues comme un recueil, qui aurait probablement été aussi imposant que les 700 pages d’On ferme, d’une quinzaine de très longues nouvelles reliées entre elles par le principe balzacien (déjà présent dans ses romans) du retour des personnages. Il ne put hélas achever que deux nouvelles. L’édition post mortem leur adjoint une troisième, inachevée, portant de manière saisissante le titre Comment je me suis arrêté. Le narrateur de la dernière œuvre de Muray raconte comment il a secrètement décidé d’arrêter de moderner, s’engageant ainsi sur un chemin inconnu, angoissant, obscur. Il nous confesse aussi ce soupçon, que nul n’aime sans doute véritablement moderner, que chacun ne moderne qu’avec une réticence intime, silencieuse, et parce qu’il imagine que le Moderne apporte à tous sauf à lui-même une joie pleine et sincère. La nouvelle repose sur une analogie entre le tabac et le Moderne, le narrateur dénonçant la dépendance morbide provoquée par le Moderne. Et cette Roue-là est carrée, parce que l’éloge du démoderner (ou du démodernage) y est fait dans le langage même du Moderne.

A l’époque de la conception des Roues, Muray répétait souvent avec une tonalité bouffonne et métaphysique : « J’arrête la critique ! Je ne critiquerai plus jamais rien ! » Muray a voulu alors en finir, en effet, avec tout élément de critique du Moderne. La découverte radicale des Roues ? Le Moderne est, dans sa structure ontologique, cancer. On ne critique pas le cancer. Voilà l’étrange affaire : au moment même où le cancer du poumon croissait en lui à son insu, Muray s’est inoculé le cancer du Moderne. Il est devenu absolument Moderne. Absolument cancer. Ce geste se nomme Roues carrées.

Si ces Roues sont carrées, c’est parce qu’elles inventent l’art inouï d’élever la folie, la monstruosité, l’informité de l’époque, au carré. Muray y ausculte des états infiniment plus avancés que ceux que nous connaissons du cancer qu’il découvre être le Moderne, des états d’effondrement de la subjectivité, du langage et de la pensée qu’aucune autre œuvre n’a explorés. Nous nous traînons péniblement vers leur horizon. Nous ne sommes pas près de rattraper notre retard sur l’art de Philippe Muray. L’infime Sarkozy est une lanterne du Moderne, un puceau du Moderne, un rachitique de la Réforme, au regard de la cavalerie hirsute lancée dans les Roues carrées.

Dans Le portatif, nous lisons ces mots qui ne pèchent pas contre l’espérance : « Je ne cherche nullement à faire tourner la roue de l’Histoire en arrière pour la bonne raison que cette roue, elle est désormais carrée. Je ne pense pas que c’était mieux avant ; je dis que c’était mieux toujours. »

Toujours ? L’œuvre de Muray nous y mène. Tel est son lieu. Elle nous attend.

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