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Le film de Julie Delpy, «Les Barbares», n’est pas un film à message

En pleine promotion de sa nouvelle comédie sur les migrants, l’actrice franco-américaine rigolote qui, croyait-on, ne se prend jamais trop au sérieux, a estimé que la situation était «extrêmement préoccupante» en France.


Le 18 septembre sortira sur nos écrans un film dont le sujet est d’une telle originalité qu’il eût été dommage de ne pas en parler. Ça s’appelle Les Barbares. C’est l’histoire d’un village breton qui a décidé d’accueillir des réfugiés ukrainiens en échange de subventions gouvernementales. Mais, au lieu de voir arriver des Ukrainiens, les habitants dudit village voient débarquer des migrants syriens. « Et certains ne voient pas l’arrivée de leurs nouveaux voisins d’un très bon œil. Alors, au bout du compte, c’est qui les barbares ? » (extrait du synopsis, site AlloCiné). L’actrice et réalisatrice franco-américaine Julie Delpy fait en ce moment la promotion de son film, lequel a ouvert le Festival du film francophone d’Angoulême le 27 août.

Enfin un film « engagé » !

Le même jour, sur France Inter, Léa Salamé a accueilli cette réalisatrice « audacieuse, singulière et culottée » en rassurant immédiatement les auditeurs : « Les Barbares n’est pas un film à message ». On se demande vraiment ce qui a pu lui laisser croire qu’il y aurait des gens pour imaginer ça. Néanmoins, précise-t-elle quelques instants plus tard, « cette comédie explose les préjugés sur la France, sur l’accueil et la différence ». En plus de ces réflexions saisissantes, que d’aucuns trouveront peut-être contradictoires, nous apprenons que Julie Delpy est féministe, qu’elle était en avance sur le mouvement MeToo et s’étonnait déjà en 1988 qu’un « réalisateur puisse être avec une jeunette », qu’elle ne s’est jamais laissé embobiner par le patriarcat et qu’elle votera Kamala Harris aux prochaines élections présidentielles américaines. Fin de ce passionnant entretien.

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Le magazine Marie-Claire a également rencontré cette réalisatrice « indignée, rebelle aux injustices depuis toujours » et « ne se résolvant pas au repli identitaire ». Les choses se précisent. Si son film n’est pas un film à message, cela n’a pas empêché Julie Delpy de le préparer rigoureusement en visionnant « pas mal de documentaires sur les migrants » et en réalisant « une multitude d’entretiens avec des Syriens installés en France ». Bon, reconnaît la réalisatrice, il y a bien un message, mais c’est un « message positif », plein d’espoir, qui transparaît à la fin de ce film qui se veut avant tout une comédie : les quelques habitants de ce village breton qui étaient récalcitrants à la venue de migrants syriens comprennent finalement qu’ils étaient des gros beaufs arriérés et bouffés par leurs préjugés et qu’il y a « des Syriens qui réussissent leur insertion et qui vivent normalement en France ».

Julie Delpy, consciente des enjeux autour du genre et de la « race »

Mais ça, c’est au cinéma. Dans la vraie vie, Julie Delpy est très inquiète. Il y a, selon elle, une « coulée générale qui va dans une mauvaise direction ». Ce n’est pas parce qu’elle demeure essentiellement à Los Angeles – « ville très progressiste sur les questions de genre et de race », s’extasie-t-elle au passage – qu’elle ignore les maux qui dévastent le monde en général et la France en particulier, pays où « la situation est extrêmement préoccupante ». Heureusement, il existe des personnes qui ne baissent pas les bras devant les injustices. Elle-même, assure-t-elle, ne se résignera jamais et est prête à en découdre car, cette attitude audacieuse mérite d’être soulignée, elle ne « supporte pas ce qui est raciste, xénophobe, sexiste, homophobe, et tout ce qui symbolise une haine de l’autre ». D’ailleurs, confie-t-elle au journaliste de Marie-Claire, juste avant d’arriver pour cet entretien elle s’est fritée dans le métro avec « un mec qui commençait à être agressif avec une jeune Maghrébine » mais qui s’est calmé une fois qu’il a eu compris à qui il avait affaire. Ce que c’est que le hasard, quand même ! Elle aurait pu tomber sur un pickpocket rom, un migrant afghan se frottant à tout ce qui bouge ou un jeune homme d’origine africaine insultant une famille juive, ce sont des choses qui se voient – mais non, il a fallu qu’elle tombe sur un raciste de souche tout ce qu’il y a de plus franchouillard, c’est-à-dire le genre d’individu qu’elle a en horreur et qu’elle dénonce dans son film qui n’est pas un film à message.

Pendant ce temps, Vincent Lindon récompensé à la Mostra de Venise…

Ceci étant dit, nous attendons maintenant impatiemment l’entretien que ne manquera pas d’organiser Léa Salamé avec Delphine et Muriel Coulin, les réalisatrices de Jouer avec le feu, film qui sortira en janvier 2025 et dans lequel Vincent Lindon joue le rôle d’un père, militant socialiste, confronté à « la dérive de son fils se rapprochant de groupes d’extrême droite ».

Avant cela, sans doute la journaliste de France Inter recevra-t-elle Boris Lojkine, le réalisateur de L’Histoire de Souleymane, dont la sortie est prévue le 9 octobre. Télérama affirme que c’est un « film à montrer à tous les citoyens persuadés que la vie d’un immigré sans papiers en France est celle d’un assisté spoliateur », un film dans lequel « on n’a jamais ressenti aussi fort la brutalité et l’hostilité d’un monde qui a perdu le sens de l’accueil ».

Naturellement, une question nous vient immédiatement à l’esprit : ces films sont-ils des films à message ou non ? Nous comptons sur Léa Salamé pour nous éclairer.

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Faire barrage, est-ce une politique?

Les derniers exploits du front républicain ? Avoir laissé penser à quelques électeurs de gauche qu’ils avaient gagné les élections législatives, et avoir laissé la France sans Premier ministre désigné pendant tout l’été.


Dans son éditorial du samedi 7 septembre, Le Monde regrettait « un front républicain abîmé un peu plus » parce que le RN, avec cette lente désignation d’un Premier ministre, serait devenu maître du jeu[1]. Même si on sait que celui qui a emporté la décision présidentielle en faveur de Michel Barnier est en réalité son ami Alexis Kohler. Ce qui m’intéresse dans la vie politique française n’est pas seulement cette nostalgie du front républicain dont on peut estimer à un double titre qu’il endommage la démocratie. En effet je ne vois pas, jusqu’à nouvel ordre, ce que le parti constamment ciblé par le front républicain aurait de « non républicain ». Sauf à donner au mot République un sens dénaturant les programmes et les oppositions politiques de manière tellement extensive qu’il n’aurait plus rien d’opératoire. Comment peut-on considérer comme un succès pour la démocratie ce qui est le contraire de la transparence, de la sincérité, de la vérité et de la logique profonde des partis ? Comment s’enthousiasmer parce que, faute de savoir convaincre pour soi et en son nom propre, on n’a trouvé comme triste palliatif que de se réunir artificiellement contre un ennemi démonisé par commodité ?

Ça devient comique

Ce front républicain devient même franchement comique quand il s’obsède sur l’obligation de « faire barrage ». Si le monde politique avait un tant soit peu d’ironie et de dérision à son encontre, toutes chapelles confondues, il devrait se gausser de cette expression qui lui sert à intervalles réguliers de recours, de secours, de viatique et de guerre. Comme s’il lui convenait de dresser d’infranchissables murailles face à un ennemi terrifiant qui pourtant a toute latitude et toute légitimité pour s’ébattre dans notre espace républicain. Avec seulement la bagatelle de onze millions de citoyens en sa faveur !

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Ce terme qui revient pour scander le vide quand on n’a plus que lui pour se juger important, nécessaire, sauveur de la patrie, a cette conséquence de réduire la classe politique à une mission d’ingénieur hydraulique ou à un mimétisme bestial avec les castors. De la détourner en tout cas de l’essentiel pour lui offrir le luxe de s’abandonner en toute bonne conscience et inutilité à de l’accessoire, à un militantisme sans âme ni élan. Surtout tellement confortable.  Nul besoin de réfléchir, d’écouter, de dialoguer, de douter, non, surtout pas, mais faire barrage ! Démontrer pourquoi la gauche est le salut pour notre pays, pourquoi la droite doit être élue, foutaises, puisque la hantise, le devoir impérieux, l’obligation morale sont de faire barrage au RN ! La gauche, parce qu’elle pourfend l’extrémisme qu’elle décrète tel tout en le tolérant en son sein, la droite parce qu’elle adore complaire à la gauche et imagine obtenir ainsi ses bonnes grâces alors que c’est l’inverse !

Finalement, pas de quoi rire…

Faire barrage est devenu la prescription d’une politique vide de sens, d’une politique qui se résume à des dénonciations, des stigmatisations, des distinctions qu’on nous assène comme des évidences alors qu’elles nous laissent dans une perplexité citoyenne. Mélenchon moins dangereux que Marine Le Pen, LFI un parti plus républicain que le RN, l’antisémitisme à droite ou à l’extrême gauche, l’arc républicain à l’Assemblée nationale pour tout le monde ou pour personne ? Au fond il n’y a pas de quoi rire. Quand un tel radotage démocratique se développe au point de lasser une infinité de citoyens que nos débats et notre décalage avec leurs authentiques et douloureuses difficultés n’intéressent plus, lorsque faire barrage devient le mot d’ordre, la plupart du temps, du désordre, de la violence, de la censure et de l’étouffement des paroles antagonistes ou dissidentes, on devrait comprendre qu’il y a un radical changement de registre à opérer. Si on souhaite à toute force s’ériger en constructeurs, soyons plus tentés par les ponts que par les barrages, par les liens que par les ostracismes. La politique ne doit pas s’interdire de rêver pour demain de ce qu’elle croit inconcevable aujourd’hui.


[1] https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/09/06/michel-barnier-un-choix-pour-matignon-qui-ne-referme-pas-la-crise-politique_6305501_3232.html

Peut-on encore être galant?

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Le féminisme devient de plus en plus stupide. La preuve avec le nouvel ouvrage de Jennifer Tamas, Peut-on encore être galant ?, qui pense apparemment qu’il faut au moins voter Zemmour pour continuer de tenir la porte aux dames. Selon elle, il y a urgence à galantiser le sexe, au lieu de continuer de sexualiser la galanterie, si on veut sauver cette dernière. Alors que la propagande pour Metoo continue de déferler, 65% des hommes déclarent réfléchir davantage à la manière dont ils vont aller aborder la femme qui leur plaît depuis la « libération de la parole ».


#Metoo a profondément transformé les rapports de séduction, révèle l’enquête Ifop réalisée pour le magazine Elle du 29 aout 2024. « Les lignes ont bougé, les femmes sont libérées », « Nous sommes en marche vers plus de liberté, d’égalité, de sensualité », « vers une drague plus civilisée » déclare Dorothée Werner, grand reporter à l’hebdomadaire. Les auteurs de l’étude, François Krauss et Fiona Marvillier précisent : « Les femmes jouent un rôle de plus en plus actif dans les rapports de séduction ; sortent du schéma traditionnel les assignant à une certaine retenue, voire à une passivité en la matière ». MeToo a aussi modifié le comportement des hommes, quel que soit leur âge. Ils sont désormais 65% à réfléchir davantage sur leur manière d’aborder « la personne qui leur plaît » assure Elle. À peu près un mâle sur deux craint désormais que ne lui échappe, lors de l’accostage, une malheureuse « remarque sexiste » ou bien redoute d’avoir, dans les mêmes circonstances, un geste voire un comportement « inappropriés. » Et, c’est merveilleux, toutes les générations sont concernées. Concomitamment, hélas, se développe une méfiance, nouvelle, vis-à vis de la galanterie. Si pour 77% des Français, encore, les petites attentions quotidiennes des hommes pour les femmes restent une forme de politesse et ne sont toujours pas assimilées à un comportement patriarcal, 38% des militantes féministes considèrent celles-ci comme sexistes. La galanterie serait-elle, à terme, condamnée ?

Le nouvel ouvrage « nécessaire » de Jennifer Tamas

Jennifer Tamas, agrégée de Lettres modernes qui enseigne la littérature française de l’Ancien régime à la Rutgers University (New Jersey), se montre rassurante : si nous faisons preuve d’intelligence, la galanterie, invention française ne disparaîtra pas. On n’a pas oublié cette auteresse féministe qui nous avait donné un brillant essai finement intitulé Au non des femmes. Elle se proposait alors « de libérer nos classiques du regard masculin ». Et à Causeur, nous avions salué l’ouvrage lors de sa parution, en avril 2023[1]. Notre précieuse du XXIe siècle fait désormais paraître (chez Seuil) un petit opus encore indispensable grâce auquel on va pouvoir se mettre au clair avec l’épineux problème de la galanterie et réconcilier, toustes, avec cette notion.

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Cet ouvrage, nécessaire, attaque fort, rien que dans son titre : Peut-on encore être galant ?  Il ne tourne pas autour du pot : Houston, nous avons un problème. Et la femme savante démarre, bille en tête : « Défendue par les romantiques déçus et anxieux que l’amour ne disparaisse, la galanterie ferait pour d’autres le jeu des hommes en essentialisant les rapports hétérosexuels sous un verni trompeur. » La précieuse, qui ne craint pas le ridicule, s’interroge d’emblée : « Le galant n’est-il pas le prototype du vieil homme blanc hétérosexuel qui déplore la grandeur d’une France obsolète ? Sous le raffinement et l’apparente soumission à la femme se cacherait une plus pernicieuse forme de domination masculine. »

L’autrice de ce petit opus-bijou propose donc de sauver la galanterie, invention française, qu’il conviendra naturellement, explique-t-elle, de « revisiter ». Tamas explique d’abord à tous les gros lourdingues (dont fait partie Alain Finkielkraut qui, d’après notre auteuse, a le culot de se prononcer pour la galanterie alors qu’il reste « figé sur l’étreinte de l’amour-passion parfaitement contraire à un art de la maîtrise et de la retenue, prôné par l’esthétique galante. ») ce qu’est -véritablement – la galanterie à la française. À savoir un modèle de l’amour inventé par des femmes, « les précieuses », pour les femmes, de toute éternité à soustraire au patriarcat.

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Tamas est claire : l’idéal galant français élaboré par Scudéry, en réaction à la violence extrême et constitutive de la masculinité a su s’imposer au Grand Siècle comme un art de vivre, et cet idéal a permis, un moment, d’abolir heureusement les frontières du genre. Au XVIIe siècle, la galanterie « devient un art de vivre qui se caractérise par la mobilité des affects. La douceur, la tendresse, tout comme le raffinement ne sont plus des valeurs exclusivement féminines. La galanterie trouble le genre. »  Las ! cette parenthèse enchantée n’était pas destinée à durer. Chassez le naturel, il revient au galop. L’affaire s’est, de plus, compliquée quand la Révolution française a liquidé la galanterie, assimilée à un héritage aristocratique à éradiquer. Soyons philosophe : « Comme l’initié mithriaque, la race humaine a peut-être besoin du bain de sang et du passage périodique dans la fosse funèbre. », fait dire Yourcenar à son sage Hadrien.

Un combat « politique » et sans fin

Mais, quand même !  Si le combat était éternel ? L’homme toujours à déviriliser ? Et si on n’avait pas avancé d’un poil ?  Non, non ! il faut y croire. L’essai, d’une cinquantaine de pages écrites dans une prose emberlificotée et jargonneuse à souhait est tout à fait rassurant : rien n’est perdu. La galanterie est une « pratique vivante » qui sera sauvée par le travail de ses vaillantes précieuses qu’on continue à trouver injustement ridicules. Il faut maintenant, pour avancer, « repenser la porosité entre galanterie et préciosité » ; « la galanterie doit être libérée de l’emprise masculine et retravaillée par la préciosité. », que diable ! « Il est temps de renouer avec la galante Sapho de Scudéry. Car oui, les femmes peuvent être galantes comme les hommes et les personnes non binaires. Et la société que nous habitons aujourd’hui a de plus en plus soif de douceur d’attention et de soin. »

Et la bougresse de conclure : « Au XVIIe siècle s’est joué une lutte de pouvoir que les précieuses ont perdue, mais qui demeure actuelle : un droit au sexe, l’égalité et la fin des violences, la recherche de rapports fluides et d’emprise. Pour se débrasser d’une galanterie fantasme et fantôme, refusons une galanterie peau de chagrin vidée de tout sens politique. Au lieu de sexualiser la galanterie, il faut galantiser le sexe pour le rendre plus ludique. »

Signalons enfin que des pistes sérieuses sont envisagées pour mener à bien cette entreprise dans l’essai Genèse d’un mythe Allumeuse écrit par une autre femme savante, Christine Van Geen, paru en mai 2024 au Seuil, et également commenté par mes soins pour Causeur[2]. Mesdames, continuons le combat et affranchissons-nous les unes les autres. « Tout ce qui ne remonte pas en conscience revient sous forme de destin. », disait Carl Gustav Jung.

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[1] https://www.causeur.fr/histoire-litteraire-place-au-matrimoine-neo-feminisme-258115

[2] https://www.causeur.fr/neofeminisme-les-allumeuses-au-bucher-christine-van-geen-285147

Les cinq dernières dynasties d’artisans-chocolatiers français

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Les grandes multinationales sont en train de mettre la main sur le marché du chocolat, en délocalisant et en défiscalisant. Les petits artisans ont de plus en plus de mal à survivre. Chez nous, Bonnat, Morin, Bernachon, Pralus et Cluizel continuent à sélectionner, torréfier et broyer leurs propres fèves de cacao, quand tous les autres chocolatiers français se fournissent généralement en blocs ou pastilles préalablement fabriqués par d’autres. Redécouverte de ces véritables chocolateries à l’ancienne.


Christophe Colomb fut très vraisemblablement le premier homme d’Occident à boire une tasse de chocolat, celle, en or,  que lui avait offert le dernier empereur aztèque Moctezuma II, au Mexique, en 1492. Pour les Aztèques, la fève de cacao était une monnaie d’échange : un esclave chez eux valait cent fèves…

Le cacaoyer était un arbre sacré qui avait été donné aux hommes par le dieu Quetzalcoalt. Aujourd’hui encore, sur certains haut-plateaux du Mexique et du Pérou, il est toujours vénéré et cultivé à l’ombre de grands arbres appelés « mères du cacao ». Comme la pomme de terre et la tomate, le chocolat est le plus beau cadeau que le Nouveau Monde ait fait à l’Ancien. Après avoir été longtemps l’apanage de la noblesse, il est devenu au fil du temps un indispensable produit du quotidien et a donné naissance à une nouvelle industrie. Songez qu’il y a moins d’un siècle, chaque ville de France possédait encore sa chocolaterie familiale où les fèves de cacao arrivaient dans des sacs de toile de jute avant d’être torréfiées et broyées… Les tablettes y étaient enveloppées à la main dans du papier d’étain que les mères conservaient précieusement à plat, bien lisse, pour le vendre ensuite aux fondeurs de couverts ambulants… C’était la France d’hier.

© Manufacture Bernachon

Il y avait Menier à Noisiel, Auguste Poulain à Blois (auteur du fameux slogan : « Goûtez et comparez »), Daumesnil à Chartres, Pupier à Saint-Etienne… Avignon (réputée pour ses « papalines »), Orléans, Pontarlier, Trois-Palis, Bayonne, Saint-Étienne-de-Baïgorry et Saint-Pierre-du-Regard étaient aussi célèbres pour leurs chocolateries.

Derniers héros

De toutes ces dynasties d’artisans-chocolatiers, il n’en reste plus en France que cinq : Bonnat à Voiron, Bernachon à Lyon, Pralus à Roanne, Morin à Donzère (dans la Drôme) et Cluizel à Damville (en Normandie). Ce sont les derniers, les purs, les héros de « la fève à la tablette »… Car leur art n’est plus enseigné dans les écoles. En fait (le public l’ignore), la plupart des chocolatiers connus se contentent de fondre des « couvertures » (c’est-à-dire des blocs ou des pastilles de chocolat) préalablement fabriquées par d’autres (en général Valrhona). Patrick Roger, Pierre Hermé, Jean-Paul Hévin, par exemple, procèdent ainsi : ce sont des « fondeurs en chocolat ».

Quant à l’actuelle mode du « bean to bar » née aux États-Unis il y a 30 ans, elle permet à tout un chacun de fabriquer son propre chocolat dans sa cuisine avec cinq kilos de fèves et de s’auto-proclamer « artisan-chocolatier ». On peut aujourd’hui acheter une petite machine anglaise pour moins de 1500 euros… 

Nos dernières familles, elles, importent, trient et stockent des dizaines ou même des centaines de tonnes de fèves qu’elles transforment en chocolat tout au long de l’année en utilisant des machines qu’on ne fabrique plus nulle part. Elles cultivent elles-mêmes leurs cacaoyers, là-bas, au Pérou, au Venezuela et à Madagascar. Elles portent une histoire et s’enracinent dans un territoire. On peut visiter leurs boutiques à Paris mais le plus émouvant est bien sûr d’aller découvrir leurs maisons-mères sur place, dans nos belles provinces, comme chez les Bonnat, à Voiron, près de Grenoble, où l’on fabriquait déjà du chocolat avant la Tour Eiffel : « Notre recette est la même depuis 1880 et nous travaillons avec les mêmes familles de planteurs depuis 150 ans » nous explique Stéphane Bonnat. Toujours en quête de nouvelles variétés de cacao, c’est lui qui a découvert « le cacao le plus ancien du monde : le « real de Xoconuzco », dont les fèves offrent une palette aromatique extraordinaire… » Sa dernière création est le chocolat à la liqueur de chartreuse (fabriquée ici, à Voiron, par les moines chartreux depuis le XVIIe siècle). Stéphane a laissé ses fèves de cacao plusieurs mois dans un vieux fût vide afin qu’elles s’imprègnent des effluves de la liqueur… Une micro-production qui s’est vendue en quelques jours.

Manufacture Bonnat, Voiron (38)

https://bonnat-chocolatier.com/fr


Photo : Jérôme Poulalier

Franck Morin, lui, est le plus petit de la bande. Sa chocolaterie méconnue, fondée par son arrière-grand-père, est une pépite que je vous conseille de découvrir absolument ! « À l’époque, le chocolat était plus sucré, on assemblait différentes origines de cacao pour obtenir un goût consensuel. En allant à Sao Tomé, j’ai découvert que chaque plantation est unique et possède un goût spécifique. J’ai donc décidé de faire des chocolats de crus. »

Avec sa broyeuse de 1931 il extrait toujours ses 400 kilos de beurre et de poudre de cacao, « ce beurre, très précieux, est remplacé dans l’industrie par la lécithine de soja ». Tous ses chocolats sont exquis et merveilleux. Franck possède aussi son propre verger d’amandiers et de griottiers…

Manufacture Morin, Drôme

chocolaterie-morin.com


À Lyon, la famille Bernachon est connue comme le loup blanc. Ici, rien n’a changé depuis 1953, ni les machines, ni les recettes… Petit-fils de Paul Bocuse, Philippe Bernachon est le gardien du temple pour qui le chocolat est plus qu’une friandise, mais « un mets complexe à utiliser dans la cuisine (pour donner de la profondeur au lièvre à la royale !) et à déguster avec un beau vin rouge de Côte-Rôtie »… Ses ganaches à la crème d’Isigny trempées à la main dans le chocolat fondu sont divines. Comme il n’y a plus de vraies écoles où apprendre le métier de chocolatier, tous les passionnés viennent chez lui, comme Vincent Guerlais qui depuis a créé sa maison à Nantes…

Manufacture Bernachon, Lyon

www.bernachon.com


Fournisseur de tous les grands chefs (Troisgros, Gagnaire, Verjus qui fait avec son chocolat porcelana du Vénézuela la meilleure mousse au chocolat de Paris) François Pralus a appris le métier de chocolatier chez les Bernachon (« une école exceptionnelle ! ») avant de reprendre l’entreprise familiale à Roanne. Alors que Bernachon perpétue l’art de l’assemblage des crus, Pralus, lui, a très vite opté pour « le chocolat de terroir ». Comme pour le vin, il veut exalter la typicité des fèves de cacao en fonction de leur lieu de naissance. « Mon cru de Madagascar est très fruité et acidulé, à l’opposé de mon Chuao du Vénézuela très boisé et épicé. » François a aussi été le premier à partir cultiver ses propres cacaoyers (il en a planté 17 000 au milieu de poivriers sauvages). Pralus n’en est pas moins inquiet pour l’avenir : « Le cacao est une denrée rare, Chinois et Indien, mettent la main sur les plantations, le chocolat va devenir un produit de luxe ! »

Manufacture Pralus, Roanne (42)

https://www.chocolats-pralus.com


En 1947, à Damville, le grand-père de Marc Cluizel fabriquait ses orangettes dans sa cuisine pendant que son épouse tenait la caisse… Aujourd’hui, la manufacture Cluizel est reconnue « Entreprise du Patrimoine Vivant », emploie 180 salariés et possède 600 points de vente en France… « Notre métier est de faire des chocolats simples et lisibles, à partir de produits nobles : crème d’Isigny, miel de pin des forêts de Lorraine, pistaches de Sicile… »

Le joyau des Cluizel ? Les griottes macérées 18 mois dans des fûts de chêne emplis de kirsch d’Alsace, puis enrobées de chocolat noir du Pérou… Le praliné à la noisette romaine cuit dans de vieux chaudrons en cuivre patiné est aussi fabuleux : « Le secret est qu’il ne faut pas utiliser de machines en métal pour broyer les noisettes car il donne un goût désagréable, il faut une meule en granit ».

Comme Bonnat, Morin, Bernachon et Pralus, Cluizel puise sa force dans l’histoire et la continuité de son entreprise familiale, et il respecte toutes les étapes de la fabrication : « Alors que les nouveaux chocolatiers tendance « bean to bar » sélectionnent des fèves déjà (trop) fermentées, nous, nous suivons le processus de fermentation et veillons à ce que les goûts du cacao soient toujours agréables, fruités, équilibrés, sans acidité excessive… »

Manufacture Cluizel, Damville (27)

https://cluizel.com/fr


La France pourrait légitimement rendre hommage à ses derniers artisans-chocolatiers… à moins que ça ne vous ait un parfum un peu trop rétro et France du terroir ?


La recette de la mousse au chocolat du chef étoilé Bruno Verjus.
« Neuf personnes sur dix aiment le chocolat : la dixième ment ! » plaisante ce chef né à Roanne qui ressemble à un personnage de Rabelais. Sa fameuse mousse, il l’a fait à partir du chocolat « porcelana » de son ami François Pralus. « C’est un chocolat incroyable, issu d’un terroir exceptionnel situé près du lac Maracaibo au Vénézuéla. La fève est d’une couleur blanche immaculée… »
Monter 450 g de crème liquide au batteur électrique.
Obtenir une crème fouettée.
Laisser reposer au frigo.
Faire bouillir encore 150 g de crème liquide.
La verser chaude sur 250 g de chocolat noir haché au couteau.
Amalgamer à l’aide d’un fouet afin d’obtenir une ganache onctueuse et lisse.
Ajouter la moitié de la crème fouettée à la ganache.
Mélanger délicatement.
Incorporer le restant de la crème.
Mettre deux heures au frigo.
Déguster… •
Le chef Bruno Verjus © Hannah Assouline

Marie-Blanche de Polignac: si «fragile» et si magnétique

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David Gaillardon dresse le portrait de Marie-Blanche de Polignac (1897-1958), « la dernière égérie » du tout-Paris dans une biographie aux élans proustiens


Nous sommes à l’ère du factice. De l’échangeable. Du commun. Du collectivisme indifférencié. Du vulgaire endimanché. Alors, nous avons perdu le goût du rare, de l’aristocratique, d’une élite qui éblouissait par ses manières et ses talents, par sa morgue aussi.

Un personnage oublié

Cette haute-société de l’avènement de la bourgeoisie triomphante vivait encore sur les braises fumantes d’un ancien régime protocolaire. Ce tout-Paris n’était pas exempt de reproches, il était injuste et irritant, cadenassé et figé dans ses positions sociales, et cependant, en ce début du siècle naissant, il flirtait avec l’avant-garde artistique, flairait l’air du temps et inventait une forme de détachement souverain. Ces gens-là avaient créé leur propre partition et leur musique intérieure. Dans notre égalitarisme forcené, nous pourrions être choqués par tant de distance, d’évanescence, d’éloignement face aux contingences matérielles ; en fait, nous leur sommes reconnaissants, leur dissonance est captivante, leur élévation nous rend supportable la médiocrité du quotidien. L’historien et journaliste, David Gaillardon, a le sens des étiquettes et possède l’intelligence du récit. Il raconte avec fluidité et précision, il a la justesse du paysan berrichon qui creuse son sillon. Il est surtout irréprochable sur ses sources, et réussit à se tenir à bonne distance. Il ne se fait pas cannibaliser par son sujet, il n’est ni procureur, ni laudateur, il demeure dans une neutralité qui n’a rien d’ennuyeuse. Au contraire, par sa méthode et sa douce narration, il perce les mystères de cette Marie-Blanche, née Marguerite, fille unique de Jeanne Lanvin, et surnommée « Ririte ». Dans cette belle biographie sur un personnage oublié, Gaillardon se souvient de tout, de la musique, de la littérature, du théâtre français, des mondanités de l’époque, du jeu politique, des jalousies et des mariages plus ou moins épanouis.

Avec sa mère Jeanne Lanvin (on reconnait ce qui deviendra l’image du parfum Arpège…)

Mère toxique

Pourquoi s’intéresser à cette Marie-Blanche de Polignac dont le visage lisse et un brin austère en couverture ne laisse poindre que peu d’informations sur son véritable caractère psychologique ? Parce qu’elle a été admirée par ses contemporains, aimée par une mère étouffante, convoitée par des hommes d’influence, chérie par le Tigre en personne, respectée dans son salon de la rue Barbet-de-Jouy et les salles de concert jusqu’aux Amériques. L’histoire de sa vie fascine car derrière ses traits réguliers, cet effacement de façade, ses pudeurs et ses terreurs enfantines, elle dégage une personnalité nettement plus affirmée, travailleuse acharnée grâce aux leçons de Nadia Boulanger et héritière entreprenante. Être la fille unique de la première papesse de la mode et des parfums (les premières pages sur l’ascension sociale de sa mère sont dignes d’une cavalcade à la Dumas mâtinée par une lutte des classes à la Zola) impliquait beaucoup de devoirs, essentiellement de représentation. Elle fut cette poupée habillée comme une princesse des parcs parisiens et des allées ombragées. Au milieu d’autres enfants qui eux possédaient les codes et l’entregent, cornaqués par des nurses, « Ririte » en VRP promouvait le catalogue maison avec sa maman que l’on qualifierait aujourd’hui de « toxique ». On apprend que Victor Hugo aida par le passé la famille Lanvin qui était dans l’impécuniosité permanente. Cette enfant fragile née d’une union chaotique entre une cheffe d’entreprise venue de nulle part et un faux comte italien est déjà en soi l’origine d’un récit épique. « Ririte » se croit laide, elle se révèlera magnétique pour ses petits camarades. Elle, si timide, si engoncée dans les robes féériques va se muer en une musicienne douée et une soprano de niveau international. Marguerite, après des atermoiements, finira par se marier avec René Jacquemaire-Clemenceau, le petit-fils préféré du tigre qui n’en finit pas de terminer ses longues études de médecine. Par son entremise, elle entrera dans les cercles les plus élevés de la République. Ils s’étaient connus trop jeunes pour s’aimer sincèrement, elle divorcera et épousera plus tard Jean de Polignac, ce « prince charmant » pour former un « couple heureux ».

Le château de Kerbastic, propriété des Polignac, dans le Morbihan.

« Ce qui frappe tous les proches du ménage Polignac, c’est que Jean et Marie-Blanche (elle a adopté ce nouveau prénom) s’aiment sincèrement. Dans un milieu où l’amour n’entre guère en ligne de compte quand il s’agit de se marier, l’essentiel étant de préserver, voire d’augmenter, un capital social et financier, le comte de Polignac a posé un choix original qui lui fait honneur » écrit l’auteur. Ce qui frappe à la lecture de cet ouvrage de grande qualité, c’est la concentration de talents. Marie-Blanche a fréquenté tout le bottin culturel de cette première moitié du XXème siècle : Cocteau, Francis Poulenc, Morand, Giraudoux, Bérard, Darius Milhaud, Jean Hugo, les Américains de la Lost Generation ou Jacques de Lacretelle. Et même Louise de Vilmorin, une « amie » quelque peu rancunière et peu amène. Il faut absolument plonger dans cette vie pour nous évader des carcans actuels.

Marie-Blanche de Polignac – La dernière égérie – David Gaillardon – Tallandier 496 pages.

Sombre impressionnisme

Dans une nouvelle enquête de Bmore, Grégoire Bouillier explore le mystère des Nymphéas de Claude Monet…


« C’était la première fois que j’allais voir Les Nymphéas de Claude Monet. […] J’ai été pris de vertige, d’angoisse. Je me suis senti terriblement oppressé. Cela a été immédiat. Tout juste si je n’ai pas fait un malaise. » À l’évidence, Grégoire Bouillier, redevenu Bmore, le détective qu’il créa jadis dans Le cœur ne cède pas (Flammarion, 2022), est saisi d’un sentiment persistant de tristesse. C’est le syndrome de l’Orangerie. La mort, il voit la mort sur les panneaux de la « Sixtine de l’impressionnisme », comme disait André Masson. Faut-il préciser que les nymphéas, si l’on en croit Pline l’Ancien, incarnent la mort du désir ? C’est que le nénuphar blanc est réputé anaphrodisiaque, tueur de libido. Il n’en faut pas davantage pour que l’enquête débute, laquelle réserve bien des surprises. Elle va nous conduire à Londres, au Japon, à Auschwitz-Birkenau et à Giverny. Oui, Giverny où l’étang cache un charnier ! Axe de l’enquête que mène Bmore : la vie et l’œuvre du maître – sa vie sentimentale aussi.

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« On ne comprend rien aux Nymphéas si on croit qu’ils copient la nature, fût-ce au travers le voile de l’âme », nous dit Bouillier-Bmore. Et c’est précisément ce voile qu’il souhaite, à toute force, lever : « Les nymphéas sont bien des “fleurs du mal”. »

L’humour n’est pas la moindre des qualités de Grégoire Bouillier. L’humour et sa vitesse d’exécution ! L’humour et son érudition qui n’est, par conséquent, jamais pesante. À n’en pas douter, entre l’œil qui voit et la chose qui est vue, il y a mystère.

Les Nymphéas, de Claude Monet, Musée de l’Art de Cleveland, 1960

Grégoire Bouillier, Le Syndrome de l’Orangerie, Flammarion, 2024.

Vertiges

Le personnage principal du dernier roman de Jean-Marc Parisis découvre qu’il va bientôt mourir…


Françoise Sagan écrit : « On ne sait jamais ce que le passé nous réserve ». Quand on lit le nouveau livre de Jean-Marc Parisis, Prescriptions, on se dit qu’elle a raison. Depuis la publication de son prémonitoire premier roman, La Mélancolie des fast-foods, paru en 1987, Parisis est devenu une figure incontournable de la littérature française contemporaine qui, reconnaissons-le, tourne en rond et finit par nous ennuyer. Ce qui n’est pas le cas ici. Outre le fait d’avoir du style, son dixième roman le prouve une nouvelle fois, Parisis ne cesse de nous étonner en se renouvelant en permanence.

Le personnage principal se nomme Pierre Vernier. Il dirige le service photo du journal « Le Nouveau » qui louvoie depuis quarante ans « entre allégeance au pouvoir et opposition parodique, quel que soit le pouvoir, quelle que soit l’opposition », précise Parisis avec une ironie toute voltairienne. Son regard n’est pas celui d’un écrivain qui se couche face à la bien-pensance. N’oublions pas qu’il a préfacé la réédition de l’essai La mort de L.-F. Céline, de l’infréquentable Dominique de Roux. Vernier est victime d’un sérieux malaise, terrassé par une migraine. Il consulte un neurologue. Le verdict est sans appel : il souffre d’une maladie auto-immune dégénérative, répertoriée sous le nom de Pabst-Thomas, son découvreur. Espérance de vie : quelques mois avant un AVC, voire un infarctus. Un médicament pour retarder la mort et mettre un peu d’ordre dans une vie foutue : le Tonzidium. L’homme en blouse blanche ne peut se tromper, car il détient le savoir. À partir de là, le roman s’accélère, mais pas comme on pourrait s’y attendre. Deux femmes, le jour du verdict médical, se rappellent à Vernier. Le lecteur est entraîné dans une vertigineuse histoire où le mystère s’intensifie. Le passé de Vernier ressurgit et l’enquête commence. On glisse dans un roman teinté de noir. Normal, car cet homme apparemment tranquille est un grand lecteur de Dashiell Hammett. Et puis un autre personnage aide à entrer dans les zones obscures de l’existence. Il se nomme Serge Tassel ; c’est un ancien grand reporter de guerre, un vrai baroudeur, avec soixante ans de carrière sur son front balafré. Il peut faire sauter la République. « Tu as vécu comme on ne vivra plus » lâche Vernier.

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Sur les Gnossiennes de Satie, dont les doigts « apportaient l’oubli des choses vécues et les souvenirs d’une vie à vivre », le lecteur va se retrouver à Montreuil dans une rue qui s’achève sur une maison éventrée. Le puzzle se reconstitue, malgré la migraine diagnostiquée mortelle par l’homme en blouse blanche. Mais la réalité correspond-elle à la réalité ? L’écrivain, ce démiurge, donne à voir ce qu’il imagine. Ou plus exactement, comme l’écrit Parisis, au sommet de son art, « on devinait les choses plus qu’on ne les voyait ».

Ce roman original, débarrassé du gras, n’est pas sans rappeler la méthode expérimentée par Alain Robbe-Grillet, dynamiteur des conventions romanesques, notamment dans son court récit Djinn, qui consiste à refuser de reproduire toute signification du monde faite à l’avance. Il convient, au contraire, de l’inventer sans cesse. Cela se nomme la liberté de l’artiste.

Jean-Marc Parisis, Prescriptions, Stock 234 pages.

Elon Musk, les « Messieurs propres » et nous

Macronie et gauches réunies ont effacé l’expression de l’exaspération française. Le RN s’est vu privé des postes qui lui revenaient à l’Assemblée et l’indésirable droite a assisté au tour de passe-passe qui a permis la réélection de Yaël Braun-Pivet au perchoir. Si l’on veut nommer la chose, c’est un déni de la démocratie.


Elon Musk n’aurait pas dû. Répliquant, le 12 août, à une injonction du commissaire Thierry Breton qui le sommait de se plier au nouveau code de modération européenne sur son réseau X (ex-Twitter), le milliardaire a envoyé paître le pandore de la pensée autorisée. S’appropriant une réplique de Tom Cruise dans Tonnerre sous les tropiques, Musk a posté : « First, take a big step back and literally fuck your own face ! » (« Tout d’abord, faites un grand pas en arrière et littéralement baisez votre propre visage ! »). Bref, il a dit à Breton : « Va te faire foutre ! » Musk n’aurait pas dû. Pourtant, il se pourrait que des Français à leur tour, excédés d’être rappelés à l’ordre par les Messieurs Propres d’un système qui se déglingue et se cabre, n’aient plus envie non plus de se taire. Les atteintes à la liberté d’expression, soumise aux censures des clercs d’en haut et aux oukases des minorités d’en bas, sont devenues folles. « Les gens ordinaires en ont marre de se faire donner des leçons par des tartuffes », analyse Christophe Guilluy (L’Express, 10 juillet). Le géographe voit s’aggraver le choc entre métropoles privilégiées et périphéries délaissées, entre Métropolia et Périphéria. Mon camp reste sans réserve celui de Périphéria. Ces mal-aimés sont appelés par l’histoire. Ils ont à récupérer leur place, confisquée par une caste d’eunuques prosélytes, brutaux faute d’être convaincants.

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Gérald Darmanin aurait-il pressenti la force explosive de cette colère populaire encore partiellement enfouie ? À peine était-il devenu membre d’un gouvernement démissionnaire après l’échec de son camp aux législatives que le premier flic de France se précipitait devant les caméras, col ouvert, pour théoriser son « sans-cravatisme », avatar boulevardier du sans-culottisme révolutionnaire. Dans le JDD du 21 juillet, le révolté de la 25e heure expliquait ainsi son rejet de la cravate : « Ce bout de tissu est devenu pour beaucoup de Français le symbole d’une élite à laquelle ils ne s’identifient plus au point parfois de la haïr. L’élite a fait sécession depuis plusieurs années. » Rien de faux dans cette analyse de la rupture, faite par d’autres depuis des décennies. Sauf que Darmanin, depuis, s’est gardé de protester contre les assauts clabaudeurs de son gouvernement contre les électeurs coupables de voter RN ou LFI. Quand une part importante de la classe moyenne est exclue du cercle politique par des partis désavoués par les urnes, qu’est-ce d’autre qu’un déni de démocratie ? La météo politique s’annonce, dès septembre, tempétueuse. Le vieux monde a entamé sa chute.

Le mur qui sépare les élus des réprouvés ne peut que s’effondrer si la classe politique persiste à ne rien comprendre du dégoût qu’elle suscite auprès de ceux qu’elle rejette. Enlever sa cravate en guise de contrition est un artifice grossier. La peur du peuple, quand ce dernier n’obéit plus aux culpabilisations morales des « élites » mondialistes et immigrationnistes, est à la source des fautes accumulées, depuis les gilets jaunes, par le pouvoir arrogant et inquiet. Emmanuel Macron, plutôt que d’analyser sa déroute, a voulu voir sa victoire personnelle dans l’échec relatif, le 7 juillet, de Jordan Bardella à l’issue du second tour des législatives. Depuis, observer l’acharnement que met l’Élysée et ses relais à tenter d’ensevelir, jusqu’à l’étouffement, la montée de l’électorat RN-Ciotti fait penser à cette réflexion de Marx à Engels, dans une lettre de 1870, à propos des répressions de 1793 : « La Terreur, c’est la bourgeoisie qui a chié dans ses culottes[1]. » Toute proportion gardée, une même trouille de perdre son hégémonie pousse l’ancien monde morbifique à persécuter la droite populaire et réactive, qualifiée d’« extrême droite » pour mieux la noyer. Il y a, oui, une pente fascistoïde en France. Mais elle s’observe dans le « progressisme » aux abois, prêt à tous les coups bas pour survivre.

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Ainsi, le jeu de l’été a été, pour l’État en sursis, de faire disparaître l’expression de l’exaspération française, vue comme une humeur peccante. Premier parti de France, le RN s’est tout d’abord vu privé, par l’Assemblée liguée, de postes qui lui revenaient par l’usage (deux vice-présidences, un poste de questeur). Puis l’indésirable droite a assisté au tour de passe-passe de ministres-députés qui ont fait réélire Yaël Braun-Pivet à la présidence de l’Assemblée en dépit de la séparation des pouvoirs qui aurait dû les empêcher de voter. Les damnés de la Macronie ont entendu le Premier ministre fantôme, Gabriel Attal, appeler le 13 août à un « pacte d’action pour la France », excluant le RN et LFI, soit près de la moitié de l’électorat. Entre-temps, les téléspectateurs coupables de suivre C8 et NRJ 12 ont appris, le 24 juillet, sous les hourras de la gauche, que l’Arcom avait décidé de ne pas renouveler les fréquences de ces chaînes trop populaires. Le 27 juillet, les médias ont salué à l’unanimité la « grandiose » (Ouest France, Libération) et « époustouflante » (Le Parisien) cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques transformée ici et là en propagande pour l’homme nouveau, universel et métissé. L’obsession d’une poignée de militants de gauche adoubés par le gouvernement a été d’y concevoir un « anti-Puy du Fou » aux fins d’enrager les conservateurs. Tout ceci en violation de l’article 50-02 de la charte olympique du CIO : « Aucune sorte de démonstration ou de propagande politique, religieuse ou raciale n’est autorisée dans un lieu, site ou autre emplacement olympique. »

Devant ces coups de force d’un camp du Bien enragé, les questions qui se posent sont celles-ci : les ruraux dans la mistoufle, sensibles « à la nostalgie des pays labourés » (Jules Renard), sauront-ils réagir et se défendre ? Périphéria aura-t-elle la force mentale qui, seule, lui permettra de se libérer de la pression idéologique des déracineurs en perdition, qui ont mobilisé propagandistes et lyncheurs pour tenter d’assurer leur pérennité par la schlague, quitte à piétiner la démocratie ? Les parias sauront-ils chasser leurs maltraitants ? Oseront-ils la (regrettable) grossièreté de Musk ? Pour eux, il n’est plus l’heure d’être polis.


[1] Cité par Jean Meyer, en préface de Le Génocide franco-français : la Vendée-Vengé, de Reynald Secher, PUF, 2001.

Rentrée littéraire: le bel avenir du passé

Effet de mode ou signe du temps, nombre de romanciers ont plongé leur plume dans l’histoire, la grande comme la petite, et choisi comme héros des personnages célèbres ou méconnus. Autant d’ouvrages qui redonnent vie au passé.


En France, la rentrée littéraire commence toujours par des chiffres. Celui des parutions – en attendant celui des ventes. En ce mois de septembre, 459 romans s’empilent sur les tables des libraires. Et si on s’intéresse aux détails, ce sont 311 romans français, dont 68 premiers romans, et 148 romans étrangers. L’offre a beau décliner depuis une dizaine d’années, elle reste abondante.

Dans cette moisson, il est notamment question de familles, de fratries et de menaces environnementales. Mais ce qui nous a frappés, c’est le nombre de personnages littéraires ou historiques, célèbres ou oubliés, qui ont inspiré nos écrivains. Le passé est un matériau à jamais malléable pour toute imagination inspirée – et documentée.

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Ainsi nous est-il possible de suivre l’ultime passion de Marguerite Yourcenar pour un photographe américain, Jerry Wilson, de 46 ans son cadet (Un autre m’attend ailleurs, Christophe Bigot, La Martinière) ; d’assister à la rencontre méconnue entre Dalí, Zweig et Freud (Le Sentiment des crépuscules, Clémence Boulouque, Robert Laffont) ; de recroiser le père de la psychanalyse à travers Anna, sa fille de chair (Les Sept Maisons d’Anna Freud, Isabelle Pandazopoulos, Actes Sud) ; de découvrir l’existence d’Émile Coué, obscur pharmacien inventeur d’une méthode promise à un bel avenir (La Vie meilleure, Étienne Kern, Gallimard) ; ou d’accompagner Hemingway dans ses derniers jours (Il ne rêvait plus que de paysages et de lions au bord de la mer, Gérard de Cortanze, Albin Michel).

La liberté de l’écrivain maître du temps, maître de l’histoire, se retrouve chez Thierry Thomas, lorsqu’il fait revivre le quartier Saint-Lazare en 1916, quand Georges Feydeau, qui habite l’Hôtel Terminus, y rencontre une jeune veuve de guerre… (Feydeau s’en va, Albin Michel) ; Olivier Guez n’hésite pas à enfourcher un chameau pour suivre Gertrude Bell dans les sables d’Orient (Mesopotamia, Grasset) ; et Thierry Clermont explore une splendide mais sinistre Lituanie pour y croiser Brodsky, Leonard Cohen et Romain Gary (Vilna tango, Stock). L’ombre de la Shoah plane également sur les rapports mystérieux entre Hitler et Albert Speer, son architecte et ministre de l’Armement qui échappe habilement à l’exécution (Vous êtes l’amour malheureux du Führer, Jean-Noël Orengo, Grasset). Sébastien Lapaque choisit lui la lumière, celle de la foi et des tropiques, en retraçant l’engagement de Bernanos exilé au Brésil dès les accords de Munich (Échec et mat au paradis, Actes Sud) ; quant à Guillaume Perilhou, il nous confronte au trouble de la beauté à travers le destin de Björn, ce jeune Suédois devenu Tadzio sous la direction de Visconti dans Mort à Venise (La Couronne du serpent, L’Observatoire).

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Que de monde ! Dans cette galerie de portraits d’ombres tutélaires, il a fallu faire un choix. Mais il fut rapide : Alexandra Lemasson et Vincent Roy ont eu chacun un coup de foudre pour un ouvrage dont la profondeur du sujet le dispute à la beauté du style. Retrouvez leurs articles dans notre dernier numéro : https://kiosque-numerique.causeur.fr/


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L’été de Pavese

Cesare Pavese s’est suicidé en août 1950, à Turin. Auparavant, il a visité ses amis et les villes qu’il aimait. Dans Hotel Roma, Pierre Adrian parcourt à son tour cette Italie estivale en effleurant délicatement la noirceur de son modèle.


Ce n’est pas sans appréhension qu’on ouvre Hotel Roma, le nouveau livre de Pierre Adrian, consacré à Cesare Pavese. Comme si la tristesse de l’écrivain italien, sa noirceur, son pessimisme, son perpétuel état dépressif étaient susceptibles de nous contaminer. On a tôt fait d’être rassuré. Certes, le livre s’ouvre sur son suicide. Nous sommes en août 1950, le 27. Dans la chambre 49 de l’Hotel Roma, l’écrivain est découvert sans vie sur son lit. Sur le bureau, sept paquets de cigarettes, une dose mortelle de somnifères, un verre d’eau et un livre, Dialogues avec Leuco, sur la première page duquel il a écrit : « Je pardonne à tous et à tous je demande pardon. Ça va ? Pas trop de bavardages. » Deux mois plus tôt, l’auteur du Métier de vivre avait reçu le prestigieux prix Strega. Puis il était allé visiter des amis dans leurs lieux de villégiature. C’était l’été. Ces derniers étaient loin de se douter qu’ils ne le reverraient jamais.

Avant Cesare Pavese, Pierre Adrian a publié un livre sur Pier Paolo Pasolini, puis l’idée s’est imposée de partir sur les traces de l’auteur du Bel Été. Un voyage littéraire qui en cache un autre. Amoureux cette fois. C’est en effet à Turin, ville où Pavese s’est donné la mort, que Pierre Adrian retrouve celle qu’il appelle « la fille à la peau mate ». Elle est parisienne. Il vit à Rome. Turin abrite leur amour à mi-chemin. Ensemble ils sillonnent l’Italie à l’affût des adresses de l’écrivain. Santo Stefano Belbo où il vit le jour. Reggio de Calabre où il passa sept mois d’exil. Brancaleone où il écrivit Le Métier de vivre. Mais aussi ses restaurants, ses cafés, sa librairie. C’est toute la lumière et la douceur de l’Italie que l’auteur fait revivre en ces pages. Son amoureuse y est sensible comme lui et finit par partager sa passion pour Pavese. On ne choisit jamais un auteur par hasard. De même que son compagnonnage n’est jamais fortuit. « Piémontais ténébreux, dur, laconique, sentencieux, Pavese était l’ami cher qui glissait ses petites considérations l’air de rien comme des cailloux dans la chaussure. » Pierre Adrian se surprend, au fil des jours, à marcher comme lui. Un peu voûté, les mains croisées dans le dos. Mais ce n’est rien à côté de l’acteur italien Luigi Vannucchi, dont il rappelle qu’il avait lu et joué des textes de l’auteur de Travailler fatigue et poussé l’identification jusqu’à se suicider, comme lui, au cœur de l’été. On a dit de Pavese qu’il était laid, impuissant, complexé et misogyne. Une chose est sûre : les femmes furent le grand drame de sa vie. « Elles finissaient par le quitter parce qu’il les ennuyait avec ses livres et sa tristesse. Repoussé par lui-même, il en dégoûtait aussi les autres. » D’une empathie communicative, le livre de Pierre Adrian est écrit dans une langue magnifique. Aussi lumineux que mélancolique, il ne donne qu’une envie : lire et relire Pavese.

Pierre Adrian, Hôtel Roma, Gallimard, 2024.

Le film de Julie Delpy, «Les Barbares», n’est pas un film à message

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Julie Delpy dans son film "Les barbares" (2024) © Julien Panie / Le Pacte.

En pleine promotion de sa nouvelle comédie sur les migrants, l’actrice franco-américaine rigolote qui, croyait-on, ne se prend jamais trop au sérieux, a estimé que la situation était «extrêmement préoccupante» en France.


Le 18 septembre sortira sur nos écrans un film dont le sujet est d’une telle originalité qu’il eût été dommage de ne pas en parler. Ça s’appelle Les Barbares. C’est l’histoire d’un village breton qui a décidé d’accueillir des réfugiés ukrainiens en échange de subventions gouvernementales. Mais, au lieu de voir arriver des Ukrainiens, les habitants dudit village voient débarquer des migrants syriens. « Et certains ne voient pas l’arrivée de leurs nouveaux voisins d’un très bon œil. Alors, au bout du compte, c’est qui les barbares ? » (extrait du synopsis, site AlloCiné). L’actrice et réalisatrice franco-américaine Julie Delpy fait en ce moment la promotion de son film, lequel a ouvert le Festival du film francophone d’Angoulême le 27 août.

Enfin un film « engagé » !

Le même jour, sur France Inter, Léa Salamé a accueilli cette réalisatrice « audacieuse, singulière et culottée » en rassurant immédiatement les auditeurs : « Les Barbares n’est pas un film à message ». On se demande vraiment ce qui a pu lui laisser croire qu’il y aurait des gens pour imaginer ça. Néanmoins, précise-t-elle quelques instants plus tard, « cette comédie explose les préjugés sur la France, sur l’accueil et la différence ». En plus de ces réflexions saisissantes, que d’aucuns trouveront peut-être contradictoires, nous apprenons que Julie Delpy est féministe, qu’elle était en avance sur le mouvement MeToo et s’étonnait déjà en 1988 qu’un « réalisateur puisse être avec une jeunette », qu’elle ne s’est jamais laissé embobiner par le patriarcat et qu’elle votera Kamala Harris aux prochaines élections présidentielles américaines. Fin de ce passionnant entretien.

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Le magazine Marie-Claire a également rencontré cette réalisatrice « indignée, rebelle aux injustices depuis toujours » et « ne se résolvant pas au repli identitaire ». Les choses se précisent. Si son film n’est pas un film à message, cela n’a pas empêché Julie Delpy de le préparer rigoureusement en visionnant « pas mal de documentaires sur les migrants » et en réalisant « une multitude d’entretiens avec des Syriens installés en France ». Bon, reconnaît la réalisatrice, il y a bien un message, mais c’est un « message positif », plein d’espoir, qui transparaît à la fin de ce film qui se veut avant tout une comédie : les quelques habitants de ce village breton qui étaient récalcitrants à la venue de migrants syriens comprennent finalement qu’ils étaient des gros beaufs arriérés et bouffés par leurs préjugés et qu’il y a « des Syriens qui réussissent leur insertion et qui vivent normalement en France ».

Julie Delpy, consciente des enjeux autour du genre et de la « race »

Mais ça, c’est au cinéma. Dans la vraie vie, Julie Delpy est très inquiète. Il y a, selon elle, une « coulée générale qui va dans une mauvaise direction ». Ce n’est pas parce qu’elle demeure essentiellement à Los Angeles – « ville très progressiste sur les questions de genre et de race », s’extasie-t-elle au passage – qu’elle ignore les maux qui dévastent le monde en général et la France en particulier, pays où « la situation est extrêmement préoccupante ». Heureusement, il existe des personnes qui ne baissent pas les bras devant les injustices. Elle-même, assure-t-elle, ne se résignera jamais et est prête à en découdre car, cette attitude audacieuse mérite d’être soulignée, elle ne « supporte pas ce qui est raciste, xénophobe, sexiste, homophobe, et tout ce qui symbolise une haine de l’autre ». D’ailleurs, confie-t-elle au journaliste de Marie-Claire, juste avant d’arriver pour cet entretien elle s’est fritée dans le métro avec « un mec qui commençait à être agressif avec une jeune Maghrébine » mais qui s’est calmé une fois qu’il a eu compris à qui il avait affaire. Ce que c’est que le hasard, quand même ! Elle aurait pu tomber sur un pickpocket rom, un migrant afghan se frottant à tout ce qui bouge ou un jeune homme d’origine africaine insultant une famille juive, ce sont des choses qui se voient – mais non, il a fallu qu’elle tombe sur un raciste de souche tout ce qu’il y a de plus franchouillard, c’est-à-dire le genre d’individu qu’elle a en horreur et qu’elle dénonce dans son film qui n’est pas un film à message.

Pendant ce temps, Vincent Lindon récompensé à la Mostra de Venise…

Ceci étant dit, nous attendons maintenant impatiemment l’entretien que ne manquera pas d’organiser Léa Salamé avec Delphine et Muriel Coulin, les réalisatrices de Jouer avec le feu, film qui sortira en janvier 2025 et dans lequel Vincent Lindon joue le rôle d’un père, militant socialiste, confronté à « la dérive de son fils se rapprochant de groupes d’extrême droite ».

Avant cela, sans doute la journaliste de France Inter recevra-t-elle Boris Lojkine, le réalisateur de L’Histoire de Souleymane, dont la sortie est prévue le 9 octobre. Télérama affirme que c’est un « film à montrer à tous les citoyens persuadés que la vie d’un immigré sans papiers en France est celle d’un assisté spoliateur », un film dans lequel « on n’a jamais ressenti aussi fort la brutalité et l’hostilité d’un monde qui a perdu le sens de l’accueil ».

Naturellement, une question nous vient immédiatement à l’esprit : ces films sont-ils des films à message ou non ? Nous comptons sur Léa Salamé pour nous éclairer.

Les Gobeurs ne se reposent jamais

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Faire barrage, est-ce une politique?

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Le député Aymeric Caron a surpris tout le monde ce week-end en affirmant que dorénavant, "entre un candidat FN-RN et un candidat issu de la famille politique Macron-LR, il ne sauverait plus la peau du second". A droite, un castor, animal vénéré par le député d'extrême gauche de Montmartre et la classe politique. Photos DR.

Les derniers exploits du front républicain ? Avoir laissé penser à quelques électeurs de gauche qu’ils avaient gagné les élections législatives, et avoir laissé la France sans Premier ministre désigné pendant tout l’été.


Dans son éditorial du samedi 7 septembre, Le Monde regrettait « un front républicain abîmé un peu plus » parce que le RN, avec cette lente désignation d’un Premier ministre, serait devenu maître du jeu[1]. Même si on sait que celui qui a emporté la décision présidentielle en faveur de Michel Barnier est en réalité son ami Alexis Kohler. Ce qui m’intéresse dans la vie politique française n’est pas seulement cette nostalgie du front républicain dont on peut estimer à un double titre qu’il endommage la démocratie. En effet je ne vois pas, jusqu’à nouvel ordre, ce que le parti constamment ciblé par le front républicain aurait de « non républicain ». Sauf à donner au mot République un sens dénaturant les programmes et les oppositions politiques de manière tellement extensive qu’il n’aurait plus rien d’opératoire. Comment peut-on considérer comme un succès pour la démocratie ce qui est le contraire de la transparence, de la sincérité, de la vérité et de la logique profonde des partis ? Comment s’enthousiasmer parce que, faute de savoir convaincre pour soi et en son nom propre, on n’a trouvé comme triste palliatif que de se réunir artificiellement contre un ennemi démonisé par commodité ?

Ça devient comique

Ce front républicain devient même franchement comique quand il s’obsède sur l’obligation de « faire barrage ». Si le monde politique avait un tant soit peu d’ironie et de dérision à son encontre, toutes chapelles confondues, il devrait se gausser de cette expression qui lui sert à intervalles réguliers de recours, de secours, de viatique et de guerre. Comme s’il lui convenait de dresser d’infranchissables murailles face à un ennemi terrifiant qui pourtant a toute latitude et toute légitimité pour s’ébattre dans notre espace républicain. Avec seulement la bagatelle de onze millions de citoyens en sa faveur !

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Ce terme qui revient pour scander le vide quand on n’a plus que lui pour se juger important, nécessaire, sauveur de la patrie, a cette conséquence de réduire la classe politique à une mission d’ingénieur hydraulique ou à un mimétisme bestial avec les castors. De la détourner en tout cas de l’essentiel pour lui offrir le luxe de s’abandonner en toute bonne conscience et inutilité à de l’accessoire, à un militantisme sans âme ni élan. Surtout tellement confortable.  Nul besoin de réfléchir, d’écouter, de dialoguer, de douter, non, surtout pas, mais faire barrage ! Démontrer pourquoi la gauche est le salut pour notre pays, pourquoi la droite doit être élue, foutaises, puisque la hantise, le devoir impérieux, l’obligation morale sont de faire barrage au RN ! La gauche, parce qu’elle pourfend l’extrémisme qu’elle décrète tel tout en le tolérant en son sein, la droite parce qu’elle adore complaire à la gauche et imagine obtenir ainsi ses bonnes grâces alors que c’est l’inverse !

Finalement, pas de quoi rire…

Faire barrage est devenu la prescription d’une politique vide de sens, d’une politique qui se résume à des dénonciations, des stigmatisations, des distinctions qu’on nous assène comme des évidences alors qu’elles nous laissent dans une perplexité citoyenne. Mélenchon moins dangereux que Marine Le Pen, LFI un parti plus républicain que le RN, l’antisémitisme à droite ou à l’extrême gauche, l’arc républicain à l’Assemblée nationale pour tout le monde ou pour personne ? Au fond il n’y a pas de quoi rire. Quand un tel radotage démocratique se développe au point de lasser une infinité de citoyens que nos débats et notre décalage avec leurs authentiques et douloureuses difficultés n’intéressent plus, lorsque faire barrage devient le mot d’ordre, la plupart du temps, du désordre, de la violence, de la censure et de l’étouffement des paroles antagonistes ou dissidentes, on devrait comprendre qu’il y a un radical changement de registre à opérer. Si on souhaite à toute force s’ériger en constructeurs, soyons plus tentés par les ponts que par les barrages, par les liens que par les ostracismes. La politique ne doit pas s’interdire de rêver pour demain de ce qu’elle croit inconcevable aujourd’hui.


[1] https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/09/06/michel-barnier-un-choix-pour-matignon-qui-ne-referme-pas-la-crise-politique_6305501_3232.html

Peut-on encore être galant?

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"Le Verrou" Jean Honoré Fragonard - Musée du Louvre D.R

Le féminisme devient de plus en plus stupide. La preuve avec le nouvel ouvrage de Jennifer Tamas, Peut-on encore être galant ?, qui pense apparemment qu’il faut au moins voter Zemmour pour continuer de tenir la porte aux dames. Selon elle, il y a urgence à galantiser le sexe, au lieu de continuer de sexualiser la galanterie, si on veut sauver cette dernière. Alors que la propagande pour Metoo continue de déferler, 65% des hommes déclarent réfléchir davantage à la manière dont ils vont aller aborder la femme qui leur plaît depuis la « libération de la parole ».


#Metoo a profondément transformé les rapports de séduction, révèle l’enquête Ifop réalisée pour le magazine Elle du 29 aout 2024. « Les lignes ont bougé, les femmes sont libérées », « Nous sommes en marche vers plus de liberté, d’égalité, de sensualité », « vers une drague plus civilisée » déclare Dorothée Werner, grand reporter à l’hebdomadaire. Les auteurs de l’étude, François Krauss et Fiona Marvillier précisent : « Les femmes jouent un rôle de plus en plus actif dans les rapports de séduction ; sortent du schéma traditionnel les assignant à une certaine retenue, voire à une passivité en la matière ». MeToo a aussi modifié le comportement des hommes, quel que soit leur âge. Ils sont désormais 65% à réfléchir davantage sur leur manière d’aborder « la personne qui leur plaît » assure Elle. À peu près un mâle sur deux craint désormais que ne lui échappe, lors de l’accostage, une malheureuse « remarque sexiste » ou bien redoute d’avoir, dans les mêmes circonstances, un geste voire un comportement « inappropriés. » Et, c’est merveilleux, toutes les générations sont concernées. Concomitamment, hélas, se développe une méfiance, nouvelle, vis-à vis de la galanterie. Si pour 77% des Français, encore, les petites attentions quotidiennes des hommes pour les femmes restent une forme de politesse et ne sont toujours pas assimilées à un comportement patriarcal, 38% des militantes féministes considèrent celles-ci comme sexistes. La galanterie serait-elle, à terme, condamnée ?

Le nouvel ouvrage « nécessaire » de Jennifer Tamas

Jennifer Tamas, agrégée de Lettres modernes qui enseigne la littérature française de l’Ancien régime à la Rutgers University (New Jersey), se montre rassurante : si nous faisons preuve d’intelligence, la galanterie, invention française ne disparaîtra pas. On n’a pas oublié cette auteresse féministe qui nous avait donné un brillant essai finement intitulé Au non des femmes. Elle se proposait alors « de libérer nos classiques du regard masculin ». Et à Causeur, nous avions salué l’ouvrage lors de sa parution, en avril 2023[1]. Notre précieuse du XXIe siècle fait désormais paraître (chez Seuil) un petit opus encore indispensable grâce auquel on va pouvoir se mettre au clair avec l’épineux problème de la galanterie et réconcilier, toustes, avec cette notion.

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Cet ouvrage, nécessaire, attaque fort, rien que dans son titre : Peut-on encore être galant ?  Il ne tourne pas autour du pot : Houston, nous avons un problème. Et la femme savante démarre, bille en tête : « Défendue par les romantiques déçus et anxieux que l’amour ne disparaisse, la galanterie ferait pour d’autres le jeu des hommes en essentialisant les rapports hétérosexuels sous un verni trompeur. » La précieuse, qui ne craint pas le ridicule, s’interroge d’emblée : « Le galant n’est-il pas le prototype du vieil homme blanc hétérosexuel qui déplore la grandeur d’une France obsolète ? Sous le raffinement et l’apparente soumission à la femme se cacherait une plus pernicieuse forme de domination masculine. »

L’autrice de ce petit opus-bijou propose donc de sauver la galanterie, invention française, qu’il conviendra naturellement, explique-t-elle, de « revisiter ». Tamas explique d’abord à tous les gros lourdingues (dont fait partie Alain Finkielkraut qui, d’après notre auteuse, a le culot de se prononcer pour la galanterie alors qu’il reste « figé sur l’étreinte de l’amour-passion parfaitement contraire à un art de la maîtrise et de la retenue, prôné par l’esthétique galante. ») ce qu’est -véritablement – la galanterie à la française. À savoir un modèle de l’amour inventé par des femmes, « les précieuses », pour les femmes, de toute éternité à soustraire au patriarcat.

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Tamas est claire : l’idéal galant français élaboré par Scudéry, en réaction à la violence extrême et constitutive de la masculinité a su s’imposer au Grand Siècle comme un art de vivre, et cet idéal a permis, un moment, d’abolir heureusement les frontières du genre. Au XVIIe siècle, la galanterie « devient un art de vivre qui se caractérise par la mobilité des affects. La douceur, la tendresse, tout comme le raffinement ne sont plus des valeurs exclusivement féminines. La galanterie trouble le genre. »  Las ! cette parenthèse enchantée n’était pas destinée à durer. Chassez le naturel, il revient au galop. L’affaire s’est, de plus, compliquée quand la Révolution française a liquidé la galanterie, assimilée à un héritage aristocratique à éradiquer. Soyons philosophe : « Comme l’initié mithriaque, la race humaine a peut-être besoin du bain de sang et du passage périodique dans la fosse funèbre. », fait dire Yourcenar à son sage Hadrien.

Un combat « politique » et sans fin

Mais, quand même !  Si le combat était éternel ? L’homme toujours à déviriliser ? Et si on n’avait pas avancé d’un poil ?  Non, non ! il faut y croire. L’essai, d’une cinquantaine de pages écrites dans une prose emberlificotée et jargonneuse à souhait est tout à fait rassurant : rien n’est perdu. La galanterie est une « pratique vivante » qui sera sauvée par le travail de ses vaillantes précieuses qu’on continue à trouver injustement ridicules. Il faut maintenant, pour avancer, « repenser la porosité entre galanterie et préciosité » ; « la galanterie doit être libérée de l’emprise masculine et retravaillée par la préciosité. », que diable ! « Il est temps de renouer avec la galante Sapho de Scudéry. Car oui, les femmes peuvent être galantes comme les hommes et les personnes non binaires. Et la société que nous habitons aujourd’hui a de plus en plus soif de douceur d’attention et de soin. »

Et la bougresse de conclure : « Au XVIIe siècle s’est joué une lutte de pouvoir que les précieuses ont perdue, mais qui demeure actuelle : un droit au sexe, l’égalité et la fin des violences, la recherche de rapports fluides et d’emprise. Pour se débrasser d’une galanterie fantasme et fantôme, refusons une galanterie peau de chagrin vidée de tout sens politique. Au lieu de sexualiser la galanterie, il faut galantiser le sexe pour le rendre plus ludique. »

Signalons enfin que des pistes sérieuses sont envisagées pour mener à bien cette entreprise dans l’essai Genèse d’un mythe Allumeuse écrit par une autre femme savante, Christine Van Geen, paru en mai 2024 au Seuil, et également commenté par mes soins pour Causeur[2]. Mesdames, continuons le combat et affranchissons-nous les unes les autres. « Tout ce qui ne remonte pas en conscience revient sous forme de destin. », disait Carl Gustav Jung.

Peut-on encore être galant ?

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[1] https://www.causeur.fr/histoire-litteraire-place-au-matrimoine-neo-feminisme-258115

[2] https://www.causeur.fr/neofeminisme-les-allumeuses-au-bucher-christine-van-geen-285147

Les cinq dernières dynasties d’artisans-chocolatiers français

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Les Roannais François et Hugo Pralus dans les feuilles de cacaotiers © Chocolats Pralus

Les grandes multinationales sont en train de mettre la main sur le marché du chocolat, en délocalisant et en défiscalisant. Les petits artisans ont de plus en plus de mal à survivre. Chez nous, Bonnat, Morin, Bernachon, Pralus et Cluizel continuent à sélectionner, torréfier et broyer leurs propres fèves de cacao, quand tous les autres chocolatiers français se fournissent généralement en blocs ou pastilles préalablement fabriqués par d’autres. Redécouverte de ces véritables chocolateries à l’ancienne.


Christophe Colomb fut très vraisemblablement le premier homme d’Occident à boire une tasse de chocolat, celle, en or,  que lui avait offert le dernier empereur aztèque Moctezuma II, au Mexique, en 1492. Pour les Aztèques, la fève de cacao était une monnaie d’échange : un esclave chez eux valait cent fèves…

Le cacaoyer était un arbre sacré qui avait été donné aux hommes par le dieu Quetzalcoalt. Aujourd’hui encore, sur certains haut-plateaux du Mexique et du Pérou, il est toujours vénéré et cultivé à l’ombre de grands arbres appelés « mères du cacao ». Comme la pomme de terre et la tomate, le chocolat est le plus beau cadeau que le Nouveau Monde ait fait à l’Ancien. Après avoir été longtemps l’apanage de la noblesse, il est devenu au fil du temps un indispensable produit du quotidien et a donné naissance à une nouvelle industrie. Songez qu’il y a moins d’un siècle, chaque ville de France possédait encore sa chocolaterie familiale où les fèves de cacao arrivaient dans des sacs de toile de jute avant d’être torréfiées et broyées… Les tablettes y étaient enveloppées à la main dans du papier d’étain que les mères conservaient précieusement à plat, bien lisse, pour le vendre ensuite aux fondeurs de couverts ambulants… C’était la France d’hier.

© Manufacture Bernachon

Il y avait Menier à Noisiel, Auguste Poulain à Blois (auteur du fameux slogan : « Goûtez et comparez »), Daumesnil à Chartres, Pupier à Saint-Etienne… Avignon (réputée pour ses « papalines »), Orléans, Pontarlier, Trois-Palis, Bayonne, Saint-Étienne-de-Baïgorry et Saint-Pierre-du-Regard étaient aussi célèbres pour leurs chocolateries.

Derniers héros

De toutes ces dynasties d’artisans-chocolatiers, il n’en reste plus en France que cinq : Bonnat à Voiron, Bernachon à Lyon, Pralus à Roanne, Morin à Donzère (dans la Drôme) et Cluizel à Damville (en Normandie). Ce sont les derniers, les purs, les héros de « la fève à la tablette »… Car leur art n’est plus enseigné dans les écoles. En fait (le public l’ignore), la plupart des chocolatiers connus se contentent de fondre des « couvertures » (c’est-à-dire des blocs ou des pastilles de chocolat) préalablement fabriquées par d’autres (en général Valrhona). Patrick Roger, Pierre Hermé, Jean-Paul Hévin, par exemple, procèdent ainsi : ce sont des « fondeurs en chocolat ».

Quant à l’actuelle mode du « bean to bar » née aux États-Unis il y a 30 ans, elle permet à tout un chacun de fabriquer son propre chocolat dans sa cuisine avec cinq kilos de fèves et de s’auto-proclamer « artisan-chocolatier ». On peut aujourd’hui acheter une petite machine anglaise pour moins de 1500 euros… 

Nos dernières familles, elles, importent, trient et stockent des dizaines ou même des centaines de tonnes de fèves qu’elles transforment en chocolat tout au long de l’année en utilisant des machines qu’on ne fabrique plus nulle part. Elles cultivent elles-mêmes leurs cacaoyers, là-bas, au Pérou, au Venezuela et à Madagascar. Elles portent une histoire et s’enracinent dans un territoire. On peut visiter leurs boutiques à Paris mais le plus émouvant est bien sûr d’aller découvrir leurs maisons-mères sur place, dans nos belles provinces, comme chez les Bonnat, à Voiron, près de Grenoble, où l’on fabriquait déjà du chocolat avant la Tour Eiffel : « Notre recette est la même depuis 1880 et nous travaillons avec les mêmes familles de planteurs depuis 150 ans » nous explique Stéphane Bonnat. Toujours en quête de nouvelles variétés de cacao, c’est lui qui a découvert « le cacao le plus ancien du monde : le « real de Xoconuzco », dont les fèves offrent une palette aromatique extraordinaire… » Sa dernière création est le chocolat à la liqueur de chartreuse (fabriquée ici, à Voiron, par les moines chartreux depuis le XVIIe siècle). Stéphane a laissé ses fèves de cacao plusieurs mois dans un vieux fût vide afin qu’elles s’imprègnent des effluves de la liqueur… Une micro-production qui s’est vendue en quelques jours.

Manufacture Bonnat, Voiron (38)

https://bonnat-chocolatier.com/fr


Photo : Jérôme Poulalier

Franck Morin, lui, est le plus petit de la bande. Sa chocolaterie méconnue, fondée par son arrière-grand-père, est une pépite que je vous conseille de découvrir absolument ! « À l’époque, le chocolat était plus sucré, on assemblait différentes origines de cacao pour obtenir un goût consensuel. En allant à Sao Tomé, j’ai découvert que chaque plantation est unique et possède un goût spécifique. J’ai donc décidé de faire des chocolats de crus. »

Avec sa broyeuse de 1931 il extrait toujours ses 400 kilos de beurre et de poudre de cacao, « ce beurre, très précieux, est remplacé dans l’industrie par la lécithine de soja ». Tous ses chocolats sont exquis et merveilleux. Franck possède aussi son propre verger d’amandiers et de griottiers…

Manufacture Morin, Drôme

chocolaterie-morin.com


À Lyon, la famille Bernachon est connue comme le loup blanc. Ici, rien n’a changé depuis 1953, ni les machines, ni les recettes… Petit-fils de Paul Bocuse, Philippe Bernachon est le gardien du temple pour qui le chocolat est plus qu’une friandise, mais « un mets complexe à utiliser dans la cuisine (pour donner de la profondeur au lièvre à la royale !) et à déguster avec un beau vin rouge de Côte-Rôtie »… Ses ganaches à la crème d’Isigny trempées à la main dans le chocolat fondu sont divines. Comme il n’y a plus de vraies écoles où apprendre le métier de chocolatier, tous les passionnés viennent chez lui, comme Vincent Guerlais qui depuis a créé sa maison à Nantes…

Manufacture Bernachon, Lyon

www.bernachon.com


Fournisseur de tous les grands chefs (Troisgros, Gagnaire, Verjus qui fait avec son chocolat porcelana du Vénézuela la meilleure mousse au chocolat de Paris) François Pralus a appris le métier de chocolatier chez les Bernachon (« une école exceptionnelle ! ») avant de reprendre l’entreprise familiale à Roanne. Alors que Bernachon perpétue l’art de l’assemblage des crus, Pralus, lui, a très vite opté pour « le chocolat de terroir ». Comme pour le vin, il veut exalter la typicité des fèves de cacao en fonction de leur lieu de naissance. « Mon cru de Madagascar est très fruité et acidulé, à l’opposé de mon Chuao du Vénézuela très boisé et épicé. » François a aussi été le premier à partir cultiver ses propres cacaoyers (il en a planté 17 000 au milieu de poivriers sauvages). Pralus n’en est pas moins inquiet pour l’avenir : « Le cacao est une denrée rare, Chinois et Indien, mettent la main sur les plantations, le chocolat va devenir un produit de luxe ! »

Manufacture Pralus, Roanne (42)

https://www.chocolats-pralus.com


En 1947, à Damville, le grand-père de Marc Cluizel fabriquait ses orangettes dans sa cuisine pendant que son épouse tenait la caisse… Aujourd’hui, la manufacture Cluizel est reconnue « Entreprise du Patrimoine Vivant », emploie 180 salariés et possède 600 points de vente en France… « Notre métier est de faire des chocolats simples et lisibles, à partir de produits nobles : crème d’Isigny, miel de pin des forêts de Lorraine, pistaches de Sicile… »

Le joyau des Cluizel ? Les griottes macérées 18 mois dans des fûts de chêne emplis de kirsch d’Alsace, puis enrobées de chocolat noir du Pérou… Le praliné à la noisette romaine cuit dans de vieux chaudrons en cuivre patiné est aussi fabuleux : « Le secret est qu’il ne faut pas utiliser de machines en métal pour broyer les noisettes car il donne un goût désagréable, il faut une meule en granit ».

Comme Bonnat, Morin, Bernachon et Pralus, Cluizel puise sa force dans l’histoire et la continuité de son entreprise familiale, et il respecte toutes les étapes de la fabrication : « Alors que les nouveaux chocolatiers tendance « bean to bar » sélectionnent des fèves déjà (trop) fermentées, nous, nous suivons le processus de fermentation et veillons à ce que les goûts du cacao soient toujours agréables, fruités, équilibrés, sans acidité excessive… »

Manufacture Cluizel, Damville (27)

https://cluizel.com/fr


La France pourrait légitimement rendre hommage à ses derniers artisans-chocolatiers… à moins que ça ne vous ait un parfum un peu trop rétro et France du terroir ?


La recette de la mousse au chocolat du chef étoilé Bruno Verjus.
« Neuf personnes sur dix aiment le chocolat : la dixième ment ! » plaisante ce chef né à Roanne qui ressemble à un personnage de Rabelais. Sa fameuse mousse, il l’a fait à partir du chocolat « porcelana » de son ami François Pralus. « C’est un chocolat incroyable, issu d’un terroir exceptionnel situé près du lac Maracaibo au Vénézuéla. La fève est d’une couleur blanche immaculée… »
Monter 450 g de crème liquide au batteur électrique.
Obtenir une crème fouettée.
Laisser reposer au frigo.
Faire bouillir encore 150 g de crème liquide.
La verser chaude sur 250 g de chocolat noir haché au couteau.
Amalgamer à l’aide d’un fouet afin d’obtenir une ganache onctueuse et lisse.
Ajouter la moitié de la crème fouettée à la ganache.
Mélanger délicatement.
Incorporer le restant de la crème.
Mettre deux heures au frigo.
Déguster… •
Le chef Bruno Verjus © Hannah Assouline

Marie-Blanche de Polignac: si «fragile» et si magnétique

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Marie-Blanche de Polignac © Tallandier

David Gaillardon dresse le portrait de Marie-Blanche de Polignac (1897-1958), « la dernière égérie » du tout-Paris dans une biographie aux élans proustiens


Nous sommes à l’ère du factice. De l’échangeable. Du commun. Du collectivisme indifférencié. Du vulgaire endimanché. Alors, nous avons perdu le goût du rare, de l’aristocratique, d’une élite qui éblouissait par ses manières et ses talents, par sa morgue aussi.

Un personnage oublié

Cette haute-société de l’avènement de la bourgeoisie triomphante vivait encore sur les braises fumantes d’un ancien régime protocolaire. Ce tout-Paris n’était pas exempt de reproches, il était injuste et irritant, cadenassé et figé dans ses positions sociales, et cependant, en ce début du siècle naissant, il flirtait avec l’avant-garde artistique, flairait l’air du temps et inventait une forme de détachement souverain. Ces gens-là avaient créé leur propre partition et leur musique intérieure. Dans notre égalitarisme forcené, nous pourrions être choqués par tant de distance, d’évanescence, d’éloignement face aux contingences matérielles ; en fait, nous leur sommes reconnaissants, leur dissonance est captivante, leur élévation nous rend supportable la médiocrité du quotidien. L’historien et journaliste, David Gaillardon, a le sens des étiquettes et possède l’intelligence du récit. Il raconte avec fluidité et précision, il a la justesse du paysan berrichon qui creuse son sillon. Il est surtout irréprochable sur ses sources, et réussit à se tenir à bonne distance. Il ne se fait pas cannibaliser par son sujet, il n’est ni procureur, ni laudateur, il demeure dans une neutralité qui n’a rien d’ennuyeuse. Au contraire, par sa méthode et sa douce narration, il perce les mystères de cette Marie-Blanche, née Marguerite, fille unique de Jeanne Lanvin, et surnommée « Ririte ». Dans cette belle biographie sur un personnage oublié, Gaillardon se souvient de tout, de la musique, de la littérature, du théâtre français, des mondanités de l’époque, du jeu politique, des jalousies et des mariages plus ou moins épanouis.

Avec sa mère Jeanne Lanvin (on reconnait ce qui deviendra l’image du parfum Arpège…)

Mère toxique

Pourquoi s’intéresser à cette Marie-Blanche de Polignac dont le visage lisse et un brin austère en couverture ne laisse poindre que peu d’informations sur son véritable caractère psychologique ? Parce qu’elle a été admirée par ses contemporains, aimée par une mère étouffante, convoitée par des hommes d’influence, chérie par le Tigre en personne, respectée dans son salon de la rue Barbet-de-Jouy et les salles de concert jusqu’aux Amériques. L’histoire de sa vie fascine car derrière ses traits réguliers, cet effacement de façade, ses pudeurs et ses terreurs enfantines, elle dégage une personnalité nettement plus affirmée, travailleuse acharnée grâce aux leçons de Nadia Boulanger et héritière entreprenante. Être la fille unique de la première papesse de la mode et des parfums (les premières pages sur l’ascension sociale de sa mère sont dignes d’une cavalcade à la Dumas mâtinée par une lutte des classes à la Zola) impliquait beaucoup de devoirs, essentiellement de représentation. Elle fut cette poupée habillée comme une princesse des parcs parisiens et des allées ombragées. Au milieu d’autres enfants qui eux possédaient les codes et l’entregent, cornaqués par des nurses, « Ririte » en VRP promouvait le catalogue maison avec sa maman que l’on qualifierait aujourd’hui de « toxique ». On apprend que Victor Hugo aida par le passé la famille Lanvin qui était dans l’impécuniosité permanente. Cette enfant fragile née d’une union chaotique entre une cheffe d’entreprise venue de nulle part et un faux comte italien est déjà en soi l’origine d’un récit épique. « Ririte » se croit laide, elle se révèlera magnétique pour ses petits camarades. Elle, si timide, si engoncée dans les robes féériques va se muer en une musicienne douée et une soprano de niveau international. Marguerite, après des atermoiements, finira par se marier avec René Jacquemaire-Clemenceau, le petit-fils préféré du tigre qui n’en finit pas de terminer ses longues études de médecine. Par son entremise, elle entrera dans les cercles les plus élevés de la République. Ils s’étaient connus trop jeunes pour s’aimer sincèrement, elle divorcera et épousera plus tard Jean de Polignac, ce « prince charmant » pour former un « couple heureux ».

Le château de Kerbastic, propriété des Polignac, dans le Morbihan.

« Ce qui frappe tous les proches du ménage Polignac, c’est que Jean et Marie-Blanche (elle a adopté ce nouveau prénom) s’aiment sincèrement. Dans un milieu où l’amour n’entre guère en ligne de compte quand il s’agit de se marier, l’essentiel étant de préserver, voire d’augmenter, un capital social et financier, le comte de Polignac a posé un choix original qui lui fait honneur » écrit l’auteur. Ce qui frappe à la lecture de cet ouvrage de grande qualité, c’est la concentration de talents. Marie-Blanche a fréquenté tout le bottin culturel de cette première moitié du XXème siècle : Cocteau, Francis Poulenc, Morand, Giraudoux, Bérard, Darius Milhaud, Jean Hugo, les Américains de la Lost Generation ou Jacques de Lacretelle. Et même Louise de Vilmorin, une « amie » quelque peu rancunière et peu amène. Il faut absolument plonger dans cette vie pour nous évader des carcans actuels.

Marie-Blanche de Polignac – La dernière égérie – David Gaillardon – Tallandier 496 pages.

Sombre impressionnisme

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Grégoire Bouillier © Eric Dessons/JDD/SIPA

Dans une nouvelle enquête de Bmore, Grégoire Bouillier explore le mystère des Nymphéas de Claude Monet…


« C’était la première fois que j’allais voir Les Nymphéas de Claude Monet. […] J’ai été pris de vertige, d’angoisse. Je me suis senti terriblement oppressé. Cela a été immédiat. Tout juste si je n’ai pas fait un malaise. » À l’évidence, Grégoire Bouillier, redevenu Bmore, le détective qu’il créa jadis dans Le cœur ne cède pas (Flammarion, 2022), est saisi d’un sentiment persistant de tristesse. C’est le syndrome de l’Orangerie. La mort, il voit la mort sur les panneaux de la « Sixtine de l’impressionnisme », comme disait André Masson. Faut-il préciser que les nymphéas, si l’on en croit Pline l’Ancien, incarnent la mort du désir ? C’est que le nénuphar blanc est réputé anaphrodisiaque, tueur de libido. Il n’en faut pas davantage pour que l’enquête débute, laquelle réserve bien des surprises. Elle va nous conduire à Londres, au Japon, à Auschwitz-Birkenau et à Giverny. Oui, Giverny où l’étang cache un charnier ! Axe de l’enquête que mène Bmore : la vie et l’œuvre du maître – sa vie sentimentale aussi.

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« On ne comprend rien aux Nymphéas si on croit qu’ils copient la nature, fût-ce au travers le voile de l’âme », nous dit Bouillier-Bmore. Et c’est précisément ce voile qu’il souhaite, à toute force, lever : « Les nymphéas sont bien des “fleurs du mal”. »

L’humour n’est pas la moindre des qualités de Grégoire Bouillier. L’humour et sa vitesse d’exécution ! L’humour et son érudition qui n’est, par conséquent, jamais pesante. À n’en pas douter, entre l’œil qui voit et la chose qui est vue, il y a mystère.

Les Nymphéas, de Claude Monet, Musée de l’Art de Cleveland, 1960

Grégoire Bouillier, Le Syndrome de l’Orangerie, Flammarion, 2024.

Vertiges

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L'écrivain Jean-Marc Parisis © Dorian Prost

Le personnage principal du dernier roman de Jean-Marc Parisis découvre qu’il va bientôt mourir…


Françoise Sagan écrit : « On ne sait jamais ce que le passé nous réserve ». Quand on lit le nouveau livre de Jean-Marc Parisis, Prescriptions, on se dit qu’elle a raison. Depuis la publication de son prémonitoire premier roman, La Mélancolie des fast-foods, paru en 1987, Parisis est devenu une figure incontournable de la littérature française contemporaine qui, reconnaissons-le, tourne en rond et finit par nous ennuyer. Ce qui n’est pas le cas ici. Outre le fait d’avoir du style, son dixième roman le prouve une nouvelle fois, Parisis ne cesse de nous étonner en se renouvelant en permanence.

Le personnage principal se nomme Pierre Vernier. Il dirige le service photo du journal « Le Nouveau » qui louvoie depuis quarante ans « entre allégeance au pouvoir et opposition parodique, quel que soit le pouvoir, quelle que soit l’opposition », précise Parisis avec une ironie toute voltairienne. Son regard n’est pas celui d’un écrivain qui se couche face à la bien-pensance. N’oublions pas qu’il a préfacé la réédition de l’essai La mort de L.-F. Céline, de l’infréquentable Dominique de Roux. Vernier est victime d’un sérieux malaise, terrassé par une migraine. Il consulte un neurologue. Le verdict est sans appel : il souffre d’une maladie auto-immune dégénérative, répertoriée sous le nom de Pabst-Thomas, son découvreur. Espérance de vie : quelques mois avant un AVC, voire un infarctus. Un médicament pour retarder la mort et mettre un peu d’ordre dans une vie foutue : le Tonzidium. L’homme en blouse blanche ne peut se tromper, car il détient le savoir. À partir de là, le roman s’accélère, mais pas comme on pourrait s’y attendre. Deux femmes, le jour du verdict médical, se rappellent à Vernier. Le lecteur est entraîné dans une vertigineuse histoire où le mystère s’intensifie. Le passé de Vernier ressurgit et l’enquête commence. On glisse dans un roman teinté de noir. Normal, car cet homme apparemment tranquille est un grand lecteur de Dashiell Hammett. Et puis un autre personnage aide à entrer dans les zones obscures de l’existence. Il se nomme Serge Tassel ; c’est un ancien grand reporter de guerre, un vrai baroudeur, avec soixante ans de carrière sur son front balafré. Il peut faire sauter la République. « Tu as vécu comme on ne vivra plus » lâche Vernier.

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Sur les Gnossiennes de Satie, dont les doigts « apportaient l’oubli des choses vécues et les souvenirs d’une vie à vivre », le lecteur va se retrouver à Montreuil dans une rue qui s’achève sur une maison éventrée. Le puzzle se reconstitue, malgré la migraine diagnostiquée mortelle par l’homme en blouse blanche. Mais la réalité correspond-elle à la réalité ? L’écrivain, ce démiurge, donne à voir ce qu’il imagine. Ou plus exactement, comme l’écrit Parisis, au sommet de son art, « on devinait les choses plus qu’on ne les voyait ».

Ce roman original, débarrassé du gras, n’est pas sans rappeler la méthode expérimentée par Alain Robbe-Grillet, dynamiteur des conventions romanesques, notamment dans son court récit Djinn, qui consiste à refuser de reproduire toute signification du monde faite à l’avance. Il convient, au contraire, de l’inventer sans cesse. Cela se nomme la liberté de l’artiste.

Jean-Marc Parisis, Prescriptions, Stock 234 pages.

Elon Musk, les « Messieurs propres » et nous

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Elon Musk © CraSH/imageSPACE/Sipa USA

Macronie et gauches réunies ont effacé l’expression de l’exaspération française. Le RN s’est vu privé des postes qui lui revenaient à l’Assemblée et l’indésirable droite a assisté au tour de passe-passe qui a permis la réélection de Yaël Braun-Pivet au perchoir. Si l’on veut nommer la chose, c’est un déni de la démocratie.


Elon Musk n’aurait pas dû. Répliquant, le 12 août, à une injonction du commissaire Thierry Breton qui le sommait de se plier au nouveau code de modération européenne sur son réseau X (ex-Twitter), le milliardaire a envoyé paître le pandore de la pensée autorisée. S’appropriant une réplique de Tom Cruise dans Tonnerre sous les tropiques, Musk a posté : « First, take a big step back and literally fuck your own face ! » (« Tout d’abord, faites un grand pas en arrière et littéralement baisez votre propre visage ! »). Bref, il a dit à Breton : « Va te faire foutre ! » Musk n’aurait pas dû. Pourtant, il se pourrait que des Français à leur tour, excédés d’être rappelés à l’ordre par les Messieurs Propres d’un système qui se déglingue et se cabre, n’aient plus envie non plus de se taire. Les atteintes à la liberté d’expression, soumise aux censures des clercs d’en haut et aux oukases des minorités d’en bas, sont devenues folles. « Les gens ordinaires en ont marre de se faire donner des leçons par des tartuffes », analyse Christophe Guilluy (L’Express, 10 juillet). Le géographe voit s’aggraver le choc entre métropoles privilégiées et périphéries délaissées, entre Métropolia et Périphéria. Mon camp reste sans réserve celui de Périphéria. Ces mal-aimés sont appelés par l’histoire. Ils ont à récupérer leur place, confisquée par une caste d’eunuques prosélytes, brutaux faute d’être convaincants.

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Gérald Darmanin aurait-il pressenti la force explosive de cette colère populaire encore partiellement enfouie ? À peine était-il devenu membre d’un gouvernement démissionnaire après l’échec de son camp aux législatives que le premier flic de France se précipitait devant les caméras, col ouvert, pour théoriser son « sans-cravatisme », avatar boulevardier du sans-culottisme révolutionnaire. Dans le JDD du 21 juillet, le révolté de la 25e heure expliquait ainsi son rejet de la cravate : « Ce bout de tissu est devenu pour beaucoup de Français le symbole d’une élite à laquelle ils ne s’identifient plus au point parfois de la haïr. L’élite a fait sécession depuis plusieurs années. » Rien de faux dans cette analyse de la rupture, faite par d’autres depuis des décennies. Sauf que Darmanin, depuis, s’est gardé de protester contre les assauts clabaudeurs de son gouvernement contre les électeurs coupables de voter RN ou LFI. Quand une part importante de la classe moyenne est exclue du cercle politique par des partis désavoués par les urnes, qu’est-ce d’autre qu’un déni de démocratie ? La météo politique s’annonce, dès septembre, tempétueuse. Le vieux monde a entamé sa chute.

Le mur qui sépare les élus des réprouvés ne peut que s’effondrer si la classe politique persiste à ne rien comprendre du dégoût qu’elle suscite auprès de ceux qu’elle rejette. Enlever sa cravate en guise de contrition est un artifice grossier. La peur du peuple, quand ce dernier n’obéit plus aux culpabilisations morales des « élites » mondialistes et immigrationnistes, est à la source des fautes accumulées, depuis les gilets jaunes, par le pouvoir arrogant et inquiet. Emmanuel Macron, plutôt que d’analyser sa déroute, a voulu voir sa victoire personnelle dans l’échec relatif, le 7 juillet, de Jordan Bardella à l’issue du second tour des législatives. Depuis, observer l’acharnement que met l’Élysée et ses relais à tenter d’ensevelir, jusqu’à l’étouffement, la montée de l’électorat RN-Ciotti fait penser à cette réflexion de Marx à Engels, dans une lettre de 1870, à propos des répressions de 1793 : « La Terreur, c’est la bourgeoisie qui a chié dans ses culottes[1]. » Toute proportion gardée, une même trouille de perdre son hégémonie pousse l’ancien monde morbifique à persécuter la droite populaire et réactive, qualifiée d’« extrême droite » pour mieux la noyer. Il y a, oui, une pente fascistoïde en France. Mais elle s’observe dans le « progressisme » aux abois, prêt à tous les coups bas pour survivre.

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Ainsi, le jeu de l’été a été, pour l’État en sursis, de faire disparaître l’expression de l’exaspération française, vue comme une humeur peccante. Premier parti de France, le RN s’est tout d’abord vu privé, par l’Assemblée liguée, de postes qui lui revenaient par l’usage (deux vice-présidences, un poste de questeur). Puis l’indésirable droite a assisté au tour de passe-passe de ministres-députés qui ont fait réélire Yaël Braun-Pivet à la présidence de l’Assemblée en dépit de la séparation des pouvoirs qui aurait dû les empêcher de voter. Les damnés de la Macronie ont entendu le Premier ministre fantôme, Gabriel Attal, appeler le 13 août à un « pacte d’action pour la France », excluant le RN et LFI, soit près de la moitié de l’électorat. Entre-temps, les téléspectateurs coupables de suivre C8 et NRJ 12 ont appris, le 24 juillet, sous les hourras de la gauche, que l’Arcom avait décidé de ne pas renouveler les fréquences de ces chaînes trop populaires. Le 27 juillet, les médias ont salué à l’unanimité la « grandiose » (Ouest France, Libération) et « époustouflante » (Le Parisien) cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques transformée ici et là en propagande pour l’homme nouveau, universel et métissé. L’obsession d’une poignée de militants de gauche adoubés par le gouvernement a été d’y concevoir un « anti-Puy du Fou » aux fins d’enrager les conservateurs. Tout ceci en violation de l’article 50-02 de la charte olympique du CIO : « Aucune sorte de démonstration ou de propagande politique, religieuse ou raciale n’est autorisée dans un lieu, site ou autre emplacement olympique. »

Devant ces coups de force d’un camp du Bien enragé, les questions qui se posent sont celles-ci : les ruraux dans la mistoufle, sensibles « à la nostalgie des pays labourés » (Jules Renard), sauront-ils réagir et se défendre ? Périphéria aura-t-elle la force mentale qui, seule, lui permettra de se libérer de la pression idéologique des déracineurs en perdition, qui ont mobilisé propagandistes et lyncheurs pour tenter d’assurer leur pérennité par la schlague, quitte à piétiner la démocratie ? Les parias sauront-ils chasser leurs maltraitants ? Oseront-ils la (regrettable) grossièreté de Musk ? Pour eux, il n’est plus l’heure d’être polis.


[1] Cité par Jean Meyer, en préface de Le Génocide franco-français : la Vendée-Vengé, de Reynald Secher, PUF, 2001.

Rentrée littéraire: le bel avenir du passé

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D.R

Effet de mode ou signe du temps, nombre de romanciers ont plongé leur plume dans l’histoire, la grande comme la petite, et choisi comme héros des personnages célèbres ou méconnus. Autant d’ouvrages qui redonnent vie au passé.


En France, la rentrée littéraire commence toujours par des chiffres. Celui des parutions – en attendant celui des ventes. En ce mois de septembre, 459 romans s’empilent sur les tables des libraires. Et si on s’intéresse aux détails, ce sont 311 romans français, dont 68 premiers romans, et 148 romans étrangers. L’offre a beau décliner depuis une dizaine d’années, elle reste abondante.

Dans cette moisson, il est notamment question de familles, de fratries et de menaces environnementales. Mais ce qui nous a frappés, c’est le nombre de personnages littéraires ou historiques, célèbres ou oubliés, qui ont inspiré nos écrivains. Le passé est un matériau à jamais malléable pour toute imagination inspirée – et documentée.

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Ainsi nous est-il possible de suivre l’ultime passion de Marguerite Yourcenar pour un photographe américain, Jerry Wilson, de 46 ans son cadet (Un autre m’attend ailleurs, Christophe Bigot, La Martinière) ; d’assister à la rencontre méconnue entre Dalí, Zweig et Freud (Le Sentiment des crépuscules, Clémence Boulouque, Robert Laffont) ; de recroiser le père de la psychanalyse à travers Anna, sa fille de chair (Les Sept Maisons d’Anna Freud, Isabelle Pandazopoulos, Actes Sud) ; de découvrir l’existence d’Émile Coué, obscur pharmacien inventeur d’une méthode promise à un bel avenir (La Vie meilleure, Étienne Kern, Gallimard) ; ou d’accompagner Hemingway dans ses derniers jours (Il ne rêvait plus que de paysages et de lions au bord de la mer, Gérard de Cortanze, Albin Michel).

La liberté de l’écrivain maître du temps, maître de l’histoire, se retrouve chez Thierry Thomas, lorsqu’il fait revivre le quartier Saint-Lazare en 1916, quand Georges Feydeau, qui habite l’Hôtel Terminus, y rencontre une jeune veuve de guerre… (Feydeau s’en va, Albin Michel) ; Olivier Guez n’hésite pas à enfourcher un chameau pour suivre Gertrude Bell dans les sables d’Orient (Mesopotamia, Grasset) ; et Thierry Clermont explore une splendide mais sinistre Lituanie pour y croiser Brodsky, Leonard Cohen et Romain Gary (Vilna tango, Stock). L’ombre de la Shoah plane également sur les rapports mystérieux entre Hitler et Albert Speer, son architecte et ministre de l’Armement qui échappe habilement à l’exécution (Vous êtes l’amour malheureux du Führer, Jean-Noël Orengo, Grasset). Sébastien Lapaque choisit lui la lumière, celle de la foi et des tropiques, en retraçant l’engagement de Bernanos exilé au Brésil dès les accords de Munich (Échec et mat au paradis, Actes Sud) ; quant à Guillaume Perilhou, il nous confronte au trouble de la beauté à travers le destin de Björn, ce jeune Suédois devenu Tadzio sous la direction de Visconti dans Mort à Venise (La Couronne du serpent, L’Observatoire).

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Que de monde ! Dans cette galerie de portraits d’ombres tutélaires, il a fallu faire un choix. Mais il fut rapide : Alexandra Lemasson et Vincent Roy ont eu chacun un coup de foudre pour un ouvrage dont la profondeur du sujet le dispute à la beauté du style. Retrouvez leurs articles dans notre dernier numéro : https://kiosque-numerique.causeur.fr/


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L’été de Pavese

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Pierre Adrian © Editions Gallimard

Cesare Pavese s’est suicidé en août 1950, à Turin. Auparavant, il a visité ses amis et les villes qu’il aimait. Dans Hotel Roma, Pierre Adrian parcourt à son tour cette Italie estivale en effleurant délicatement la noirceur de son modèle.


Ce n’est pas sans appréhension qu’on ouvre Hotel Roma, le nouveau livre de Pierre Adrian, consacré à Cesare Pavese. Comme si la tristesse de l’écrivain italien, sa noirceur, son pessimisme, son perpétuel état dépressif étaient susceptibles de nous contaminer. On a tôt fait d’être rassuré. Certes, le livre s’ouvre sur son suicide. Nous sommes en août 1950, le 27. Dans la chambre 49 de l’Hotel Roma, l’écrivain est découvert sans vie sur son lit. Sur le bureau, sept paquets de cigarettes, une dose mortelle de somnifères, un verre d’eau et un livre, Dialogues avec Leuco, sur la première page duquel il a écrit : « Je pardonne à tous et à tous je demande pardon. Ça va ? Pas trop de bavardages. » Deux mois plus tôt, l’auteur du Métier de vivre avait reçu le prestigieux prix Strega. Puis il était allé visiter des amis dans leurs lieux de villégiature. C’était l’été. Ces derniers étaient loin de se douter qu’ils ne le reverraient jamais.

Avant Cesare Pavese, Pierre Adrian a publié un livre sur Pier Paolo Pasolini, puis l’idée s’est imposée de partir sur les traces de l’auteur du Bel Été. Un voyage littéraire qui en cache un autre. Amoureux cette fois. C’est en effet à Turin, ville où Pavese s’est donné la mort, que Pierre Adrian retrouve celle qu’il appelle « la fille à la peau mate ». Elle est parisienne. Il vit à Rome. Turin abrite leur amour à mi-chemin. Ensemble ils sillonnent l’Italie à l’affût des adresses de l’écrivain. Santo Stefano Belbo où il vit le jour. Reggio de Calabre où il passa sept mois d’exil. Brancaleone où il écrivit Le Métier de vivre. Mais aussi ses restaurants, ses cafés, sa librairie. C’est toute la lumière et la douceur de l’Italie que l’auteur fait revivre en ces pages. Son amoureuse y est sensible comme lui et finit par partager sa passion pour Pavese. On ne choisit jamais un auteur par hasard. De même que son compagnonnage n’est jamais fortuit. « Piémontais ténébreux, dur, laconique, sentencieux, Pavese était l’ami cher qui glissait ses petites considérations l’air de rien comme des cailloux dans la chaussure. » Pierre Adrian se surprend, au fil des jours, à marcher comme lui. Un peu voûté, les mains croisées dans le dos. Mais ce n’est rien à côté de l’acteur italien Luigi Vannucchi, dont il rappelle qu’il avait lu et joué des textes de l’auteur de Travailler fatigue et poussé l’identification jusqu’à se suicider, comme lui, au cœur de l’été. On a dit de Pavese qu’il était laid, impuissant, complexé et misogyne. Une chose est sûre : les femmes furent le grand drame de sa vie. « Elles finissaient par le quitter parce qu’il les ennuyait avec ses livres et sa tristesse. Repoussé par lui-même, il en dégoûtait aussi les autres. » D’une empathie communicative, le livre de Pierre Adrian est écrit dans une langue magnifique. Aussi lumineux que mélancolique, il ne donne qu’une envie : lire et relire Pavese.

Pierre Adrian, Hôtel Roma, Gallimard, 2024.

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