L’Iran vient de lancer sa première centrale nucléaire, sans susciter trop de vagues. En revanche, la lapidation programmée de Sakineh enflamme le monde civilisé. À juste titre d’ailleurs. C’est que tout le monde convient qu’il il s’agit d’un procédé parmi les plus barbares connu dès la Grèce antique, cité dans l’Ancien Testament et le Talmud, ainsi que dans le Nouveau (« Que celui d’entre vous qui est sans péché lui lance la première pierre »).
Certains courants radicaux au sein de l’islam le prônent encore, en accord avec les hadiths, la tradition islamique (et non le Coran où il n’apparaît pas). Plutôt que de se livrer à une attaque théologique, mieux vaut relater les faits, sèchement, comme l’on dit dans le métier.
Sakineh Mohammadi Ashtiani est une mère de famille de 43 ans. Elle fait partie de la longue cohorte d’Iraniens condamnés à mort par le régime et qui croupissent en prison, dans l’attente de leur exécution. Pour la plupart, ils seront pendus. Mais pour elle, comme pour une vingtaine de codétenus, ce sera, un jour, la lapidation. À la date fixée, avant le lever du soleil, elle sera conduite hors de la cellule qu’elle partage avec 60 autres femmes, ligotée les mains dans le dos dans un drap, son futur linceul, puis enterrée à hauteur de la poitrine, le visage tourné vers ses bourreaux. Un juge donnera alors l’ordre d’appliquer la sentence et les pierres commenceront à pleuvoir sur la jeune femme, jusqu’à la mort.
Motif invoqué par l’accusation depuis son incarcération en 2006 : Sakineh est une femme adultère ayant entretenu des « relations illégales » avec deux hommes, soupçonnée de complicité dans le meurtre de son mari, un homme dont, au regard de la loi de son pays, elle n’avait pas le droit de divorcer. Deux des cinq juges la considèrent innocente.
Le cas de Sakineh n’est pas unique
Sakineh a eu, si l’on peut dire, la « chance » que son sort soit grandement médiatisé. Grâce notamment au courage de ses enfants et de ses avocats qui se cachent aujourd’hui, par peur des représailles du régime de Téhéran. Ce sont eux qui ont dévoilé toute l’histoire par le biais d’une lettre déchirante adressée à la communauté internationale. Ils y décrivent notamment les 99 coups de fouet qu’elle s’est vu infliger dans sa prison, à Tabriz, devant son fils qui refusait de l’abandonner à son calvaire. Cette lettre insiste sur les aveux forcés arrachés à la jeune femme pour lui faire avouer l’adultère et la complicité de meurtre. À ce texte, transmis sous le manteau avant d’être rendu public, ils avaient réussi la prouesse de joindre une photo de Sakineh, mettant ainsi pour la première fois un visage humain, même encadré d’un voile noir, sur le destin de cette femme anonyme depuis sa condamnation en 2006. C’est cette même photo que l’on a vu brandie lors des manifestations de ces jours-ci dans plusieurs pays du monde, notamment en France samedi dernier.
L’autre « chance » de la jeune femme est d’être devenue le symbole de l’archaïsme et de la cruauté d’un régime qui pourrit la vie de la communauté internationale en raison de ses relations présumées avec des mouvements terroristes, des diatribes « antisionistes » de son président, de la répression de son opposition intérieure et de ses ambitions nucléaires.
Les aveux de Sakineh réitérés dans une interview diffusée le 12 août par la télévision iranienne n’a fait que renforcer le mouvement de protestation dans le monde. Le visage entièrement recouvert d’un voile foncé, s’exprimant en azéri, avec des sous-titres en farsi, elle a reconnu avoir participé au meurtre de son mari, chef d’accusation nouveau probablement introduit par les autorités, mal à l’aise face à la protestation planétaire.
Car l’affaire mobilise. Des syndicats français, pourtant très occupés à nous préparer une rentrée agitée, prennent le temps de s’insurger contre le sort réservé à la malheureuse. Des acteurs, Redford, de Niro, Binoche, des intellectuels donnent de la voix. Le président Sarkozy a été jusqu’à brandir la menace de sanctions contre le régime iranien au cas où Sakineh serait exécutée. Du coup, l’embarras du régime grandit. En juillet, Téhéran a été contraint de faire marche arrière en annonçant l’ajournement temporaire de l’exécution de la jeune femme. Le dossier « est toujours en cours d’examen et rien n’a été décidé pour l’instant », vient d’indiquer un responsable iranien devant une commission des droits de l’Homme de l’ONU à Genève.
Le cas de Sakineh n’est pas unique. En Afghanistan, des juges talibans ont ordonné la lapidation d’une femme de 23 ans et de son amant, un homme marié de 28 ans. Ils ont été exécutés le 16 août à coups de pierres. En Somalie, un tribunal a condamné en septembre 2008 à la lapidation une fillette de 13 ans, jeune mariée. Son crime : elle a été victime d’un viol collectif. Et elle a raconté son calvaire à la police. Condamnée pour adultère, elle a été exécutée le 27 octobre de la même année par une foule déchainée, armée de pierres.
La mobilisation pour Sakineh est vitale, pour elle mais aussi pour d’autres condamnés en Iran et dans d’autres pays où la charia est en vigueur. De cette mobilisation dépend le comportement qu’adoptera l’Iran vis-à-vis du reste du monde.
En septembre, le président Ahmadinejad doit s’adresser à l’Assemblée générale des Nations unies.
Vos Exorcismes spirituels sont des recueils de textes et entretiens parus dans la presse ou les revues littéraires qui définissent une vision du monde. Pour ceux qui ne vous connaissent pas encore, pouvez-vous la résumer ?
Il y a près d’une quinzaine d’années maintenant, sur une société qui s’annonçait toute nouvelle, mais que la plupart décrivaient encore à l’aide de fragments de théories dont ils ne voyaient même pas qu’étant devenus obsolètes ils n’expliquaient plus rien, j’ai résolu d’essayer de porter de nouveaux éclairages. Mon but était − est toujours − de dresser le tableau de l’époque qui commence, de le faire le plus précisément et le plus agressivement que je pourrais ; et, à l’espèce de mort qui commençait à vivre joyeusement et globalement sous mes yeux une vie humaine, d’apporter une réponse, une riposte à la hauteur de ses hallucinantes gesticulations.
Je l’ai fait à partir de quelques thèses simples (identification forcenée du monde au Bien, fin de l’Histoire comme catastrophe déjà advenue, festivisation généralisée de l’humanité, loi comme bras armé de la morale, acharnement judiciariste comme compensation rageuse au désastre des existences particulières, maternification délirante élevée sur les ruines de la différence sexuelle, nouvelle police de la pensée, rébellion bidon, dérangeance en livrée de valet de chambre, etc.).
Je l’ai également fait en utilisant divers genres : essai, chronique, critique littéraire, roman, et maintenant aussi nouvelles ou poésie. J’ai essayé que mon constat, de toute façon, et quelle que soit la forme qu’il prenait, ne soit jamais triste. De ce point de vue, il est curieux que mes ennemis aient parfois parlé à mon propos d’« attitude déplorative » : sans doute ne parvenaient-ils pas à rire de ce que je disais, et c’est pourtant ce qu’ils auraient dû faire plutôt que de bavarder à côté ; car s’ils avaient ri, ils auraient aussi compris que mon rire est en même temps une pensée.
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Mais les événements que nous vivons (11-Septembre, guerre en Irak) n’invalident-ils pas l’une de vos principales thèses, celle de la « fin de l’Histoire » ?
L’idée se répand en ce moment, même chez les plus niais des médiatiques, que tout change et qu’un nouveau monde est en train d’apparaître. Cette découverte tardive, colorée d’apocalyptisme justifié, et qui devient à toute allure un cliché, se produit sous le coup du spectacle de l’effroyable guerre de Bush contre l’Irak. Je dis contre l’Irak, mais il est évident que cette honteuse agression n’est encore qu’un début. L’humanité entière doit savoir que le glas américain sonne en ce moment pour elle, et pas seulement pour les Irakiens. Plutôt qu’une guerre, d’ailleurs, l’entreprise de Bush et de sa clique me paraît devoir être définie comme un terrorisme. Terrorisme global et préventif. Terrorisme de précaution. En tant que guerre, celle qui est actuellement livrée aux Irakiens durera sans doute peu de temps. Mais, en tant que terrorisme élargi, le sombre rêve des Caligula de Washington ne fait que commencer et, de proche en proche, il concernera toute la planète puisqu’il s’agit de lui imposer le Bien dont ces Caligula s’estiment les représentants. Nous assistons donc aujourd’hui, sur un très ample théâtre, à ce que je décris depuis L’Empire du Bien, précisément. Mais maintenant le Bien ne se fatigue même plus à essayer d’être aimé ni à proposer de bonnes choses. Il dit qu’il est, tout simplement, et qu’on ne peut plus que s’y soumettre. Il se pare encore du masque de la démocratie, des droits de l’homme et de la société ouverte, mais il se fait si peu d’illusions sur lui-même que, pour déclencher la guerre actuelle, il ne s’est même pas soucié de trouver des justifications autres que délirantes et, comme le pauvre Colin Powell, il a appelé « preuves » de gigantesques mensonges. Comme prévu, le Bien ment. Puis cogne. Et tue. Et continue en provoquant désastre sur désastre tout en racontant, au rythme de ses bombes, qu’il apporte la morale. Pour en revenir à mon Empire, c’est le livre à partir duquel je me suis demandé comment entrer, par la pensée, dans un monde humain en pleine mutation et qui commençait à s’identifier si évidemment au Bien (et qui n’était donc plus obsédé, plus occupé que par l’éradication du Mal). Pour pénétrer dans ce monde nouveau, j’ai choisi de pousser la porte la moins surveillée parce que la plus insignifiante en apparence : celle de la fête. C’est une porte qui débouche sur un univers si communément approuvé qu’il y avait du plaisir à le déclarer mauvais en son entier, et à exposer en long, en large et en détails les raisons de sa malfaisance. Cribler d’éclatants griefs ce qui est aimé par presque tous, et affirmer que là réside ce qu’il y a de pire, tel a été mon dessein. Comme il s’agissait de décrire la mutation de l’humanité, il m’importait de connaître les agents de cette mutation, ainsi que le milieu dans lequel se développait la nouvelle espèce. Il m’est alors apparu que ce milieu s’annonçait comme un vaste parc de loisirs, un Disneyland qui avait vocation à se substituer à toute l’ancienne réalité. Il m’est apparu aussi que ce nouvel Ordre mondial se différenciait des anciennes oppressions en ce qu’il devenait impossible de se révolter contre lui, sauf à apparaître comme un fou, puisqu’il ne communiquait plus que l’injonction de s’amuser, et ne semait plus autour de lui que le Bien. Avec la plus grande férocité au besoin. Telle est, très résumée, ce que vous avez l’amabilité d’appeler ma « vision »…
Vous avez donné naissance à d’intéressants concepts : l’« homo festivus» , l’« envie du pénal»… Pourriez-vous nous offrir un digest, à la manière d’un Petit Muray illustré ?
Permettez-moi d’abord une légère rectification : je ne dis jamais « l’homo festivus », mais toujours « Homo festivus », parce qu’il ne s’agit pas à mes yeux d’une généralité, et pas exactement d’un concept, mais de quelque chose qui se dresse à mi-chemin entre le concept et l’individu, une allégorisation de concept si vous voulez, un mannequin théorique, presque un personnage. Homo festivus, donc, c’est l’habitant satisfait de la nouvelle réalité, le mutant heureux qui n’a plus avec l’ancien réel que des rapports de plus en plus épisodiques. Je désigne par « ancien réel » le monde concret fait de différenciations (à commencer par la sexuelle), de contradictions, de conflits et de possibilités de critique systématique portée sur toutes les conditions d’existence. Je dis « ancien réel », mais il n’y a pas de nouveau réel ; il y a, à la place, ce que j’ai appelé un « parc d’abstractions », et c’est le décor dans lequel se déplace avec tant d’allégresse Homo festivus. Son environnement est dominé par ce que je nomme l’« hyperfestif », lequel ne se ramène pas davantage aux fêtes proprement dites que la société du spectacle ne pouvait être réduite à la télévision. La fête permanente de la société hyperfestive est totalement formalisée, c’est-à-dire vidée de tout contenu humain au sens de contenu historique (contenu social, politique, etc.). Ce n’est pas la fête de quelque chose ; c’est une fête incommencée et interminée, sans limites et sans centre, une fête infinie et intransitive. Évoquant le mode de vie de l’élite sous l’Ancien régime en France, Taine le résumait ainsi : « Un état-major en vacances pendant un siècle et davantage. » La société des loisirs a élargi à tout le monde, en Occident, cette vacance dans laquelle fut mise la noblesse il y a deux siècles et qui la conduisit finalement au désastre. À proprement parler, cette classe en vacances a connu sa fin de l’Histoire, avant que l’ensemble des populations occidentales ne commence à vivre la sienne. Mais maintenant nous y sommes. La parade culturelle et vacancière substituée à l’action, le tourisme comme stade suprême et indépassable de l’économie marchande, la fête sur les écrans et dans les rues, la passion de la sécurité comme corollaire du divertissement assuré, telles sont les principales caractéristiques de la fête en tant qu’organisation drastique des nouvelles conditions d’existence, en tant qu’élimination de toutes les scissions, tentative d’effacement de toutes les fractures et de toutes les contradictions, extermination de toutes les différences vitales. Voilà l’œuvre d’Homo festivus.
Je vous accorde que la fête, ce n’est pas marrant. Mais admettez qu’Homo festivus est pétri de bonnes intentions…
Le tableau serait incomplet si, dans celui-ci, j’oubliais son plaisir de nuire, au moins aussi intense que son désir de s’éclater, et qui est la dernière preuve qu’il peut encore donner qu’il existe, et qui est le dernier signe qu’il peut encore envoyer qu’il est nécessaire. J’ai appelé cette passion « envie du pénal », pour signifier la primauté de ce dernier au sein même de la festivisation généralisée. Homo festivus est légalomane. Ce qui signifie qu’il compense la perte de tout érotisme dans son environnement hyperfestif (où la pornographie de masse n’est nullement une consolation, bien au contraire) par un érotisme persécutif de substitution. Ce qui explique que notre joyeux monde contemporain a en même temps les apparences d’une kermesse et d’une chasse aux sorcières. Le puritanisme le plus strict et la désinhibition de commande y coexistent parfaitement. Le Satiricon y fait très bon ménage avec La Lettre écarlate. C’est la même chose. Le sexe lui-même, d’ailleurs, y est devenu un ordre et une terreur. Une prescription impitoyable. Tout est terreur, dans cet univers, et la recherche des vides juridiques y est une occupation. Car, dans la fête, on ne peut pas toujours faire la fête. Il faut aussi partir à la recherche de coupables et de salauds et, quand on ne les débusque pas dans le présent, on les trouve dans le passé, où ils foisonnent comme de bien entendu puisque, ainsi que le dit le dernier homme de Nietzsche, « jadis tout le monde était fou ». J’insiste sur le fait qu’Homo festivus, ce personnage principal du roman moderne, est inséparable de l’hypothèse de la fin de l’Histoire, sans laquelle il n’aurait jamais pu prendre et prospérer. J’ai voulu poser cette hypothèse dès le début de ma méditation, d’abord parce qu’elle a l’avantage de déplaire à tout le monde, et d’être systématiquement réfutée par les imbéciles dès qu’ils entendent un coup de canon quelque part, et aussi parce qu’elle permet de ne pas prendre les vessies pour des lanternes, ni les gesticulations, même guerrières, des festivistes obèses du Texas pour le redémarrage magique de l’Histoire. J’ai placé cette hypothèse devant ma pensée pour rendre celle-ci définitivement incompatible avec le flot noir des illusions de redémarrage de l’Histoire, et toutes les espérances que dorlotent, pour une raison ou pour une autre, ceux qui voudraient que ça continue ou que ça recommence. Homo festivus, l’homme de la complète satisfaction vis-à-vis du réel donné, de son nouveau réel modifié, stérilisé et purifié à l’image de ces centres villes où presque rien ne se retrouve plus du réel (toujours plus ou moins dépressif) d’avant, n’est plus capable de rien nier, hormis la fin de l’Histoire qui est la négation de toutes ses illusions.
Au risque de vous énerver, permettez-moi d’insister. Après tout, si l’Histoire se définit par le conflit, celui qui nous oppose à l’islam radical n’a-t-il pas quand même un vague parfum historique ?
La guerre en Serbie, puis les attentats du 11 septembre 2001 ont été les plus récentes occasions de raconter que l’Histoire était de retour. Et maintenant, devant l’agression bushienne en Irak, les mêmes esprits simplistes crient que c’est aussi le retour de l’Histoire et, qu’enfin, les Américains refont de la politique. C’est exactement le contraire qui se passe. Les États-Unis, depuis la décomposition de l’Empire soviétique, savent si bien qu’ils n’ont plus de nécessité comme Empire (comme Empire du Bien) qu’ils tentent de s’en inventer une désespérément et de l’imposer par l’action (une action pour ainsi dire « pure », et elle aussi post-rationnelle), si cataclysmique soit-elle. L’événement de la guerre contre Saddam n’appartient d’emblée pas, comme les événements historiques, à l’Histoire nécessaire, c’est-à-dire à l’Histoire tout court. C’est un événement d’un nouveau type, un événement post-historique, un événement d’après l’Histoire. Il n’est en effet nécessaire qu’aux États-Unis, qui croient ainsi, dans le feu et dans le sang, et par une sorte de terreur mondiale permanente, apporter la preuve qu’ils sont indispensables. Mais leur terrorisme même est un terrorisme de précaution, un travail furieux de prévention, d’avortement des dangers avant qu’ils se soient produits. Tout baigne, à partir de là, dans un climat confuso-onirique parfaitement post-historique, aussi bien la terreur sans légitimité de l’Empire américain que la quasi-unanimité planétaire mais impuissante des opposants à cette terreur. La situation est aberrante à tous les points de vue, et c’est cette aberration qui signe, mieux que tout, la post-Histoire dans laquelle nous entrons, où rien n’est plus compréhensible dans des termes classiques, ni l’apocalypse déchaînée par Bush, ni le consensus baroque de ceux qui s’y opposent. Mais ce qui reste malgré tout de réel (ou d’historique) dans les contrées bombardées du Moyen-Orient se rebiffe, comme prévu, contre les prémisses oniriques aberrantes qui ont présidé à l’attaque. À l’heure où je vous réponds, au début de la deuxième semaine de guerre, celle-ci, qui devait être aérienne, séraphique, propre, chirurgicale, tourne au carnage et à la confusion. Les foules qui devaient se révolter contre Saddam tardent à le faire. Le dictateur ne s’est pas effondré sur un claquement de doigts. Même les camps qui s’apprêtaient à accueillir des cohortes, si médiatiquement édifiantes, de réfugiés, restent vides. Et il semble qu’il y a davantage d’Irakiens qui rentrent dans leur pays pour se battre contre l’envahisseur qu’il n’y en a qui le fuient. Tout rate parce que tout était délirant depuis le début. L’évangéliste Bush et les crétins savants et illuminés qui l’entourent, ainsi que les catastrophes qu’ils accumulent, sont parfaitement compréhensibles à partir de ma théorie. Je la résume une dernière fois : Homo festivus est pleinement satisfait par le nouveau monde homogène ; mais il sait aussi qu’il est intrinsèquement devenu inutile ; et, pour se donner l’illusion d’avoir encore un avenir, l’instinct de conservation lui souffle de garder auprès de lui un ennemi, des ennemis (en France, le Front national, le néo-fascisme, le racisme ; dans le monde, l’islamisme fondamentaliste, Saddam, etc.), qui l’empêchent de n’être plus que pure animalité en accord avec le donné. En gros comme en détail, nous en sommes là.
Votre approche critique de la modernité vous a valu d’être catalogué comme « nouveau réactionnaire », entre Houellebecq et Dantec. Assumez-vous l’étiquette ?
Je l’assume d’autant plus volontiers que je m’en fous considérablement. Je n’ai pas l’habitude de m’expliquer, encore moins de m’excuser, à propos du contenu des étiquettes saugrenues que des abrutis essaient de me coller. Je les arrache. C’est tout ; et c’était le sens de la seule réponse que j’ai faite, et que je ferai jamais, à de telles inepties, dans mon article du Figaro intitulé « Les Nouveaux actionnaires », en novembre dernier [novembre 2002]. Les nouveaux imbéciles ont tout intérêt à vous entraîner dans des débats retardataires parce que ce sont les seuls où ils ont une petite chance de jouer le moindre rôle. Il ne faut pas accepter de perdre du temps à leur laisser jouer un rôle.
Vous écrivez souvent que la notion même de rébellion a été digérée par le « système » et fait désormais partie intégrante de la « domination » des nouvelles élites. Pouvez-vous expliquer ce phénomène ? Que serait aujourd’hui un vrai rebelle, un véritable anticonformiste ? La « réaction » est-elle la meilleure des rébellions ?
Ni réaction ni rébellion. Toute cette affaire est à jamais piégée. Et doit être considérée comme définitivement réglée. Il y a un gâtisme de la rébellion, et il est l’héritage de tout le romantisme, c’est-à-dire du culte de l’authenticité, perfusé avec acharnement depuis deux siècles dans la société. Cette rébellion doit être jetée, comme tant d’autres choses. Je ne vois pas pourquoi elle devrait continuer à être affectée d’un signe positif, quand on voit tant de rampants de toutes sortes (artistes, journalistes au Monde, etc.) s’intituler rebelles ou faire l’éloge de la dérangeance et de l’iconoclasme à l’œuvre dans n’importe quelle petite merde scolairement avantgardiste, moi-iste, écriturante. J’ai appelé depuis longtemps « rebelles de confort » ou « mutins de Panurge » ces insoumis qui pullulent dans le parc d’abstractions de la modernité. La domination a intégré la rébellion, au point que toutes les deux, de Le Pen à Krivine, peuvent aujourd’hui défiler dans les rues contre la terreur américaine, sans qu’on sache qui est encore la domination et qui est encore la rébellion ; comme elles peuvent, d’Alain Madelin à Romain Goupil, approuver cette terreur. Ces unanimités inimaginables sont les produits d’une post-Histoire à laquelle il serait criminel (ce serait un crime contre la pensée) de vouloir prêter un sens, du moins un sens dans les termes anciens (par exemple comme plainte concernant le « déficit du politique » dont elles seraient l’indice). La domination augmente de plus en plus parce qu’elle contient en elle la rébellion ; et la rébellion prolifère parce qu’elle s’identifie hystériquement (par le double leurre de séduction-retrait qui est sa marque depuis plus d’un siècle) à la domination. Toutes les deux sont des soumissions. Elles se coalisent contre ce qui pourrait être dit de véridique à leur propos. Ce ne sont pas deux côtés qui s’affrontent. Ce sont deux coteries qui ont fait alliance ; et qui se légitiment de leurs abstractions réciproques. Mais leur histoire est finie, et elles ne règnent plus que sur leurs radotages. Il faut sortir avec violence de leur faux dilemme (conformisme/anticonformisme, etc.) et, à partir de là, les traiter résolument comme des ennemies. En ouvrant les yeux sur le monde concret qu’elles ont produit. Le plus rigoureux réalisme concernant le non-réel du monde actuel est la seule « rébellion » véritable.
La « modernité » et Homo festivus sont-ils si totalitaires ? Au fond, il existe encore des éditeurs assez « libres » pour vous publier…
En effet : encore.
Après Jospin et la « gauche plurielle », une autre institution de la bien-pensance, Le Monde, est en train de tomber. Quel regard portez-vous sur cette affaire ?
Je ne crois pas que cette redoutable et sinistre institution qu’est Le Monde soit en train de tomber ; mais il est sûr qu’elle a soudain, par la grâce du livre de Péan et Cohen, perdu un éclat qu’elle n’avait jamais possédé à mes yeux. La rapidité avec laquelle le feu s’est propagé en dit long sur le désir de tous, et depuis longtemps, de voir flamber cet arrogant et vertueux bûcher des vanités. Qualifiée dès le début de « cabale » par tous les cabaleurs professionnels qui œuvrent dans ce quotidien de malfaisance, l’opération a connu un succès foudroyant alors même que les cabaleurs avaient cru pouvoir annoncer précipitamment qu’elle échouerait ou ne durerait que le temps d’un soupir. Tous les verrous ont au contraire sauté l’un après l’autre. Le Monde et ses nuisants n’ont même pas pu organiser un début de conspiration du silence. Une sorte de « Mur » s’est aussitôt lézardé. Ce n’est encore qu’une lézarde, mais, derrière, se profilent maintenant en pleine lumière les têtes tartuffières des vertuistes. On peut considérer cet épisode comme un échec de l’Empire du Bien. Qui, hélas, en a connu bien peu jusqu’ici.
Comment envisageriez-vous une « union des mal-pensants », tant au niveau littéraire que politique ? Un essai commun avec Houellebecq et d’autres, posant les bases d’une théorie globale, une maison d’édition à la manière d’un Bourdieu, un club de réflexion, un parti politique ?… Ou les « nouveaux réactionnaires » sont-ils trop différents et divisés : nationaux-républicains, néo-monarchistes, souverainistes, jacobins, gauche républicaine, droite antilibérale…
Il n’y a aucune nécessité d’« union ». Ceux que l’on a désignés comme « néo-réactionnaires » sont d’ailleurs séparés entre eux par des abîmes. Le seul point commun qu’ils aient, une fois encore, est de garder les yeux grands ouverts sur le monde présent, et de ne pas avoir peur de dire ce qu’ils voient. C’est de cela d’abord qu’on leur en veut le plus. Quant à la mal-pensance, elle est aujourd’hui très mal portée : n’oubliez pas que trois semaines encore avant que n’explose le livre de Péan et Cohen, l’un des potentats du Monde, le nommé Minc, s’employait justement à récupérer la mal-pensance dans de lamentables Épîtres à nos nouveaux maîtres, et tentait de prendre la tête de la « rébellion » pour mieux l’entraîner et la perdre dans ses impasses à lui. L’événement a fait long feu et il est aujourd’hui complètement oublié ; mais il est significatif de ce que la mal-pensance (ou la rébellion, ou le non-conformisme, etc.) est maintenant une planche absolument pourrie.
Dans ces conditions, comment réinstaurer un vrai débat d’idées dans les domaines politiques, sociaux et culturels, face à la domination du modernisme menant au désastre ? Est-ce seulement possible ? Au-delà de votre constat et de vos explications, envisagez-vous des pistes d’actions et de solutions ?
Aucune autre solution que de continuer à constater et à expliquer, c’est-à-dire à faire sortir de l’inconscience qui les protège les pires phénomènes du modernisme en marche. Car « tout ce qui est conscient s’use », comme disait Freud, puis tombe en ruine. Il n’y a que ce qui est inconscient qui est éternel. La pensée d’une chose donnée est aussi le commencement de son changement et de sa perte. La décision de penser une chose donnée est aussitôt le début de sa négation. Par cette décision, on transforme la chose que l’on commence à penser en passé. La littérature comme je l’entends est le trouble-fête lucide de la civilisation festive encore victorieuse ; elle est l’averse qui se déchaîne brutalement et gâche le pique-nique. Encore faut-il savoir le faire avec humour. La gaieté rassemble peu, le rire encore moins, l’humour pas du tout. Et l’ironie sépare. Tout cela est excellent pour la santé. Homo festivus, l’individu qui clame que l’Histoire n’est pas finie, est en même temps celui qui, en combattant la négation qui était la possibilité de sa perpétuation, et en pourfendant tous les résidus de barbarie qui la faisaient exister, a aussi le plus fait pour qu’elle s’arrête. C’est, sous cet angle, le personnage comique de notre temps, l’homme risible par excellence, et furieux de se savoir risible, et qui doit être combattu par le rire. À ce propos, vous me permettrez de terminer par quelques mots de Péguy : « L’homme qui s’amuse ne veut pas que celui qui l’amuse soit profond. L’homme risible, l’homme ridicule n’admet pas que le maître du rire soit un penseur, et un historien (même des mœurs), et un prophète et un philosophe. Comme le dit si bien Quintilien, CLI, XVII 92, D8, celui qui meut le rire ne souffre pas que celui qui tient le rire soit un philosophe. Homo qui movet risum non patitur eum, qui tenet risum, philosophum esse. » Il l’est pourtant.
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Cet article a été publié dans Causeur magazine n°27 – septembre 2010
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Au creux de l’été l’information a failli passer à la trappe. C’eut été malheureux, car c’est souvent avec les sujets les plus ridicules que l’on fait les meilleurs polémiques. Ainsi, c’est presque la guerre civile à Verneuil-sur-Avre, petite bourgade de l’Eure, à cause d’une imposante statue de Johnny Hallyday, haute de 4,30 mètres et intitulée « Qu’est-ce qu’elle a ma gueule ?« .
Le monument, érigé entre l’église et une tour datant du Moyen-âge, provoque notamment le courroux du maire, qui déclare: « La présence de cette statue ici apparaît décalée ». Il semblerait que nombre de Vernoliens ne veulent plus voir dans leur horizon ce monument de rock érigé en 2008 à l’occasion d’un festival d’ « art naïf ». Le fondateur du festival, accuse bien sûr l’équipe municipale de ne pas aimer la culture. Les fans de Johnny sont sur les dents. Des manifs s’organisent. Les bikers repartent au combat. La rumeur chuchote même que Nicolas Sarkozy serait sur le point de s’exprimer à la télévision sur ce sujet brûlant, et de convoquer un Grenelle !
Au cœur d’un sombre été marqué par les expulsions de roms, les inondations monstres au Pakistan, les attentats récurrents en Irak, ou encore l’inquiétante ascension d’Eva Joly, cela fait plaisir d’apprendre que des gens – dans le monde et surtout en Normandie – ont de vrais problèmes !
Cet été, les amateurs de cinéma ont eu le choix entre le virtuel et le réel, entre un blockbuster qui prétendait montrer que notre vie est peut-être un rêve et un polar hargneux et violent, dans la plus pure tradition du film noir qui se contentait de dire la vérité : notre vie est un cauchemar et un nid de névroses comme il y a des nids de serpents. Pour résumer, on a eu le choix entre Inception de Christopher Nolan et The Killer inside me de Michaël Winterbottom.
Le succès programmé d’Inception
Pourquoi vouloir opposer ces deux films qui appartiennent finalement à grande famille du cinéma dit de genre, même si Inception joue dans les parages du fantastique et de la SF, tandis que The Killer inside me, adapté d’un roman de Jim Thompson, renoue avec la tradition du film noir des années 1950 façon En quatrième vitesse de Robert Aldrich.
Pour commencer, le public a tranché : Inception est un énorme succès commercial alors que The Killer inside me a été projeté dans des salles où se retrouvaient quelques aficionados désabusés du polar à l’ancienne.
Cette victoire par KO s’explique aisément: avec son budget et son casting, Inception avait tout d’un succès programmé. Il fallait éviter une catastrophe financière. Leonardo di Caprio et Marion Cotillard, sans oublier les effets spéciaux, ça vous met tout de suite un budget à 160 millions de dollars. La critique a suivi jusque sur Causeur où le film a été brillamment défendu car elle suit toujours au bout du compte, comme l’intendance : Inception était un chef d’œuvre, d’une originalité visuelle et thématique époustouflante, sauf pour Télérama qui n’aime que les films kirghizes. Bref, un « film du siècle ».
Le problème n’est même pas d’avoir un « film du siècle tous les ans », le problème est que c’est toujours le même. Et là, j’entends les protestations se lever. « Tu ne comprends rien, ce film a un véritable sens philosophique, et puis ça devrait te plaire, il peut se voir comme une fable anticapitaliste, la marchandisation du rêve, l’espionnage industriel poussé à son extrême. »
Bien sûr, bien sûr mais quoi de neuf dans Inception depuis Matrix ? Et dans Matrix depuis la Caverne de Platon, les romans de K .Dick, le Spectacle de Debord et les Simulacres de Baudrillard ?
À se demander si ces films, en généralement admirablement fabriqués, n’ont pas réussi à trouver le nombre d’or du marketing pour attirer un public massif (pas loin de 4 millions d’entrée en France en un été) tout en s’offrant une légitimité intello, du fait de la complexité apparente du scénario, de sa problématique très postmoderne de l’indécidable. Ce fut le cas pour Matrix qui vit notamment en France avec Matrix, machine philosophique[1. Ellipses], un collectif de philosophes dont Alain Badiou, s’intéresser très sérieusement au contenu du film et pas seulement à son caractère de phénomène sociologique.
The killer inside me : la revanche de la tragédie
En face de ces films multilégitimés (public, critiques, intellectuels), comme il y a des aliments multivitaminés, mon petit polar de l’été fait pâle figure. La critique a assez sauvagement et unanimement descendu The killer inside me, décrété trop violent. C’est en général la même qui trouvait l’inspecteur Harry facho avant d’en faire un humaniste.
C’est assez drôle, quand on y pense. Implanter des rêves chez quelqu’un, les lui voler, rendre son monde complètement incompréhensible serait moins violent que tuer des femmes à coup de poing comme le fait le sheriff psychopathe de Michaël Winterbottom. Ou alors, mais ce serait plus grave, nous en sommes arrivés au point où la pire des tyrannies virtuelles sera toujours préférable à l’horreur ordinaire de la condition humaine.
Casey Affleck, qui incarne ce policier qui déraille, a une tête de bon garçon du Sud, qui fait son ménage et est bien vu de son quartier. Il ne s’occupe pas des rêves de ses contemporains mais quand l’un d’eux le gêne, il se contente de lui tirer une balle dans la tête. Pour faire simple, il incarne parfaitement la « banalité du mal ».
En sortant de la projection d’Inception, le spectateur n’a rien appris même si on lui a fait habilement croire qu’il avait vu un film riche de significations. On lui a posé une question légèrement éculée : dans quelle réalité vit-on ? Message subliminal : puisqu’on ne sait pas dans quelle réalité on vit, puisque tout est manipulé, il est inutile de prétendre changer les choses. Le spectateur d’Inception, dans le meilleur des cas, en restera au stade de l’herméneutique vaguement dépressive.
À l’inverse, The Killer inside Me est un véritable film noir en cela qu’il renoue avec la dynamique propre de la tragédie. Une petite parenthèse : il ne faut pas confondre le film noir, qui est en train de disparaître, avec le thriller ou l’actioner qui misent tout ou presque sur la pyrotechnie. Dans le film noir en général, et celui-ci en particulier, des personnages de Sophocle portent des bottes mexicaines et roulent en Studebaker. Enfermés dans une petite ville, dans une époque et dans une obsession (la règle des trois unités…), ils sont universels, bien plus que les cadres supérieurs d’Inception dont les préoccupations apparaissent très datées.
Avez-vous déjà essayé de regarder un film de science-fiction qui a plus de trente ans ? Sauf pour les amateurs du genre, l’épreuve est cruelle et le ridicule jamais très loin. Rien ne vieillit plus vite que la modernité technologique et les problèmes philosophiques qu’elle pose. Inception n’échappera pas à cet enfer du kitsch. Question de temps. En revanche, je suis convaincu que The Killer Inside Me continuera, comme Quand la ville dort de John Huston, à me parler du désir, de la folie, de la passion et de la mort en des termes qu’apparemment plus personne ou presque, par les temps qui courent, ne veut plus entendre.
Christian Montignac vient de mourir. Il fut le premier des nouveaux gourous du diététiquement correct au mitan des années 80. Le premier, aussi, à faire fortune en exploitant à fond le créneau. La rondeur devenait obscène mais, dans le même temps, on voulait le beurre et l’argent du beurre et continuer à manger sans grossir. Je mange donc je maigris, publié par Montignac en 1987, fut donc le nouveau cogito de l’hédonisme trouillard fondé sur l’alimentation dissociée : « Mange une entrecôte ou bien mange des frites mais jamais les deux ensemble. » Traduit en vingt cinq langues (mais pas en langue de bœuf sauce piquante), Montignac s’adressait surtout en fait aux cadres sup qui abusaient des repas d’affaires. Il a néanmoins inauguré une tyrannie qui prohibe d’aimer les femmes callipyges et nous enjoint d’identifier santé de fer et fesses de garçon.
De toute façon, maintenant, les cadres n’ont plus le temps de manger, juste celui de se suicider entre deux délocalisations ou restructurations menées par des managers qui se méfient de la mauvaise graisse. Quant à Christian Montignac, il est mort à 66 ans. C’est jeune pour quelqu’un qui voulait rallonger l’espérance de vie. Même pas l’âge de la retraite dans la France d’Eric Woerth.
L’effarante et indigne chasse aux sorcières tsiganes qui déferle dans notre pays depuis un mois à coup d’expulsions massives ethniquement ciblées n’a, en tant que telle, trouvé jusqu’à présent aucun écho dans Causeur. L’inquiétant phénomène – à savoir, le déchaînement, en actes et en paroles, d’un racisme d’Etat des plus détestables – a littéralement disparu, escamoté derrière la nuée bourdonnante des épiphénomènes.
Ce qui a retenu l’attention et suscité la colère de notre cheftaine Élisabeth Lévy, ce sont pour l’instant uniquement « les clameurs de vertu outragée qui, de Washington à Bruxelles, s’élèvent contre la France » et les leçons de morale administrées à la France par les gouvernants roumains, dont elle souligne à raison et avec humour le caractère résolument croquignolesque. Pourtant, seuls ces dérapages anti-français l’ont incitée à recourir à la véhémence de l’adjectif « insupportable ». Il me semble cependant que celui-ci s’impose davantage concernant la traque policière des Roms en France et les mauvais sorts lancés par Nicolas Sarkozy et au nom de la France contre les « gens du voyage » (hélas, cette expression ne désigne pas ici les touristes), qui constituent pour la dignité française – et pour celle des Roms, en premier lieu – une insulte et une blessure d’une envergure bien plus considérable.
Ce qui a ensuite retenu l’attention d’Elisabeth Lévy, c’est la subite passion pour Benoît XVI qui s’est emparée d’une grande partie de la gauche après la mise en garde adressée par celui-ci à Nicolas Sarkozy. Ce ralliement, s’il est comique, m’a semblé à moi fort bienvenu, tout comme l’intervention du Saint Père. Gil Mihaely a pour sa part développé d’intéressantes hypothèses sur les motivations politiciennes qui ont pu intervenir dans la défense des Roms par Benoît XVI et la rivalité entre Rome et les évangélistes.
Le rituel de la dénonciation des belles âmes
Dans la rhétorique de mes camarades nouveaux-réactionnaires, il est incessamment question du « réel ». Dans leurs discours, ce concept se construit invariablement selon le même mouvement et selon ces deux définitions strictes : 1) « le réel est tout ce qui échappe à la gauche » ; 2) « le réel est tout ce que la gauche ne veut pas savoir ». Le corollaire de ces deux définitions très singulières du « réel », c’est qu’il suffit d’être de droite pour que le réel se mette soudain à sauter dans vos bras et à vous lécher les mains comme un animal docile et reconnaissant. Le « réel » oublie ainsi peu à peu qu’il est né d’une négation pour devenir ce qui s’offre immédiatement à la sensibilité des nouveaux-réacs, dans la transparence de la pure évidence et, supposément, sans interprétation, sans aucune idéologie.
C’est l’enfermement dans cette définition du « réel » qui me semble par moments précisément clore l’accès au réel de mes camarades néo-réacs en les emprisonnant parfois eux aussi dans les ressassements de l’idéologie. Ils ont certes raison de pointer les ressassements et les concours de « belles âmes » d’une partie de la gauche. Mais leurs dénonciations prennent parfois un tour tout aussi automatique et rituel que les « cris d’orfraies » de la gauche. Je crois que nous gagnerions beaucoup à adopter deux définitions plus riches du « réel » : 1) « le réel est tout ce qui m’échappe » ; 2) « le réel est tout ce que je ne veux pas savoir ». Le « déni de réel » n’est pas le monopole de la gauche. Et le réel de la gauche excède infiniment ce fameux déni de réel qu’on lui prête si généreusement. Les dénis de réel des autres sont certes passionnants et instructifs, mais jamais autant que les nôtres. Le réel est ce vers quoi nous tâtonnons tous avec une difficulté extrême et dont l’excès nous échappe nécessairement. L’art, et notamment l’art du roman – et par exemple celui de Florina Ilis – y permettent parfois des percées vers des profondeurs inaccessibles au réductionnisme idéologique.
Dans le cas des persécutions contre les Roms lancées par Sarkozy, l’attention presque exclusive consacrée dans Causeur aux épiphénomènes a fonctionné, il me semble, comme un déni de réel. Mes amis néo-réacs ont, je crois, souvent tendance à fuir le réel par cette voie : oublier et négliger un phénomène massif et parfaitement concret pour ne parler que de ses épiphénomènes discursifs ou médiatiques, hissés au rang de réalité suprême. (En ce qui me concerne, on connaît mon éclectisme : je n’hésite pas à recourir à la fois aux méthodes de la gauche et à celles des néo-réacs pour mieux bondir en avant dans mes aveuglements.)
Jouissance raciste et jouissance antiraciste
Il y a enfin un autre présupposé « néo-réac » que je ne partage absolument pas : c’est celui selon lequel les seuls dangers sérieux et réels dans le présent viennent invariablement de la bête immonde antiraciste. C’est le présupposé qui inscrit racisme et antiracisme sur un axe temporel linéaire, qui renvoie systématiquement le racisme réel au passé et qui tient l’antiracisme pour le fait idéologique unique du présent. Je partage la critique de l’antiracisme, mais uniquement pour autant que celle-ci ne nous fait pas négliger le réel plus menaçant encore de la montée du racisme, du racisme « à l’ancienne », qui est hélas un fait tout ce qu’il y a de plus contemporain.
Lacan a pronostiqué un jour que la jouissance raciste avait un bel avenir devant elle – et il a ajouté que cela ne l’amusait pas du tout. Il ne s’est hélas pas trompé, je crois. C’est une erreur considérable de croire que la jouissance raciste a disparu à la faveur de la montée de la jouissance antiraciste. Ces deux jouissances ne se succèdent pas : elles coexistent dans notre présent. Et si chez Sarkozy la jouissance raciste est fort probablement simulée, comme Jean-François Kahn en avance l’hypothèse de manière très convaincante, ce fait privé est de peu d’importance. Elle n’en risque pas moins de provoquer dans le réel une contagion de jouissances racistes qui, elles, seront tout ce qu’il y a de plus sinistrement réelles.
Bernard Kouchner, ministre des Affaires étrangères, n’est pas un homme ridicule. Récemment déchiré entre ses hautes fonctions et sa conscience, il a lutté contre la tentation de démissionner; il avoue ressentir un “profond malaise” devant les mesures gouvernementales prises contre les Roms.
On imagine le dialogue entre Bernard et Christine, un soir de déprime :
– Je n’en peux plus ! Je ne supporte plus ce gouvernement, je ne peux plus voir le visage couperosé de ce sociopathe d’Hortefeux ! Il veut tout savoir, tout régenter ; c’est Joseph Fouché plus internet ! Je te dis que je vais quitter le gouvernement.
– Tu n’y penses pas ! Ton portefeuille ministériel est prestigieux, les Falcon et les Airbus de l’ETEC sont à ta disposition, tu es reçu dans les plus somptueuses résidences du monde, tu reçois gratuitement Paris Match et Voici ! Tu veux perdre tout ça? Et après ? Tu porteras les bagages de Martine Aubry ou la serviette de bain de DSK? Tu conduiras le bus de campagne d’Hervé Morin ?
– Quelle horreur !
– Alors, ta démission, tu l’oublies et tu repars au Quai avec le sourire aux lèvres et cet air conquérant que t’envient tous tes concurrents.
– Jolie formule, Christine ! Je crois que tu as raison. Mais au fait, tu pourrais démissionner, toi, claquer la porte de France 24. Mon honneur serait sauf !
– Tu n’y penses pas ! Abandonner mon emploi sous le prétexte que tu as des états d’âme ? Même pas en rêve, Bernard ! Et puis avec un seul salaire, comment fera-t-on pour payer l’abonnement à Paris-Match et à Voici.
– Tu es implacable, Christine, et imparable ! Ah, si tu n’étais pas là ! Je me sens un peu fiévreux, en ce moment.
– Tu veux un grog ?
– Oh oui, avec beaucoup de rhum!
Saint François d'Assise fut le premier stigmatisé de l'histoire chrétienne.
« STIGMATISÉ ». C’est le mot de cette année 2010. On l’entend sur tous les tons et à propos de tout et, surtout, de n’importe quoi. Il suffit qu’Alain Finkielkraut regrette que des joueurs de l’équipe de France de football se comportent en cailleras pour qu’il soit accusé de stigmatiser la banlieue, les cités, les Noirs et les Arabes. Peu importe que le philosophe ne parle ici que de la très mauvaise éducation de ceux qui insultent leurs entraîneurs, traquent les « taupes » au lieu de s’entraîner[1. Cela dit, dans mon Jura natal, les prés sur lesquels nous étions amenés à évoluer n’étaient pas toujours dépourvus de taupinières.], les obsédés de la stigmatisation n’écoutent pas celui qu’ils accusent. Ils n’entendent que leurs fantasmes. D’ailleurs, s’ils avaient réellement écouté Finkielkraut et compris son message, ils l’auraient aussitôt accusé de stigmatiser le faible niveau d’étude des sportifs en question.
Mais revenons à l’origine. Les stigmates, bien évidemment, sont ceux du Christ et correspondent aux cinq plaies consécutives à sa crucifixion. Du grec stigma, piqûre, piqûre au fer rouge, tatouage, ces plaies s’avèrent rebelles à tout traitement. Imbert-Gourbeyre établit en 1858 une liste de 321 stigmatisés, dont 80 furent béatifiés. Le plus célèbre d’entre eux s’appelle Saint François d’Assise, mais on peut également citer Sainte Catherine de Sienne, Padre Pio et, plus près de nous, Marthe Robin[2. 1902-1981 : habitant la Drôme, elle fut paralysée à 25 ans, saignait des pieds et des mains chaque vendredi. Des gouttes de sang, rappelant la couronne d’épines, perlaient sur son front, Elle ne s’alimentait plus que de l’eucharistie, qu’elle recevait fréquemment dans son lit].
Quand Villepin révélait les stigmates de BHL
Moins sérieusement, on pourrait citer cette légende parisienne des années 1990 mettant en scène Dominique de Villepin, à l’époque secrétaire général de l’Elysée, et Bernard-Henri Lévy. Ce dernier, meurtri par l’échec − même pas retentissant − du film qu’il venait d’offrir à ses contemporains, était invité par le premier au Château. Souhaitant remettre du baume au cœur du toujours nouveau philosophe, il se lança, selon ladite légende, dans une envolée lyrique dont lui seul a le secret, Au bout de la piste d’envol, Villepin aurait confié à son commensal : « Vous me faites penser à un Christ. » Quelques jours, ou plutôt quelques nuits plus tard, BHL se serait réveillé en sueur, des stigmates au creux des mains. De Besançon, je ne pourrais jurer que cette légende ait − ou pas − quelque véracité. Il n’en reste pas moins que cette anecdote constitue un pur bonheur puisqu’elle met en scène deux personnages qui en appellent souvent au combat contre les stigmatisations. BHL, compagnon de route de SOS Racisme, a toujours figuré dans le peloton de tête et entend bien y rester. Villepin, gaulliste comme les aime Edwy Plenel, a fait de la banlieue stigmatisée son nouveau cœur de cible électorale.
Ceux qui refusent de toutes leurs forces l’héritage chrétien de notre pays − parmi lesquels figurent beaucoup de contempteurs des stigmatisations de tout poil − en seront pour leurs frais. Ces références au Christ et à son martyre continuent d’occuper l’espace public avec une belle constance. « Le monde est plein d’idées chrétiennes devenues folles », a écrit Chesterton. On ne peut que constater l’actualité brûlante de cette formule.
Et la stigmatisation par omission, qui y pense ?
À écouter un garçon aussi brillant qu’Eric Naulleau, sur RTL, sur le coup de 19h30, on découvre que cette obsession de la stigmatisation ne concerne plus exclusivement les professionnels de SOS, du MRAP ou des Indivisibles. Et on a envie de s’exclamer : « Ah non ! Pas lui, pas ça ! » Même l’Eglise de France, qui devrait se montrer plus prudente en matière de stigmates, emploie le même vocabulaire à propos des Roms. On parle du voile intégral : on stigmatise tous les musulmans. On évoque la délinquance : on stigmatise la banlieue, comme si, d’ailleurs, nos campagnes n’étaient pas aujourd’hui concernées. On se risque à ne pas accueillir avec enthousiasme l’adoption d’enfants par des couples gays ou lesbiens : on stigmatise les homosexuels. Et si on se tait ? Cela doit signifier qu’on n’en pense pas moins… C’est la prochaine étape : la stigmatisation par omission.
Mais au fait, c’est qui « on » ? Tous ceux qui ne pensent pas comme soi, pardi ! Et qu’on est légitimé à stigmatiser à son tour. Ainsi, le MRAP et son fameux rapport sur Internet et Racisme, qui mettait Causeur à l’index il y a quelques mois. Ce mouvement, qui prétend lutter contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples, faisait en quelque sorte de la stigmatisation comme Monsieur Jourdain de la prose : sans le savoir.
En vrai, Mouloud Aounit et ses copains ne peuvent guère faire autrement. Dès qu’on se risque à un jugement sur une personne ou sur une institution, forcément la catégorie ou le groupement dont ils font partie peuvent se sentir visés, que cela soit légitime ou, comme c’est généralement le cas, parfaitement infondé. Afin de ne pas nous sentir stigmatisés toutes les cinq minutes, respirons un bon coup, Et évitons d’écrire des lettres aux journaux dès qu’ils stigmatisent les supporteurs de Sochaux en annonçant une énième défaite de leurs favoris[3. Vous riez ? Etes-vous sûr qu’on en soit si éloigné ?]. Ou alors, prenons la vie du bon côté : constatons qu’un groupe stigmatisé existe, lui. Et pensons à tous ces pauvres bougres qui ne sont jamais victimes de la moindre stigmatisation. Ignorés, délaissés…
Quand j’y pense, je n’ai guère été stigmatisé ces derniers temps. Cela doit bien venir de moi, au moins en partie. Je vais faire un effort mais je vous en prie : stigmatisez-moi !
Ça va pulser grave, comme l’écrivait, il y a sept ans, Michel Houellebecq dans un texte d’anthologie consacré à Philippe Muray et publié par Le Figaro. Sauf que cette fois, c’est dans Causeur le mensuel que ça se passe. Comme nous vous l’annoncions ici même vendredi dernier, nous publierons dans ce numéro 27 un long entretien inédit de Philippe Muray, en date de 2003, et d’une actualité qui risque de rester brûlante pour les quelques dizaines d’années à venir. Autour de cet entretien, un long dossier sera consacré à Philippe Muray. On y trouvera entre autres :
– Le making of de ce texte miraculé par l’intervieweur, Pierre de Beauvillé.
– La réaction d’Alain Finkielkraut – qui risque de faire grincer quelques dents chez ceux qui ne veulent voir qu’une seule tête, y compris dans le camp du Réel.
– Une interview du producteur Bertrand Burgalat qui n’a hélas pas pu faire chanter Muray.
– Un avis d’expert de Basile de Koch sur l’«élégance du foutage de gueule», qui caractérise selon lui la touche Muray.
À part ça il y aura comme d’hab’ de l’actu et de la culture, et aussi une réponse de Paulina Dalmayer à l’entretien avec Renaud Camus publié dans le numéro d’été et encore plein d’autres bonnes choses. Mais attention, si ce n’est déjà fait, il faudra impérativement vous abonner ou vous réabonner avant mercredi minuit. Sinon, on ne pourra plus rien pour vous…
Que l’on craigne, comme Renaud Camus, une « contre-colonisation », ou que l’on célèbre la différence et l’enrichissement culturel, on est amené à constater que l’islam se répand dans les sociétés occidentales où les mentalités sont sommées de s’adapter et les paysages priés de changer.
En Europe, des mosquées aux minarets toujours plus hauts apparaissent dans les villes et pendant que les élus pleins de bonnes intentions pavent la voie, au-delà d’une société multiraciale que les Français ont acceptée, à une société multiculturelle pour laquelle que personne n’a voté, les citoyens s’inquiètent.
Pendant que des lieux de culte pour les musulmans obtiennent des permis de construire et voient le jour, des voix nous annoncent que « les minarets sont les baïonnettes de l’islam ». Il en faudrait plus pour devenir islamophobe. La conclusion qu’on doit en tirer est qu’il faut tendre la main aux musulmans modérés pour combattre les fanatiques, accueillir et favoriser un islam occidental pour contenir un islam conquérant car en islam comme chez les flics, il y deux figures: un gentil et un méchant. Pour être bref, un qui égorge et un qui appelle à la paix.
Nous voilà rassurés. Sauf que le coup des minarets-baïonnettes ne vient pas d’un obscur islamiste de banlieue mais de Recep Tayyip Erdogan, Premier ministre turc et leader du Parti de la Justice et du Progrès, voix « modérée » de millions de musulmans. Le même déclarait un jour : « il n’y a pas d’islam modéré ou fanatique mais un seul islam ». C’est un peu inquiétant mais on aime bien savoir à quelle sauce on va être mangé.
Les différences entre l’islam modéré et l’islam radical tiennent-elles à leurs objectifs ou à leurs manières ?
À Manhattan, en face de Ground Zero où reposent trois mille Américains mais pas la colère de tout un peuple, un entrepreneur qui se réclame du soufisme (a priori les gentils) mais proche des frères musulmans (là c’est plus contrasté) tente de réunir des fonds pour ériger un centre culturel musulman de treize étages comprenant une mosquée, un restaurant …
Il est dans la logique d’une religion de paix et de tolérance de vouloir ouvrir dans nos villes des portes sur la culture et la connaissance de l’islam et d’œuvrer à faire tomber les préjugés en prouvant ses bonnes intentions. Ce centre islamique pourrait être bienvenu même dans cette cité il y a peu attaquée. Mais à cet endroit, il ne l’est pas. Les New Yorkais manifestent et l’Amérique désapprouve. On a beau leur dire que cette fois ci, l’islam est gentil, ils demandent à voir mais ailleurs : 70 % de réfractaires à cette construction qui n’ont pas craint d’être traités de racistes islamophobes par le New York Times, ça rappelle les votations « d’extrême droite fasciste » de nos voisins qui se moquent des « unes » de Marianne. La voix de l’Amérique gronde mais le politique n’entend pas. L’initiateur de ce projet, Feisal Abdul Rauf, « musulman modéré se réclamant du soufisme », semble pour sa part tenir à ce pâté de maison. Ce proche des Frères musulmans a récemment déclaré que le terrorisme ne prendrait fin que le jour où les Occidentaux auront reconnu leur fanatisme historique.
Comment comprendre le choix de cet emplacement ? Comment recevoir les déclarations d’Erdogan ou de Feisal Abdul Rauf ?
En entendant ces voix « modérées » de l’islam, on se demande parfois de quelle modération on parle dans ces dialogues interculturels. Une rupture avec un islam conquérant ou simplement une façon d’y aller mollo ? Ailleurs, l’islam radical tenterait d’élargir l’oumma par la violence des armes quand dans nos sociétés, l’islam modéré augmenterait le nombre de croyants à l’abri des tolérances, des lois et des droits ? Leurs différences tiendraient moins à leur objectif qu’à leurs manières ? La phrase d’Erdogan prendrait alors un sens inquiétant : Un islam, une conquête, deux stratégies. Un pied dans chaque monde, dans une main un sabre, dans l’autre le bouclier de l’antiracisme.
On peut aussi voir l’islam modéré comme un rempart possible contre l’islamisme. Encore faudrait-il que les lignes de fracture soient plus claires. Il appartient aux musulmans de les dessiner. Les Mohamed Sifaoui ou les Abdelwahab Meddeb ne courent pas les rues, ils sont parfois entendus et parfois dénoncés comme traitres à l’islam mais à quel islam ?
Un imam de Marseille raconte qu’il « a vidé la moitié de sa mosquée en dénonçant dans un prêche les crimes de Ben Laden ». Les manifestations de l’islam radical comme la burqa ou la polygamie rencontrent peu de résistance parmi les Français musulmans tandis que l’imam de Drancy, appelé « imam des juifs » est dénoncé pour son œcuménisme, inquiété et menacé jusque sur son lieu de culte. Maintenant que le ramadan est « pratiqué et accepté par les Français », comme l’a proclamé Libé, les agressions se multiplient contre les musulmans qui ne le respectent pas.
Que dit de tout ça le « peuple musulman » ? De quoi est fait l’islam de France et d’Occident ? « Modérés », « radicaux », « islamistes », combien de divisions ? Et quand passe-t-on des uns aux autres ? Où est la frontière qui voit le djihad se métamorphoser, de travail sur soi en lutte contre les autres, sans prendre la peine de changer de nom ?
Toutes ces questions méritent des réponses. On peut en les attendant rêver à un monde idéal où l’islam cesserait tout prosélytisme. En attendant, nous devons vivre dans celui-là.
L’Iran vient de lancer sa première centrale nucléaire, sans susciter trop de vagues. En revanche, la lapidation programmée de Sakineh enflamme le monde civilisé. À juste titre d’ailleurs. C’est que tout le monde convient qu’il il s’agit d’un procédé parmi les plus barbares connu dès la Grèce antique, cité dans l’Ancien Testament et le Talmud, ainsi que dans le Nouveau (« Que celui d’entre vous qui est sans péché lui lance la première pierre »).
Certains courants radicaux au sein de l’islam le prônent encore, en accord avec les hadiths, la tradition islamique (et non le Coran où il n’apparaît pas). Plutôt que de se livrer à une attaque théologique, mieux vaut relater les faits, sèchement, comme l’on dit dans le métier.
Sakineh Mohammadi Ashtiani est une mère de famille de 43 ans. Elle fait partie de la longue cohorte d’Iraniens condamnés à mort par le régime et qui croupissent en prison, dans l’attente de leur exécution. Pour la plupart, ils seront pendus. Mais pour elle, comme pour une vingtaine de codétenus, ce sera, un jour, la lapidation. À la date fixée, avant le lever du soleil, elle sera conduite hors de la cellule qu’elle partage avec 60 autres femmes, ligotée les mains dans le dos dans un drap, son futur linceul, puis enterrée à hauteur de la poitrine, le visage tourné vers ses bourreaux. Un juge donnera alors l’ordre d’appliquer la sentence et les pierres commenceront à pleuvoir sur la jeune femme, jusqu’à la mort.
Motif invoqué par l’accusation depuis son incarcération en 2006 : Sakineh est une femme adultère ayant entretenu des « relations illégales » avec deux hommes, soupçonnée de complicité dans le meurtre de son mari, un homme dont, au regard de la loi de son pays, elle n’avait pas le droit de divorcer. Deux des cinq juges la considèrent innocente.
Le cas de Sakineh n’est pas unique
Sakineh a eu, si l’on peut dire, la « chance » que son sort soit grandement médiatisé. Grâce notamment au courage de ses enfants et de ses avocats qui se cachent aujourd’hui, par peur des représailles du régime de Téhéran. Ce sont eux qui ont dévoilé toute l’histoire par le biais d’une lettre déchirante adressée à la communauté internationale. Ils y décrivent notamment les 99 coups de fouet qu’elle s’est vu infliger dans sa prison, à Tabriz, devant son fils qui refusait de l’abandonner à son calvaire. Cette lettre insiste sur les aveux forcés arrachés à la jeune femme pour lui faire avouer l’adultère et la complicité de meurtre. À ce texte, transmis sous le manteau avant d’être rendu public, ils avaient réussi la prouesse de joindre une photo de Sakineh, mettant ainsi pour la première fois un visage humain, même encadré d’un voile noir, sur le destin de cette femme anonyme depuis sa condamnation en 2006. C’est cette même photo que l’on a vu brandie lors des manifestations de ces jours-ci dans plusieurs pays du monde, notamment en France samedi dernier.
L’autre « chance » de la jeune femme est d’être devenue le symbole de l’archaïsme et de la cruauté d’un régime qui pourrit la vie de la communauté internationale en raison de ses relations présumées avec des mouvements terroristes, des diatribes « antisionistes » de son président, de la répression de son opposition intérieure et de ses ambitions nucléaires.
Les aveux de Sakineh réitérés dans une interview diffusée le 12 août par la télévision iranienne n’a fait que renforcer le mouvement de protestation dans le monde. Le visage entièrement recouvert d’un voile foncé, s’exprimant en azéri, avec des sous-titres en farsi, elle a reconnu avoir participé au meurtre de son mari, chef d’accusation nouveau probablement introduit par les autorités, mal à l’aise face à la protestation planétaire.
Car l’affaire mobilise. Des syndicats français, pourtant très occupés à nous préparer une rentrée agitée, prennent le temps de s’insurger contre le sort réservé à la malheureuse. Des acteurs, Redford, de Niro, Binoche, des intellectuels donnent de la voix. Le président Sarkozy a été jusqu’à brandir la menace de sanctions contre le régime iranien au cas où Sakineh serait exécutée. Du coup, l’embarras du régime grandit. En juillet, Téhéran a été contraint de faire marche arrière en annonçant l’ajournement temporaire de l’exécution de la jeune femme. Le dossier « est toujours en cours d’examen et rien n’a été décidé pour l’instant », vient d’indiquer un responsable iranien devant une commission des droits de l’Homme de l’ONU à Genève.
Le cas de Sakineh n’est pas unique. En Afghanistan, des juges talibans ont ordonné la lapidation d’une femme de 23 ans et de son amant, un homme marié de 28 ans. Ils ont été exécutés le 16 août à coups de pierres. En Somalie, un tribunal a condamné en septembre 2008 à la lapidation une fillette de 13 ans, jeune mariée. Son crime : elle a été victime d’un viol collectif. Et elle a raconté son calvaire à la police. Condamnée pour adultère, elle a été exécutée le 27 octobre de la même année par une foule déchainée, armée de pierres.
La mobilisation pour Sakineh est vitale, pour elle mais aussi pour d’autres condamnés en Iran et dans d’autres pays où la charia est en vigueur. De cette mobilisation dépend le comportement qu’adoptera l’Iran vis-à-vis du reste du monde.
En septembre, le président Ahmadinejad doit s’adresser à l’Assemblée générale des Nations unies.
Vos Exorcismes spirituels sont des recueils de textes et entretiens parus dans la presse ou les revues littéraires qui définissent une vision du monde. Pour ceux qui ne vous connaissent pas encore, pouvez-vous la résumer ?
Il y a près d’une quinzaine d’années maintenant, sur une société qui s’annonçait toute nouvelle, mais que la plupart décrivaient encore à l’aide de fragments de théories dont ils ne voyaient même pas qu’étant devenus obsolètes ils n’expliquaient plus rien, j’ai résolu d’essayer de porter de nouveaux éclairages. Mon but était − est toujours − de dresser le tableau de l’époque qui commence, de le faire le plus précisément et le plus agressivement que je pourrais ; et, à l’espèce de mort qui commençait à vivre joyeusement et globalement sous mes yeux une vie humaine, d’apporter une réponse, une riposte à la hauteur de ses hallucinantes gesticulations.
Je l’ai fait à partir de quelques thèses simples (identification forcenée du monde au Bien, fin de l’Histoire comme catastrophe déjà advenue, festivisation généralisée de l’humanité, loi comme bras armé de la morale, acharnement judiciariste comme compensation rageuse au désastre des existences particulières, maternification délirante élevée sur les ruines de la différence sexuelle, nouvelle police de la pensée, rébellion bidon, dérangeance en livrée de valet de chambre, etc.).
Je l’ai également fait en utilisant divers genres : essai, chronique, critique littéraire, roman, et maintenant aussi nouvelles ou poésie. J’ai essayé que mon constat, de toute façon, et quelle que soit la forme qu’il prenait, ne soit jamais triste. De ce point de vue, il est curieux que mes ennemis aient parfois parlé à mon propos d’« attitude déplorative » : sans doute ne parvenaient-ils pas à rire de ce que je disais, et c’est pourtant ce qu’ils auraient dû faire plutôt que de bavarder à côté ; car s’ils avaient ri, ils auraient aussi compris que mon rire est en même temps une pensée.
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Mais les événements que nous vivons (11-Septembre, guerre en Irak) n’invalident-ils pas l’une de vos principales thèses, celle de la « fin de l’Histoire » ?
L’idée se répand en ce moment, même chez les plus niais des médiatiques, que tout change et qu’un nouveau monde est en train d’apparaître. Cette découverte tardive, colorée d’apocalyptisme justifié, et qui devient à toute allure un cliché, se produit sous le coup du spectacle de l’effroyable guerre de Bush contre l’Irak. Je dis contre l’Irak, mais il est évident que cette honteuse agression n’est encore qu’un début. L’humanité entière doit savoir que le glas américain sonne en ce moment pour elle, et pas seulement pour les Irakiens. Plutôt qu’une guerre, d’ailleurs, l’entreprise de Bush et de sa clique me paraît devoir être définie comme un terrorisme. Terrorisme global et préventif. Terrorisme de précaution. En tant que guerre, celle qui est actuellement livrée aux Irakiens durera sans doute peu de temps. Mais, en tant que terrorisme élargi, le sombre rêve des Caligula de Washington ne fait que commencer et, de proche en proche, il concernera toute la planète puisqu’il s’agit de lui imposer le Bien dont ces Caligula s’estiment les représentants. Nous assistons donc aujourd’hui, sur un très ample théâtre, à ce que je décris depuis L’Empire du Bien, précisément. Mais maintenant le Bien ne se fatigue même plus à essayer d’être aimé ni à proposer de bonnes choses. Il dit qu’il est, tout simplement, et qu’on ne peut plus que s’y soumettre. Il se pare encore du masque de la démocratie, des droits de l’homme et de la société ouverte, mais il se fait si peu d’illusions sur lui-même que, pour déclencher la guerre actuelle, il ne s’est même pas soucié de trouver des justifications autres que délirantes et, comme le pauvre Colin Powell, il a appelé « preuves » de gigantesques mensonges. Comme prévu, le Bien ment. Puis cogne. Et tue. Et continue en provoquant désastre sur désastre tout en racontant, au rythme de ses bombes, qu’il apporte la morale. Pour en revenir à mon Empire, c’est le livre à partir duquel je me suis demandé comment entrer, par la pensée, dans un monde humain en pleine mutation et qui commençait à s’identifier si évidemment au Bien (et qui n’était donc plus obsédé, plus occupé que par l’éradication du Mal). Pour pénétrer dans ce monde nouveau, j’ai choisi de pousser la porte la moins surveillée parce que la plus insignifiante en apparence : celle de la fête. C’est une porte qui débouche sur un univers si communément approuvé qu’il y avait du plaisir à le déclarer mauvais en son entier, et à exposer en long, en large et en détails les raisons de sa malfaisance. Cribler d’éclatants griefs ce qui est aimé par presque tous, et affirmer que là réside ce qu’il y a de pire, tel a été mon dessein. Comme il s’agissait de décrire la mutation de l’humanité, il m’importait de connaître les agents de cette mutation, ainsi que le milieu dans lequel se développait la nouvelle espèce. Il m’est alors apparu que ce milieu s’annonçait comme un vaste parc de loisirs, un Disneyland qui avait vocation à se substituer à toute l’ancienne réalité. Il m’est apparu aussi que ce nouvel Ordre mondial se différenciait des anciennes oppressions en ce qu’il devenait impossible de se révolter contre lui, sauf à apparaître comme un fou, puisqu’il ne communiquait plus que l’injonction de s’amuser, et ne semait plus autour de lui que le Bien. Avec la plus grande férocité au besoin. Telle est, très résumée, ce que vous avez l’amabilité d’appeler ma « vision »…
Vous avez donné naissance à d’intéressants concepts : l’« homo festivus» , l’« envie du pénal»… Pourriez-vous nous offrir un digest, à la manière d’un Petit Muray illustré ?
Permettez-moi d’abord une légère rectification : je ne dis jamais « l’homo festivus », mais toujours « Homo festivus », parce qu’il ne s’agit pas à mes yeux d’une généralité, et pas exactement d’un concept, mais de quelque chose qui se dresse à mi-chemin entre le concept et l’individu, une allégorisation de concept si vous voulez, un mannequin théorique, presque un personnage. Homo festivus, donc, c’est l’habitant satisfait de la nouvelle réalité, le mutant heureux qui n’a plus avec l’ancien réel que des rapports de plus en plus épisodiques. Je désigne par « ancien réel » le monde concret fait de différenciations (à commencer par la sexuelle), de contradictions, de conflits et de possibilités de critique systématique portée sur toutes les conditions d’existence. Je dis « ancien réel », mais il n’y a pas de nouveau réel ; il y a, à la place, ce que j’ai appelé un « parc d’abstractions », et c’est le décor dans lequel se déplace avec tant d’allégresse Homo festivus. Son environnement est dominé par ce que je nomme l’« hyperfestif », lequel ne se ramène pas davantage aux fêtes proprement dites que la société du spectacle ne pouvait être réduite à la télévision. La fête permanente de la société hyperfestive est totalement formalisée, c’est-à-dire vidée de tout contenu humain au sens de contenu historique (contenu social, politique, etc.). Ce n’est pas la fête de quelque chose ; c’est une fête incommencée et interminée, sans limites et sans centre, une fête infinie et intransitive. Évoquant le mode de vie de l’élite sous l’Ancien régime en France, Taine le résumait ainsi : « Un état-major en vacances pendant un siècle et davantage. » La société des loisirs a élargi à tout le monde, en Occident, cette vacance dans laquelle fut mise la noblesse il y a deux siècles et qui la conduisit finalement au désastre. À proprement parler, cette classe en vacances a connu sa fin de l’Histoire, avant que l’ensemble des populations occidentales ne commence à vivre la sienne. Mais maintenant nous y sommes. La parade culturelle et vacancière substituée à l’action, le tourisme comme stade suprême et indépassable de l’économie marchande, la fête sur les écrans et dans les rues, la passion de la sécurité comme corollaire du divertissement assuré, telles sont les principales caractéristiques de la fête en tant qu’organisation drastique des nouvelles conditions d’existence, en tant qu’élimination de toutes les scissions, tentative d’effacement de toutes les fractures et de toutes les contradictions, extermination de toutes les différences vitales. Voilà l’œuvre d’Homo festivus.
Je vous accorde que la fête, ce n’est pas marrant. Mais admettez qu’Homo festivus est pétri de bonnes intentions…
Le tableau serait incomplet si, dans celui-ci, j’oubliais son plaisir de nuire, au moins aussi intense que son désir de s’éclater, et qui est la dernière preuve qu’il peut encore donner qu’il existe, et qui est le dernier signe qu’il peut encore envoyer qu’il est nécessaire. J’ai appelé cette passion « envie du pénal », pour signifier la primauté de ce dernier au sein même de la festivisation généralisée. Homo festivus est légalomane. Ce qui signifie qu’il compense la perte de tout érotisme dans son environnement hyperfestif (où la pornographie de masse n’est nullement une consolation, bien au contraire) par un érotisme persécutif de substitution. Ce qui explique que notre joyeux monde contemporain a en même temps les apparences d’une kermesse et d’une chasse aux sorcières. Le puritanisme le plus strict et la désinhibition de commande y coexistent parfaitement. Le Satiricon y fait très bon ménage avec La Lettre écarlate. C’est la même chose. Le sexe lui-même, d’ailleurs, y est devenu un ordre et une terreur. Une prescription impitoyable. Tout est terreur, dans cet univers, et la recherche des vides juridiques y est une occupation. Car, dans la fête, on ne peut pas toujours faire la fête. Il faut aussi partir à la recherche de coupables et de salauds et, quand on ne les débusque pas dans le présent, on les trouve dans le passé, où ils foisonnent comme de bien entendu puisque, ainsi que le dit le dernier homme de Nietzsche, « jadis tout le monde était fou ». J’insiste sur le fait qu’Homo festivus, ce personnage principal du roman moderne, est inséparable de l’hypothèse de la fin de l’Histoire, sans laquelle il n’aurait jamais pu prendre et prospérer. J’ai voulu poser cette hypothèse dès le début de ma méditation, d’abord parce qu’elle a l’avantage de déplaire à tout le monde, et d’être systématiquement réfutée par les imbéciles dès qu’ils entendent un coup de canon quelque part, et aussi parce qu’elle permet de ne pas prendre les vessies pour des lanternes, ni les gesticulations, même guerrières, des festivistes obèses du Texas pour le redémarrage magique de l’Histoire. J’ai placé cette hypothèse devant ma pensée pour rendre celle-ci définitivement incompatible avec le flot noir des illusions de redémarrage de l’Histoire, et toutes les espérances que dorlotent, pour une raison ou pour une autre, ceux qui voudraient que ça continue ou que ça recommence. Homo festivus, l’homme de la complète satisfaction vis-à-vis du réel donné, de son nouveau réel modifié, stérilisé et purifié à l’image de ces centres villes où presque rien ne se retrouve plus du réel (toujours plus ou moins dépressif) d’avant, n’est plus capable de rien nier, hormis la fin de l’Histoire qui est la négation de toutes ses illusions.
Au risque de vous énerver, permettez-moi d’insister. Après tout, si l’Histoire se définit par le conflit, celui qui nous oppose à l’islam radical n’a-t-il pas quand même un vague parfum historique ?
La guerre en Serbie, puis les attentats du 11 septembre 2001 ont été les plus récentes occasions de raconter que l’Histoire était de retour. Et maintenant, devant l’agression bushienne en Irak, les mêmes esprits simplistes crient que c’est aussi le retour de l’Histoire et, qu’enfin, les Américains refont de la politique. C’est exactement le contraire qui se passe. Les États-Unis, depuis la décomposition de l’Empire soviétique, savent si bien qu’ils n’ont plus de nécessité comme Empire (comme Empire du Bien) qu’ils tentent de s’en inventer une désespérément et de l’imposer par l’action (une action pour ainsi dire « pure », et elle aussi post-rationnelle), si cataclysmique soit-elle. L’événement de la guerre contre Saddam n’appartient d’emblée pas, comme les événements historiques, à l’Histoire nécessaire, c’est-à-dire à l’Histoire tout court. C’est un événement d’un nouveau type, un événement post-historique, un événement d’après l’Histoire. Il n’est en effet nécessaire qu’aux États-Unis, qui croient ainsi, dans le feu et dans le sang, et par une sorte de terreur mondiale permanente, apporter la preuve qu’ils sont indispensables. Mais leur terrorisme même est un terrorisme de précaution, un travail furieux de prévention, d’avortement des dangers avant qu’ils se soient produits. Tout baigne, à partir de là, dans un climat confuso-onirique parfaitement post-historique, aussi bien la terreur sans légitimité de l’Empire américain que la quasi-unanimité planétaire mais impuissante des opposants à cette terreur. La situation est aberrante à tous les points de vue, et c’est cette aberration qui signe, mieux que tout, la post-Histoire dans laquelle nous entrons, où rien n’est plus compréhensible dans des termes classiques, ni l’apocalypse déchaînée par Bush, ni le consensus baroque de ceux qui s’y opposent. Mais ce qui reste malgré tout de réel (ou d’historique) dans les contrées bombardées du Moyen-Orient se rebiffe, comme prévu, contre les prémisses oniriques aberrantes qui ont présidé à l’attaque. À l’heure où je vous réponds, au début de la deuxième semaine de guerre, celle-ci, qui devait être aérienne, séraphique, propre, chirurgicale, tourne au carnage et à la confusion. Les foules qui devaient se révolter contre Saddam tardent à le faire. Le dictateur ne s’est pas effondré sur un claquement de doigts. Même les camps qui s’apprêtaient à accueillir des cohortes, si médiatiquement édifiantes, de réfugiés, restent vides. Et il semble qu’il y a davantage d’Irakiens qui rentrent dans leur pays pour se battre contre l’envahisseur qu’il n’y en a qui le fuient. Tout rate parce que tout était délirant depuis le début. L’évangéliste Bush et les crétins savants et illuminés qui l’entourent, ainsi que les catastrophes qu’ils accumulent, sont parfaitement compréhensibles à partir de ma théorie. Je la résume une dernière fois : Homo festivus est pleinement satisfait par le nouveau monde homogène ; mais il sait aussi qu’il est intrinsèquement devenu inutile ; et, pour se donner l’illusion d’avoir encore un avenir, l’instinct de conservation lui souffle de garder auprès de lui un ennemi, des ennemis (en France, le Front national, le néo-fascisme, le racisme ; dans le monde, l’islamisme fondamentaliste, Saddam, etc.), qui l’empêchent de n’être plus que pure animalité en accord avec le donné. En gros comme en détail, nous en sommes là.
Votre approche critique de la modernité vous a valu d’être catalogué comme « nouveau réactionnaire », entre Houellebecq et Dantec. Assumez-vous l’étiquette ?
Je l’assume d’autant plus volontiers que je m’en fous considérablement. Je n’ai pas l’habitude de m’expliquer, encore moins de m’excuser, à propos du contenu des étiquettes saugrenues que des abrutis essaient de me coller. Je les arrache. C’est tout ; et c’était le sens de la seule réponse que j’ai faite, et que je ferai jamais, à de telles inepties, dans mon article du Figaro intitulé « Les Nouveaux actionnaires », en novembre dernier [novembre 2002]. Les nouveaux imbéciles ont tout intérêt à vous entraîner dans des débats retardataires parce que ce sont les seuls où ils ont une petite chance de jouer le moindre rôle. Il ne faut pas accepter de perdre du temps à leur laisser jouer un rôle.
Vous écrivez souvent que la notion même de rébellion a été digérée par le « système » et fait désormais partie intégrante de la « domination » des nouvelles élites. Pouvez-vous expliquer ce phénomène ? Que serait aujourd’hui un vrai rebelle, un véritable anticonformiste ? La « réaction » est-elle la meilleure des rébellions ?
Ni réaction ni rébellion. Toute cette affaire est à jamais piégée. Et doit être considérée comme définitivement réglée. Il y a un gâtisme de la rébellion, et il est l’héritage de tout le romantisme, c’est-à-dire du culte de l’authenticité, perfusé avec acharnement depuis deux siècles dans la société. Cette rébellion doit être jetée, comme tant d’autres choses. Je ne vois pas pourquoi elle devrait continuer à être affectée d’un signe positif, quand on voit tant de rampants de toutes sortes (artistes, journalistes au Monde, etc.) s’intituler rebelles ou faire l’éloge de la dérangeance et de l’iconoclasme à l’œuvre dans n’importe quelle petite merde scolairement avantgardiste, moi-iste, écriturante. J’ai appelé depuis longtemps « rebelles de confort » ou « mutins de Panurge » ces insoumis qui pullulent dans le parc d’abstractions de la modernité. La domination a intégré la rébellion, au point que toutes les deux, de Le Pen à Krivine, peuvent aujourd’hui défiler dans les rues contre la terreur américaine, sans qu’on sache qui est encore la domination et qui est encore la rébellion ; comme elles peuvent, d’Alain Madelin à Romain Goupil, approuver cette terreur. Ces unanimités inimaginables sont les produits d’une post-Histoire à laquelle il serait criminel (ce serait un crime contre la pensée) de vouloir prêter un sens, du moins un sens dans les termes anciens (par exemple comme plainte concernant le « déficit du politique » dont elles seraient l’indice). La domination augmente de plus en plus parce qu’elle contient en elle la rébellion ; et la rébellion prolifère parce qu’elle s’identifie hystériquement (par le double leurre de séduction-retrait qui est sa marque depuis plus d’un siècle) à la domination. Toutes les deux sont des soumissions. Elles se coalisent contre ce qui pourrait être dit de véridique à leur propos. Ce ne sont pas deux côtés qui s’affrontent. Ce sont deux coteries qui ont fait alliance ; et qui se légitiment de leurs abstractions réciproques. Mais leur histoire est finie, et elles ne règnent plus que sur leurs radotages. Il faut sortir avec violence de leur faux dilemme (conformisme/anticonformisme, etc.) et, à partir de là, les traiter résolument comme des ennemies. En ouvrant les yeux sur le monde concret qu’elles ont produit. Le plus rigoureux réalisme concernant le non-réel du monde actuel est la seule « rébellion » véritable.
La « modernité » et Homo festivus sont-ils si totalitaires ? Au fond, il existe encore des éditeurs assez « libres » pour vous publier…
En effet : encore.
Après Jospin et la « gauche plurielle », une autre institution de la bien-pensance, Le Monde, est en train de tomber. Quel regard portez-vous sur cette affaire ?
Je ne crois pas que cette redoutable et sinistre institution qu’est Le Monde soit en train de tomber ; mais il est sûr qu’elle a soudain, par la grâce du livre de Péan et Cohen, perdu un éclat qu’elle n’avait jamais possédé à mes yeux. La rapidité avec laquelle le feu s’est propagé en dit long sur le désir de tous, et depuis longtemps, de voir flamber cet arrogant et vertueux bûcher des vanités. Qualifiée dès le début de « cabale » par tous les cabaleurs professionnels qui œuvrent dans ce quotidien de malfaisance, l’opération a connu un succès foudroyant alors même que les cabaleurs avaient cru pouvoir annoncer précipitamment qu’elle échouerait ou ne durerait que le temps d’un soupir. Tous les verrous ont au contraire sauté l’un après l’autre. Le Monde et ses nuisants n’ont même pas pu organiser un début de conspiration du silence. Une sorte de « Mur » s’est aussitôt lézardé. Ce n’est encore qu’une lézarde, mais, derrière, se profilent maintenant en pleine lumière les têtes tartuffières des vertuistes. On peut considérer cet épisode comme un échec de l’Empire du Bien. Qui, hélas, en a connu bien peu jusqu’ici.
Comment envisageriez-vous une « union des mal-pensants », tant au niveau littéraire que politique ? Un essai commun avec Houellebecq et d’autres, posant les bases d’une théorie globale, une maison d’édition à la manière d’un Bourdieu, un club de réflexion, un parti politique ?… Ou les « nouveaux réactionnaires » sont-ils trop différents et divisés : nationaux-républicains, néo-monarchistes, souverainistes, jacobins, gauche républicaine, droite antilibérale…
Il n’y a aucune nécessité d’« union ». Ceux que l’on a désignés comme « néo-réactionnaires » sont d’ailleurs séparés entre eux par des abîmes. Le seul point commun qu’ils aient, une fois encore, est de garder les yeux grands ouverts sur le monde présent, et de ne pas avoir peur de dire ce qu’ils voient. C’est de cela d’abord qu’on leur en veut le plus. Quant à la mal-pensance, elle est aujourd’hui très mal portée : n’oubliez pas que trois semaines encore avant que n’explose le livre de Péan et Cohen, l’un des potentats du Monde, le nommé Minc, s’employait justement à récupérer la mal-pensance dans de lamentables Épîtres à nos nouveaux maîtres, et tentait de prendre la tête de la « rébellion » pour mieux l’entraîner et la perdre dans ses impasses à lui. L’événement a fait long feu et il est aujourd’hui complètement oublié ; mais il est significatif de ce que la mal-pensance (ou la rébellion, ou le non-conformisme, etc.) est maintenant une planche absolument pourrie.
Dans ces conditions, comment réinstaurer un vrai débat d’idées dans les domaines politiques, sociaux et culturels, face à la domination du modernisme menant au désastre ? Est-ce seulement possible ? Au-delà de votre constat et de vos explications, envisagez-vous des pistes d’actions et de solutions ?
Aucune autre solution que de continuer à constater et à expliquer, c’est-à-dire à faire sortir de l’inconscience qui les protège les pires phénomènes du modernisme en marche. Car « tout ce qui est conscient s’use », comme disait Freud, puis tombe en ruine. Il n’y a que ce qui est inconscient qui est éternel. La pensée d’une chose donnée est aussi le commencement de son changement et de sa perte. La décision de penser une chose donnée est aussitôt le début de sa négation. Par cette décision, on transforme la chose que l’on commence à penser en passé. La littérature comme je l’entends est le trouble-fête lucide de la civilisation festive encore victorieuse ; elle est l’averse qui se déchaîne brutalement et gâche le pique-nique. Encore faut-il savoir le faire avec humour. La gaieté rassemble peu, le rire encore moins, l’humour pas du tout. Et l’ironie sépare. Tout cela est excellent pour la santé. Homo festivus, l’individu qui clame que l’Histoire n’est pas finie, est en même temps celui qui, en combattant la négation qui était la possibilité de sa perpétuation, et en pourfendant tous les résidus de barbarie qui la faisaient exister, a aussi le plus fait pour qu’elle s’arrête. C’est, sous cet angle, le personnage comique de notre temps, l’homme risible par excellence, et furieux de se savoir risible, et qui doit être combattu par le rire. À ce propos, vous me permettrez de terminer par quelques mots de Péguy : « L’homme qui s’amuse ne veut pas que celui qui l’amuse soit profond. L’homme risible, l’homme ridicule n’admet pas que le maître du rire soit un penseur, et un historien (même des mœurs), et un prophète et un philosophe. Comme le dit si bien Quintilien, CLI, XVII 92, D8, celui qui meut le rire ne souffre pas que celui qui tient le rire soit un philosophe. Homo qui movet risum non patitur eum, qui tenet risum, philosophum esse. » Il l’est pourtant.
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Cet article a été publié dans Causeur magazine n°27 – septembre 2010
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Au creux de l’été l’information a failli passer à la trappe. C’eut été malheureux, car c’est souvent avec les sujets les plus ridicules que l’on fait les meilleurs polémiques. Ainsi, c’est presque la guerre civile à Verneuil-sur-Avre, petite bourgade de l’Eure, à cause d’une imposante statue de Johnny Hallyday, haute de 4,30 mètres et intitulée « Qu’est-ce qu’elle a ma gueule ?« .
Le monument, érigé entre l’église et une tour datant du Moyen-âge, provoque notamment le courroux du maire, qui déclare: « La présence de cette statue ici apparaît décalée ». Il semblerait que nombre de Vernoliens ne veulent plus voir dans leur horizon ce monument de rock érigé en 2008 à l’occasion d’un festival d’ « art naïf ». Le fondateur du festival, accuse bien sûr l’équipe municipale de ne pas aimer la culture. Les fans de Johnny sont sur les dents. Des manifs s’organisent. Les bikers repartent au combat. La rumeur chuchote même que Nicolas Sarkozy serait sur le point de s’exprimer à la télévision sur ce sujet brûlant, et de convoquer un Grenelle !
Au cœur d’un sombre été marqué par les expulsions de roms, les inondations monstres au Pakistan, les attentats récurrents en Irak, ou encore l’inquiétante ascension d’Eva Joly, cela fait plaisir d’apprendre que des gens – dans le monde et surtout en Normandie – ont de vrais problèmes !
Cet été, les amateurs de cinéma ont eu le choix entre le virtuel et le réel, entre un blockbuster qui prétendait montrer que notre vie est peut-être un rêve et un polar hargneux et violent, dans la plus pure tradition du film noir qui se contentait de dire la vérité : notre vie est un cauchemar et un nid de névroses comme il y a des nids de serpents. Pour résumer, on a eu le choix entre Inception de Christopher Nolan et The Killer inside me de Michaël Winterbottom.
Le succès programmé d’Inception
Pourquoi vouloir opposer ces deux films qui appartiennent finalement à grande famille du cinéma dit de genre, même si Inception joue dans les parages du fantastique et de la SF, tandis que The Killer inside me, adapté d’un roman de Jim Thompson, renoue avec la tradition du film noir des années 1950 façon En quatrième vitesse de Robert Aldrich.
Pour commencer, le public a tranché : Inception est un énorme succès commercial alors que The Killer inside me a été projeté dans des salles où se retrouvaient quelques aficionados désabusés du polar à l’ancienne.
Cette victoire par KO s’explique aisément: avec son budget et son casting, Inception avait tout d’un succès programmé. Il fallait éviter une catastrophe financière. Leonardo di Caprio et Marion Cotillard, sans oublier les effets spéciaux, ça vous met tout de suite un budget à 160 millions de dollars. La critique a suivi jusque sur Causeur où le film a été brillamment défendu car elle suit toujours au bout du compte, comme l’intendance : Inception était un chef d’œuvre, d’une originalité visuelle et thématique époustouflante, sauf pour Télérama qui n’aime que les films kirghizes. Bref, un « film du siècle ».
Le problème n’est même pas d’avoir un « film du siècle tous les ans », le problème est que c’est toujours le même. Et là, j’entends les protestations se lever. « Tu ne comprends rien, ce film a un véritable sens philosophique, et puis ça devrait te plaire, il peut se voir comme une fable anticapitaliste, la marchandisation du rêve, l’espionnage industriel poussé à son extrême. »
Bien sûr, bien sûr mais quoi de neuf dans Inception depuis Matrix ? Et dans Matrix depuis la Caverne de Platon, les romans de K .Dick, le Spectacle de Debord et les Simulacres de Baudrillard ?
À se demander si ces films, en généralement admirablement fabriqués, n’ont pas réussi à trouver le nombre d’or du marketing pour attirer un public massif (pas loin de 4 millions d’entrée en France en un été) tout en s’offrant une légitimité intello, du fait de la complexité apparente du scénario, de sa problématique très postmoderne de l’indécidable. Ce fut le cas pour Matrix qui vit notamment en France avec Matrix, machine philosophique[1. Ellipses], un collectif de philosophes dont Alain Badiou, s’intéresser très sérieusement au contenu du film et pas seulement à son caractère de phénomène sociologique.
The killer inside me : la revanche de la tragédie
En face de ces films multilégitimés (public, critiques, intellectuels), comme il y a des aliments multivitaminés, mon petit polar de l’été fait pâle figure. La critique a assez sauvagement et unanimement descendu The killer inside me, décrété trop violent. C’est en général la même qui trouvait l’inspecteur Harry facho avant d’en faire un humaniste.
C’est assez drôle, quand on y pense. Implanter des rêves chez quelqu’un, les lui voler, rendre son monde complètement incompréhensible serait moins violent que tuer des femmes à coup de poing comme le fait le sheriff psychopathe de Michaël Winterbottom. Ou alors, mais ce serait plus grave, nous en sommes arrivés au point où la pire des tyrannies virtuelles sera toujours préférable à l’horreur ordinaire de la condition humaine.
Casey Affleck, qui incarne ce policier qui déraille, a une tête de bon garçon du Sud, qui fait son ménage et est bien vu de son quartier. Il ne s’occupe pas des rêves de ses contemporains mais quand l’un d’eux le gêne, il se contente de lui tirer une balle dans la tête. Pour faire simple, il incarne parfaitement la « banalité du mal ».
En sortant de la projection d’Inception, le spectateur n’a rien appris même si on lui a fait habilement croire qu’il avait vu un film riche de significations. On lui a posé une question légèrement éculée : dans quelle réalité vit-on ? Message subliminal : puisqu’on ne sait pas dans quelle réalité on vit, puisque tout est manipulé, il est inutile de prétendre changer les choses. Le spectateur d’Inception, dans le meilleur des cas, en restera au stade de l’herméneutique vaguement dépressive.
À l’inverse, The Killer inside Me est un véritable film noir en cela qu’il renoue avec la dynamique propre de la tragédie. Une petite parenthèse : il ne faut pas confondre le film noir, qui est en train de disparaître, avec le thriller ou l’actioner qui misent tout ou presque sur la pyrotechnie. Dans le film noir en général, et celui-ci en particulier, des personnages de Sophocle portent des bottes mexicaines et roulent en Studebaker. Enfermés dans une petite ville, dans une époque et dans une obsession (la règle des trois unités…), ils sont universels, bien plus que les cadres supérieurs d’Inception dont les préoccupations apparaissent très datées.
Avez-vous déjà essayé de regarder un film de science-fiction qui a plus de trente ans ? Sauf pour les amateurs du genre, l’épreuve est cruelle et le ridicule jamais très loin. Rien ne vieillit plus vite que la modernité technologique et les problèmes philosophiques qu’elle pose. Inception n’échappera pas à cet enfer du kitsch. Question de temps. En revanche, je suis convaincu que The Killer Inside Me continuera, comme Quand la ville dort de John Huston, à me parler du désir, de la folie, de la passion et de la mort en des termes qu’apparemment plus personne ou presque, par les temps qui courent, ne veut plus entendre.
Christian Montignac vient de mourir. Il fut le premier des nouveaux gourous du diététiquement correct au mitan des années 80. Le premier, aussi, à faire fortune en exploitant à fond le créneau. La rondeur devenait obscène mais, dans le même temps, on voulait le beurre et l’argent du beurre et continuer à manger sans grossir. Je mange donc je maigris, publié par Montignac en 1987, fut donc le nouveau cogito de l’hédonisme trouillard fondé sur l’alimentation dissociée : « Mange une entrecôte ou bien mange des frites mais jamais les deux ensemble. » Traduit en vingt cinq langues (mais pas en langue de bœuf sauce piquante), Montignac s’adressait surtout en fait aux cadres sup qui abusaient des repas d’affaires. Il a néanmoins inauguré une tyrannie qui prohibe d’aimer les femmes callipyges et nous enjoint d’identifier santé de fer et fesses de garçon.
De toute façon, maintenant, les cadres n’ont plus le temps de manger, juste celui de se suicider entre deux délocalisations ou restructurations menées par des managers qui se méfient de la mauvaise graisse. Quant à Christian Montignac, il est mort à 66 ans. C’est jeune pour quelqu’un qui voulait rallonger l’espérance de vie. Même pas l’âge de la retraite dans la France d’Eric Woerth.
L’effarante et indigne chasse aux sorcières tsiganes qui déferle dans notre pays depuis un mois à coup d’expulsions massives ethniquement ciblées n’a, en tant que telle, trouvé jusqu’à présent aucun écho dans Causeur. L’inquiétant phénomène – à savoir, le déchaînement, en actes et en paroles, d’un racisme d’Etat des plus détestables – a littéralement disparu, escamoté derrière la nuée bourdonnante des épiphénomènes.
Ce qui a retenu l’attention et suscité la colère de notre cheftaine Élisabeth Lévy, ce sont pour l’instant uniquement « les clameurs de vertu outragée qui, de Washington à Bruxelles, s’élèvent contre la France » et les leçons de morale administrées à la France par les gouvernants roumains, dont elle souligne à raison et avec humour le caractère résolument croquignolesque. Pourtant, seuls ces dérapages anti-français l’ont incitée à recourir à la véhémence de l’adjectif « insupportable ». Il me semble cependant que celui-ci s’impose davantage concernant la traque policière des Roms en France et les mauvais sorts lancés par Nicolas Sarkozy et au nom de la France contre les « gens du voyage » (hélas, cette expression ne désigne pas ici les touristes), qui constituent pour la dignité française – et pour celle des Roms, en premier lieu – une insulte et une blessure d’une envergure bien plus considérable.
Ce qui a ensuite retenu l’attention d’Elisabeth Lévy, c’est la subite passion pour Benoît XVI qui s’est emparée d’une grande partie de la gauche après la mise en garde adressée par celui-ci à Nicolas Sarkozy. Ce ralliement, s’il est comique, m’a semblé à moi fort bienvenu, tout comme l’intervention du Saint Père. Gil Mihaely a pour sa part développé d’intéressantes hypothèses sur les motivations politiciennes qui ont pu intervenir dans la défense des Roms par Benoît XVI et la rivalité entre Rome et les évangélistes.
Le rituel de la dénonciation des belles âmes
Dans la rhétorique de mes camarades nouveaux-réactionnaires, il est incessamment question du « réel ». Dans leurs discours, ce concept se construit invariablement selon le même mouvement et selon ces deux définitions strictes : 1) « le réel est tout ce qui échappe à la gauche » ; 2) « le réel est tout ce que la gauche ne veut pas savoir ». Le corollaire de ces deux définitions très singulières du « réel », c’est qu’il suffit d’être de droite pour que le réel se mette soudain à sauter dans vos bras et à vous lécher les mains comme un animal docile et reconnaissant. Le « réel » oublie ainsi peu à peu qu’il est né d’une négation pour devenir ce qui s’offre immédiatement à la sensibilité des nouveaux-réacs, dans la transparence de la pure évidence et, supposément, sans interprétation, sans aucune idéologie.
C’est l’enfermement dans cette définition du « réel » qui me semble par moments précisément clore l’accès au réel de mes camarades néo-réacs en les emprisonnant parfois eux aussi dans les ressassements de l’idéologie. Ils ont certes raison de pointer les ressassements et les concours de « belles âmes » d’une partie de la gauche. Mais leurs dénonciations prennent parfois un tour tout aussi automatique et rituel que les « cris d’orfraies » de la gauche. Je crois que nous gagnerions beaucoup à adopter deux définitions plus riches du « réel » : 1) « le réel est tout ce qui m’échappe » ; 2) « le réel est tout ce que je ne veux pas savoir ». Le « déni de réel » n’est pas le monopole de la gauche. Et le réel de la gauche excède infiniment ce fameux déni de réel qu’on lui prête si généreusement. Les dénis de réel des autres sont certes passionnants et instructifs, mais jamais autant que les nôtres. Le réel est ce vers quoi nous tâtonnons tous avec une difficulté extrême et dont l’excès nous échappe nécessairement. L’art, et notamment l’art du roman – et par exemple celui de Florina Ilis – y permettent parfois des percées vers des profondeurs inaccessibles au réductionnisme idéologique.
Dans le cas des persécutions contre les Roms lancées par Sarkozy, l’attention presque exclusive consacrée dans Causeur aux épiphénomènes a fonctionné, il me semble, comme un déni de réel. Mes amis néo-réacs ont, je crois, souvent tendance à fuir le réel par cette voie : oublier et négliger un phénomène massif et parfaitement concret pour ne parler que de ses épiphénomènes discursifs ou médiatiques, hissés au rang de réalité suprême. (En ce qui me concerne, on connaît mon éclectisme : je n’hésite pas à recourir à la fois aux méthodes de la gauche et à celles des néo-réacs pour mieux bondir en avant dans mes aveuglements.)
Jouissance raciste et jouissance antiraciste
Il y a enfin un autre présupposé « néo-réac » que je ne partage absolument pas : c’est celui selon lequel les seuls dangers sérieux et réels dans le présent viennent invariablement de la bête immonde antiraciste. C’est le présupposé qui inscrit racisme et antiracisme sur un axe temporel linéaire, qui renvoie systématiquement le racisme réel au passé et qui tient l’antiracisme pour le fait idéologique unique du présent. Je partage la critique de l’antiracisme, mais uniquement pour autant que celle-ci ne nous fait pas négliger le réel plus menaçant encore de la montée du racisme, du racisme « à l’ancienne », qui est hélas un fait tout ce qu’il y a de plus contemporain.
Lacan a pronostiqué un jour que la jouissance raciste avait un bel avenir devant elle – et il a ajouté que cela ne l’amusait pas du tout. Il ne s’est hélas pas trompé, je crois. C’est une erreur considérable de croire que la jouissance raciste a disparu à la faveur de la montée de la jouissance antiraciste. Ces deux jouissances ne se succèdent pas : elles coexistent dans notre présent. Et si chez Sarkozy la jouissance raciste est fort probablement simulée, comme Jean-François Kahn en avance l’hypothèse de manière très convaincante, ce fait privé est de peu d’importance. Elle n’en risque pas moins de provoquer dans le réel une contagion de jouissances racistes qui, elles, seront tout ce qu’il y a de plus sinistrement réelles.
Bernard Kouchner, ministre des Affaires étrangères, n’est pas un homme ridicule. Récemment déchiré entre ses hautes fonctions et sa conscience, il a lutté contre la tentation de démissionner; il avoue ressentir un “profond malaise” devant les mesures gouvernementales prises contre les Roms.
On imagine le dialogue entre Bernard et Christine, un soir de déprime :
– Je n’en peux plus ! Je ne supporte plus ce gouvernement, je ne peux plus voir le visage couperosé de ce sociopathe d’Hortefeux ! Il veut tout savoir, tout régenter ; c’est Joseph Fouché plus internet ! Je te dis que je vais quitter le gouvernement.
– Tu n’y penses pas ! Ton portefeuille ministériel est prestigieux, les Falcon et les Airbus de l’ETEC sont à ta disposition, tu es reçu dans les plus somptueuses résidences du monde, tu reçois gratuitement Paris Match et Voici ! Tu veux perdre tout ça? Et après ? Tu porteras les bagages de Martine Aubry ou la serviette de bain de DSK? Tu conduiras le bus de campagne d’Hervé Morin ?
– Quelle horreur !
– Alors, ta démission, tu l’oublies et tu repars au Quai avec le sourire aux lèvres et cet air conquérant que t’envient tous tes concurrents.
– Jolie formule, Christine ! Je crois que tu as raison. Mais au fait, tu pourrais démissionner, toi, claquer la porte de France 24. Mon honneur serait sauf !
– Tu n’y penses pas ! Abandonner mon emploi sous le prétexte que tu as des états d’âme ? Même pas en rêve, Bernard ! Et puis avec un seul salaire, comment fera-t-on pour payer l’abonnement à Paris-Match et à Voici.
– Tu es implacable, Christine, et imparable ! Ah, si tu n’étais pas là ! Je me sens un peu fiévreux, en ce moment.
– Tu veux un grog ?
– Oh oui, avec beaucoup de rhum!
Saint François d'Assise fut le premier stigmatisé de l'histoire chrétienne.
« STIGMATISÉ ». C’est le mot de cette année 2010. On l’entend sur tous les tons et à propos de tout et, surtout, de n’importe quoi. Il suffit qu’Alain Finkielkraut regrette que des joueurs de l’équipe de France de football se comportent en cailleras pour qu’il soit accusé de stigmatiser la banlieue, les cités, les Noirs et les Arabes. Peu importe que le philosophe ne parle ici que de la très mauvaise éducation de ceux qui insultent leurs entraîneurs, traquent les « taupes » au lieu de s’entraîner[1. Cela dit, dans mon Jura natal, les prés sur lesquels nous étions amenés à évoluer n’étaient pas toujours dépourvus de taupinières.], les obsédés de la stigmatisation n’écoutent pas celui qu’ils accusent. Ils n’entendent que leurs fantasmes. D’ailleurs, s’ils avaient réellement écouté Finkielkraut et compris son message, ils l’auraient aussitôt accusé de stigmatiser le faible niveau d’étude des sportifs en question.
Mais revenons à l’origine. Les stigmates, bien évidemment, sont ceux du Christ et correspondent aux cinq plaies consécutives à sa crucifixion. Du grec stigma, piqûre, piqûre au fer rouge, tatouage, ces plaies s’avèrent rebelles à tout traitement. Imbert-Gourbeyre établit en 1858 une liste de 321 stigmatisés, dont 80 furent béatifiés. Le plus célèbre d’entre eux s’appelle Saint François d’Assise, mais on peut également citer Sainte Catherine de Sienne, Padre Pio et, plus près de nous, Marthe Robin[2. 1902-1981 : habitant la Drôme, elle fut paralysée à 25 ans, saignait des pieds et des mains chaque vendredi. Des gouttes de sang, rappelant la couronne d’épines, perlaient sur son front, Elle ne s’alimentait plus que de l’eucharistie, qu’elle recevait fréquemment dans son lit].
Quand Villepin révélait les stigmates de BHL
Moins sérieusement, on pourrait citer cette légende parisienne des années 1990 mettant en scène Dominique de Villepin, à l’époque secrétaire général de l’Elysée, et Bernard-Henri Lévy. Ce dernier, meurtri par l’échec − même pas retentissant − du film qu’il venait d’offrir à ses contemporains, était invité par le premier au Château. Souhaitant remettre du baume au cœur du toujours nouveau philosophe, il se lança, selon ladite légende, dans une envolée lyrique dont lui seul a le secret, Au bout de la piste d’envol, Villepin aurait confié à son commensal : « Vous me faites penser à un Christ. » Quelques jours, ou plutôt quelques nuits plus tard, BHL se serait réveillé en sueur, des stigmates au creux des mains. De Besançon, je ne pourrais jurer que cette légende ait − ou pas − quelque véracité. Il n’en reste pas moins que cette anecdote constitue un pur bonheur puisqu’elle met en scène deux personnages qui en appellent souvent au combat contre les stigmatisations. BHL, compagnon de route de SOS Racisme, a toujours figuré dans le peloton de tête et entend bien y rester. Villepin, gaulliste comme les aime Edwy Plenel, a fait de la banlieue stigmatisée son nouveau cœur de cible électorale.
Ceux qui refusent de toutes leurs forces l’héritage chrétien de notre pays − parmi lesquels figurent beaucoup de contempteurs des stigmatisations de tout poil − en seront pour leurs frais. Ces références au Christ et à son martyre continuent d’occuper l’espace public avec une belle constance. « Le monde est plein d’idées chrétiennes devenues folles », a écrit Chesterton. On ne peut que constater l’actualité brûlante de cette formule.
Et la stigmatisation par omission, qui y pense ?
À écouter un garçon aussi brillant qu’Eric Naulleau, sur RTL, sur le coup de 19h30, on découvre que cette obsession de la stigmatisation ne concerne plus exclusivement les professionnels de SOS, du MRAP ou des Indivisibles. Et on a envie de s’exclamer : « Ah non ! Pas lui, pas ça ! » Même l’Eglise de France, qui devrait se montrer plus prudente en matière de stigmates, emploie le même vocabulaire à propos des Roms. On parle du voile intégral : on stigmatise tous les musulmans. On évoque la délinquance : on stigmatise la banlieue, comme si, d’ailleurs, nos campagnes n’étaient pas aujourd’hui concernées. On se risque à ne pas accueillir avec enthousiasme l’adoption d’enfants par des couples gays ou lesbiens : on stigmatise les homosexuels. Et si on se tait ? Cela doit signifier qu’on n’en pense pas moins… C’est la prochaine étape : la stigmatisation par omission.
Mais au fait, c’est qui « on » ? Tous ceux qui ne pensent pas comme soi, pardi ! Et qu’on est légitimé à stigmatiser à son tour. Ainsi, le MRAP et son fameux rapport sur Internet et Racisme, qui mettait Causeur à l’index il y a quelques mois. Ce mouvement, qui prétend lutter contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples, faisait en quelque sorte de la stigmatisation comme Monsieur Jourdain de la prose : sans le savoir.
En vrai, Mouloud Aounit et ses copains ne peuvent guère faire autrement. Dès qu’on se risque à un jugement sur une personne ou sur une institution, forcément la catégorie ou le groupement dont ils font partie peuvent se sentir visés, que cela soit légitime ou, comme c’est généralement le cas, parfaitement infondé. Afin de ne pas nous sentir stigmatisés toutes les cinq minutes, respirons un bon coup, Et évitons d’écrire des lettres aux journaux dès qu’ils stigmatisent les supporteurs de Sochaux en annonçant une énième défaite de leurs favoris[3. Vous riez ? Etes-vous sûr qu’on en soit si éloigné ?]. Ou alors, prenons la vie du bon côté : constatons qu’un groupe stigmatisé existe, lui. Et pensons à tous ces pauvres bougres qui ne sont jamais victimes de la moindre stigmatisation. Ignorés, délaissés…
Quand j’y pense, je n’ai guère été stigmatisé ces derniers temps. Cela doit bien venir de moi, au moins en partie. Je vais faire un effort mais je vous en prie : stigmatisez-moi !
Ça va pulser grave, comme l’écrivait, il y a sept ans, Michel Houellebecq dans un texte d’anthologie consacré à Philippe Muray et publié par Le Figaro. Sauf que cette fois, c’est dans Causeur le mensuel que ça se passe. Comme nous vous l’annoncions ici même vendredi dernier, nous publierons dans ce numéro 27 un long entretien inédit de Philippe Muray, en date de 2003, et d’une actualité qui risque de rester brûlante pour les quelques dizaines d’années à venir. Autour de cet entretien, un long dossier sera consacré à Philippe Muray. On y trouvera entre autres :
– Le making of de ce texte miraculé par l’intervieweur, Pierre de Beauvillé.
– La réaction d’Alain Finkielkraut – qui risque de faire grincer quelques dents chez ceux qui ne veulent voir qu’une seule tête, y compris dans le camp du Réel.
– Une interview du producteur Bertrand Burgalat qui n’a hélas pas pu faire chanter Muray.
– Un avis d’expert de Basile de Koch sur l’«élégance du foutage de gueule», qui caractérise selon lui la touche Muray.
À part ça il y aura comme d’hab’ de l’actu et de la culture, et aussi une réponse de Paulina Dalmayer à l’entretien avec Renaud Camus publié dans le numéro d’été et encore plein d’autres bonnes choses. Mais attention, si ce n’est déjà fait, il faudra impérativement vous abonner ou vous réabonner avant mercredi minuit. Sinon, on ne pourra plus rien pour vous…
Que l’on craigne, comme Renaud Camus, une « contre-colonisation », ou que l’on célèbre la différence et l’enrichissement culturel, on est amené à constater que l’islam se répand dans les sociétés occidentales où les mentalités sont sommées de s’adapter et les paysages priés de changer.
En Europe, des mosquées aux minarets toujours plus hauts apparaissent dans les villes et pendant que les élus pleins de bonnes intentions pavent la voie, au-delà d’une société multiraciale que les Français ont acceptée, à une société multiculturelle pour laquelle que personne n’a voté, les citoyens s’inquiètent.
Pendant que des lieux de culte pour les musulmans obtiennent des permis de construire et voient le jour, des voix nous annoncent que « les minarets sont les baïonnettes de l’islam ». Il en faudrait plus pour devenir islamophobe. La conclusion qu’on doit en tirer est qu’il faut tendre la main aux musulmans modérés pour combattre les fanatiques, accueillir et favoriser un islam occidental pour contenir un islam conquérant car en islam comme chez les flics, il y deux figures: un gentil et un méchant. Pour être bref, un qui égorge et un qui appelle à la paix.
Nous voilà rassurés. Sauf que le coup des minarets-baïonnettes ne vient pas d’un obscur islamiste de banlieue mais de Recep Tayyip Erdogan, Premier ministre turc et leader du Parti de la Justice et du Progrès, voix « modérée » de millions de musulmans. Le même déclarait un jour : « il n’y a pas d’islam modéré ou fanatique mais un seul islam ». C’est un peu inquiétant mais on aime bien savoir à quelle sauce on va être mangé.
Les différences entre l’islam modéré et l’islam radical tiennent-elles à leurs objectifs ou à leurs manières ?
À Manhattan, en face de Ground Zero où reposent trois mille Américains mais pas la colère de tout un peuple, un entrepreneur qui se réclame du soufisme (a priori les gentils) mais proche des frères musulmans (là c’est plus contrasté) tente de réunir des fonds pour ériger un centre culturel musulman de treize étages comprenant une mosquée, un restaurant …
Il est dans la logique d’une religion de paix et de tolérance de vouloir ouvrir dans nos villes des portes sur la culture et la connaissance de l’islam et d’œuvrer à faire tomber les préjugés en prouvant ses bonnes intentions. Ce centre islamique pourrait être bienvenu même dans cette cité il y a peu attaquée. Mais à cet endroit, il ne l’est pas. Les New Yorkais manifestent et l’Amérique désapprouve. On a beau leur dire que cette fois ci, l’islam est gentil, ils demandent à voir mais ailleurs : 70 % de réfractaires à cette construction qui n’ont pas craint d’être traités de racistes islamophobes par le New York Times, ça rappelle les votations « d’extrême droite fasciste » de nos voisins qui se moquent des « unes » de Marianne. La voix de l’Amérique gronde mais le politique n’entend pas. L’initiateur de ce projet, Feisal Abdul Rauf, « musulman modéré se réclamant du soufisme », semble pour sa part tenir à ce pâté de maison. Ce proche des Frères musulmans a récemment déclaré que le terrorisme ne prendrait fin que le jour où les Occidentaux auront reconnu leur fanatisme historique.
Comment comprendre le choix de cet emplacement ? Comment recevoir les déclarations d’Erdogan ou de Feisal Abdul Rauf ?
En entendant ces voix « modérées » de l’islam, on se demande parfois de quelle modération on parle dans ces dialogues interculturels. Une rupture avec un islam conquérant ou simplement une façon d’y aller mollo ? Ailleurs, l’islam radical tenterait d’élargir l’oumma par la violence des armes quand dans nos sociétés, l’islam modéré augmenterait le nombre de croyants à l’abri des tolérances, des lois et des droits ? Leurs différences tiendraient moins à leur objectif qu’à leurs manières ? La phrase d’Erdogan prendrait alors un sens inquiétant : Un islam, une conquête, deux stratégies. Un pied dans chaque monde, dans une main un sabre, dans l’autre le bouclier de l’antiracisme.
On peut aussi voir l’islam modéré comme un rempart possible contre l’islamisme. Encore faudrait-il que les lignes de fracture soient plus claires. Il appartient aux musulmans de les dessiner. Les Mohamed Sifaoui ou les Abdelwahab Meddeb ne courent pas les rues, ils sont parfois entendus et parfois dénoncés comme traitres à l’islam mais à quel islam ?
Un imam de Marseille raconte qu’il « a vidé la moitié de sa mosquée en dénonçant dans un prêche les crimes de Ben Laden ». Les manifestations de l’islam radical comme la burqa ou la polygamie rencontrent peu de résistance parmi les Français musulmans tandis que l’imam de Drancy, appelé « imam des juifs » est dénoncé pour son œcuménisme, inquiété et menacé jusque sur son lieu de culte. Maintenant que le ramadan est « pratiqué et accepté par les Français », comme l’a proclamé Libé, les agressions se multiplient contre les musulmans qui ne le respectent pas.
Que dit de tout ça le « peuple musulman » ? De quoi est fait l’islam de France et d’Occident ? « Modérés », « radicaux », « islamistes », combien de divisions ? Et quand passe-t-on des uns aux autres ? Où est la frontière qui voit le djihad se métamorphoser, de travail sur soi en lutte contre les autres, sans prendre la peine de changer de nom ?
Toutes ces questions méritent des réponses. On peut en les attendant rêver à un monde idéal où l’islam cesserait tout prosélytisme. En attendant, nous devons vivre dans celui-là.