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Le noir me va si bien


Le noir me va si bien

Cet été, les amateurs de cinéma ont eu le choix entre le virtuel et le réel, entre un blockbuster qui prétendait montrer que notre vie est peut-être un rêve et un polar hargneux et violent, dans la plus pure tradition du film noir qui se contentait de dire la vérité : notre vie est un cauchemar et un nid de névroses comme il y a des nids de serpents. Pour résumer, on a eu le choix entre Inception de Christopher Nolan et The Killer inside me de Michaël Winterbottom.

Le succès programmé d’Inception

Pourquoi vouloir opposer ces deux films qui appartiennent finalement à grande famille du cinéma dit de genre, même si Inception joue dans les parages du fantastique et de la SF, tandis que The Killer inside me, adapté d’un roman de Jim Thompson, renoue avec la tradition du film noir des années 1950 façon En quatrième vitesse de Robert Aldrich.
Pour commencer, le public a tranché : Inception est un énorme succès commercial alors que The Killer inside me a été projeté dans des salles où se retrouvaient quelques aficionados désabusés du polar à l’ancienne.

Cette victoire par KO s’explique aisément: avec son budget et son casting, Inception avait tout d’un succès programmé. Il fallait éviter une catastrophe financière. Leonardo di Caprio et Marion Cotillard, sans oublier les effets spéciaux, ça vous met tout de suite un budget à 160 millions de dollars. La critique a suivi jusque sur Causeur où le film a été brillamment défendu car elle suit toujours au bout du compte, comme l’intendance : Inception était un chef d’œuvre, d’une originalité visuelle et thématique époustouflante, sauf pour Télérama qui n’aime que les films kirghizes. Bref, un « film du siècle ».

Le problème n’est même pas d’avoir un « film du siècle tous les ans », le problème est que c’est toujours le même. Et là, j’entends les protestations se lever. « Tu ne comprends rien, ce film a un véritable sens philosophique, et puis ça devrait te plaire, il peut se voir comme une fable anticapitaliste, la marchandisation du rêve, l’espionnage industriel poussé à son extrême. »

Bien sûr, bien sûr mais quoi de neuf dans Inception depuis Matrix ? Et dans Matrix depuis la Caverne de Platon, les romans de K .Dick, le Spectacle de Debord et les Simulacres de Baudrillard ?

À se demander si ces films, en généralement admirablement fabriqués, n’ont pas réussi à trouver le nombre d’or du marketing pour attirer un public massif (pas loin de 4 millions d’entrée en France en un été) tout en s’offrant une légitimité intello, du fait de la complexité apparente du scénario, de sa problématique très postmoderne de l’indécidable. Ce fut le cas pour Matrix qui vit notamment en France avec Matrix, machine philosophique[1. Ellipses], un collectif de philosophes dont Alain Badiou, s’intéresser très sérieusement au contenu du film et pas seulement à son caractère de phénomène sociologique.

The killer inside me : la revanche de la tragédie

En face de ces films multilégitimés (public, critiques, intellectuels), comme il y a des aliments multivitaminés, mon petit polar de l’été fait pâle figure. La critique a assez sauvagement et unanimement descendu The killer inside me, décrété trop violent. C’est en général la même qui trouvait l’inspecteur Harry facho avant d’en faire un humaniste.

C’est assez drôle, quand on y pense. Implanter des rêves chez quelqu’un, les lui voler, rendre son monde complètement incompréhensible serait moins violent que tuer des femmes à coup de poing comme le fait le sheriff psychopathe de Michaël Winterbottom. Ou alors, mais ce serait plus grave, nous en sommes arrivés au point où la pire des tyrannies virtuelles sera toujours préférable à l’horreur ordinaire de la condition humaine.

Casey Affleck, qui incarne ce policier qui déraille, a une tête de bon garçon du Sud, qui fait son ménage et est bien vu de son quartier. Il ne s’occupe pas des rêves de ses contemporains mais quand l’un d’eux le gêne, il se contente de lui tirer une balle dans la tête. Pour faire simple, il incarne parfaitement la « banalité du mal ».

En sortant de la projection d’Inception, le spectateur n’a rien appris même si on lui a fait habilement croire qu’il avait vu un film riche de significations. On lui a posé une question légèrement éculée : dans quelle réalité vit-on ? Message subliminal : puisqu’on ne sait pas dans quelle réalité on vit, puisque tout est manipulé, il est inutile de prétendre changer les choses. Le spectateur d’Inception, dans le meilleur des cas, en restera au stade de l’herméneutique vaguement dépressive.

À l’inverse, The Killer inside Me est un véritable film noir en cela qu’il renoue avec la dynamique propre de la tragédie. Une petite parenthèse : il ne faut pas confondre le film noir, qui est en train de disparaître, avec le thriller ou l’actioner qui misent tout ou presque sur la pyrotechnie. Dans le film noir en général, et celui-ci en particulier, des personnages de Sophocle portent des bottes mexicaines et roulent en Studebaker. Enfermés dans une petite ville, dans une époque et dans une obsession (la règle des trois unités…), ils sont universels, bien plus que les cadres supérieurs d’Inception dont les préoccupations apparaissent très datées.

Avez-vous déjà essayé de regarder un film de science-fiction qui a plus de trente ans ? Sauf pour les amateurs du genre, l’épreuve est cruelle et le ridicule jamais très loin. Rien ne vieillit plus vite que la modernité technologique et les problèmes philosophiques qu’elle pose. Inception n’échappera pas à cet enfer du kitsch. Question de temps. En revanche, je suis convaincu que The Killer Inside Me continuera, comme Quand la ville dort de John Huston, à me parler du désir, de la folie, de la passion et de la mort en des termes qu’apparemment plus personne ou presque, par les temps qui courent, ne veut plus entendre.



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