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Alfred Eibel, lecteur

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Sans Alfred Eibel, qui protégea mes premiers pas de pigiste dans les pages « Livres » du défunt Quotidien de Paris, au tout début des années 1990, je n’aurais sans doute pas lu, ou pas tout de suite, Georges Perros. Et chaque année qui passe sans avoir découvert l’auteur des Papiers collés, fragments à vif et journal intime en éclats, est une année de perdue. Il y a des dettes qu’il faut savoir payer et c’est un plaisir de lui rendre hommage aujourd’hui alors que trois parutions révèlent l’importance souterraine d’un critique qui est beaucoup plus qu’un critique. Même les écrivains les plus ombrageux deviennent ses amis.[access capability= »lire_inedits »]

Jean-Pierre Martinet fut de ceux-là. Mort en 1993 à Libourne, chez sa mère, dans l’ivrognerie la plus totale, Martinet a pourtant publié quelques romans parmi les plus importants de ces quarante dernières années1. Ils connurent un relatif succès critique et furent un bide sur le plan des ventes. Martinet préféra quitter Paris et tenir un magasin de presse à Tours. Mais grâce à des lecteurs comme Alfred Eibel, Martinet passe d’une génération à l’autre à travers de multiples rééditions préfacées par l’ami fidèle.

Aujourd’hui, on peut découvrir, dans le numéro 2 de la revue Capharnaüm, la correspondance entre Eibel et Martinet, après la mort de ce dernier. Ce n’est pas seulement un régal pour amateur d’histoire littéraire récente, même si pas mal de gens évoqués sont encore en activité. Stimulé par Eibel, Martinet peut exprimer un dégoût et un désespoir de haute qualité qui font de ces lettres de vrais morceaux de littérature à l’estomac : « Eh puis, à la longue, Samuel Beckett avait raison, « Le malheur finit par faire rire », bref on s’habitue, mal, mais on s’habitue. »

Dépourvu de tout préjugé en matière de littérature, Alfred Eibel fut un grand passeur. Il nous fit découvrir des classiques chinois comme directeur de collection chez Flammarion et des grands du roman noir : dans son panthéon personnel, Lu Xun côtoie Jim Thompson. Il fut un temps éditeur à Lausanne, y dilapidant sa fortune.

Il est des façons plus glorieuses de perdre son argent. Dans son œuvre d’éditeur, on pourra découvrir, en fac-similé, l’unique numéro (500 pages, tout de même) de la revue Hors Commerce, publiée en 1974. De Pessoa à Vialatte, de Haedens à Prokosch, de Léo Malet au cinéaste Dalton Trumbo, le sommaire suffirait encore à composer une bibliothèque idéale.

On complètera ces gourmandises par De passage à Paris, un recueil d’entretiens accordés à Alfred Eibel par quelques très grands noms de la littérature anglo-saxonne comme l’ancien taulard Edward Bunker, l’anglais Robin Cook, dont les romans révèlent un pessimisme somptueux et radical, Toni Morrison quelques années avant sa nobélisation ou le poète Kenneth White que l’on ne peut imaginer autrement que sirotant un Glenlivet.

Attention, dès qu’Alfred Eibel s’approche d’un auteur, on a envie de le lire. Si, comme le pensait Larbaud, la lecture est un vice impuni, vous serez à votre tour forcément mais heureusement perverti.[/access]




Hors commerce

Price: 36,00 €

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Terrence Malick, cinéaste pas cool

La Balade sauvage (1973) narrait la cavale romantique d’un couple meurtrier entre Colorado et Nebraska. Les Moissons du ciel (1978)  dessinait des chassés-croisés amoureux dans une grande ferme du Texas. La Ligne rouge (1998) déchaînait un maelström de perceptions durant la bataille de Guadalcanal. Le Nouveau monde (2005) peignait les confrontations entre Algonquins et colons anglais du XVIIe siècle. The Tree of life (2011), dernier film de Terrence Malick, Palme d’or 2011 à Cannes, explore les questionnements et les souvenirs d’un homme à l’anniversaire de la mort de son frère.

Contrairement à une idée répandue, Terrence Malick ne fait pas dans la veine panthéiste mièvre, quelque part entre extrapolations de Rousseau et une relecture de Thoreau. C’est pourtant ce que la critique paresseuse retient trop souvent de sa filmographie, en la réduisant à une espèce de lyrisme pompeux pour fans acquis d’avance.

Un certain regard loin du syncrétisme cool

Regarder par soi-même : voilà plutôt le credo de Malick. Il ne donne à voir le monde qu’à travers les yeux de ses personnages. Un monde tantôt accueillant, tantôt menaçant, étroit ou exalté, obscène ou grandiose. Malick se situe en fait aux antipodes des philosophies unifiantes qui cherchent une exaltante mais facile similitude entre tous lieux et créatures. Regarder par soi-même, pour Malick, ce n’est pas simplement opposer l’état de nature à la société, la guerre à la concorde, l’amour au mal. Malick ne joue jamais contre. Au contraire, il donne à voir la pluralité du monde au sein des nombreux couples d’oppositions qu’il agence.

L’extrême douleur et l’extrême beauté naissent de sa peinture des contradictions, sans manichéisme (Malick n’est pas Spielberg) ni jugement moral (il n’est pas davantage Kubrick). Loin du syncrétisme cool du new-age hollywoodien, Malick nous plonge dans la recension éperdue et obsessionnelle des atours du monde.

Son œuvre arpente ainsi l’empire des signes avec un émerveillement jamais tari. Les questions qu’elle pose restent insolubles et leur répétition, portée par les multiples voix off narratives de ses films, en devient douloureuse. Est-il possible qu’ensemble, ces signes fassent sens ? L’un se cache-t-il derrière le multiple ? Quelle serait la nature du principe qui permet tout et son contraire, qui donne et reprend sans cesse ?

La symphonie picturale de Malick

Malick apporte des éléments de réponse en tentant de lier picturalement et musicalement des univers contradictoires. Il confronte différents régimes d’images, par exemple le mythe et l’histoire avec le héros de La Balade sauvage, qui reprend les postures du James Dean de Géant. Mais aussi le documentaire et la fiction dans la minutieuse description technique du monde agricole des Moissons du ciel et de la tragédie humaine qui s’y déroule. Et enfin, dans le magnifique Tree of life, apparaissent les dinosaures numériques et le reportage animalier, les planètes en toile peinte et les intérieurs en lumière naturelle, la pyrotechnie des effets spéciaux et les volcans véritables, l’esthétique du flux et la rigueur du découpage. Malick est, en somme, le cinéaste du multivers selon Powys qui affirmait, dans Obstinate Cymric : « Quand bien même la science et les mathématiques, non moins que la métaphysique et la théologie, s’accordent pour reconnaître que l’univers est ; quand bien même ces dernières tirent la conséquence logique de cette unicité et soutiennent qu’il existe, derrière cette unicité et l’incluant tout entière, un Être universel qui est l’Absolu ne voit pas pourquoi il ne persisterait pas dans son habitude de penser et d’éprouver par tous ses sens un multivers pluraliste aux horizons infinis. »

C’est bien par cette alliance entre multiplicité des formes et nostalgie de leur réconciliation que Terrence Malick demeure notre plus grand cinéaste en activité.

The Tree of life (Palme d'or - Cannes 2011)

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Le Ciel vu de la Terre

Ayant décidé de snober les classiques qui fondent sa propre culture, et notamment la Bible, la critique française est passée complètement à côté de Tree Of Life de Terence Malick. Bien que le personnage qui crève littéralement l’écran s’appelle Dieu, je n’ai en effet pratiquement rien lu évoquant sa présence de bout en bout du film[Seuls La Croix et Valeurs Actuelles ont su témoigner de la nature chrétienne de Tree of life.].

Une blague raconte qu’un jour un jeune homme rendit visite à un rabbin en se présentant comme un libre penseur.
– Avez-vous étudié la Bible avec attention ? demande le rabbin
– Non, répond le libre-penseur.
– Alors vous n’êtes pas un libre-penseur, mais un ignorant.

L’égarement interprétatif de la quasi-totalité des média me rappelle la désinvolture du libre-penseur de la blague. Ce refus de voir que Tree of life est fondamentalement, viscéralement et uniquement chrétien, incite à établir un constat de mort cérébrale des sphères prétendument cultivées[2. Autre hypothèse probable : ça leur arrache vraiment la gueule de prononcer le mot « chrétien » !].

Avec ou sans Dieu

Visiblement, pas un journaliste sortant de la projection n’a ouvert le Livre de Job pour comprendre autour de qu(o)i s’articule l’œuvre de Malick. Rien d’étonnant quand on se souvient des commentaires enthousiastes à propos des Hommes et des dieux de Xavier Beauvois. Pour parler des moines de Tibéhirine, les cinéphiles autorisés avaient réussi le tour de force d’évoquer le « dialogue des cultures », la « tolérance » et le « message humaniste » du film sans prononcer ou presque le mot « catholique » ! Dieu pardonnera leurs offenses.

Personne n’a remarqué non plus que Malick était le réjouissant anti-Arthus-Bertrand dont nous avons furieusement besoin en 2011. Car ce qu’il filme, ce n’est pas la Nature, mais la Création. Malick n’immortalise pas « la Terre vue du ciel », mais « le Ciel vu de la Terre ». Il ne rend pas hommage à la moderne-écolo Gaïa mais au Tout-Puissant !

Exit le New Age et le voyage astral, on ne verra ni ovnis ni métaphysique horlogère. Seule la fascination de l’infini paysage cosmique est offerte à notre intelligence. Peu à peu, nous réalisons que notre âme est une question pour elle-même. On est loin de l’animisme d’Avatar.

Père et Mère universels

Brad Pitt traçant dans l’herbe la limite de son empire familial ne peut pas ne pas évoquer règlement intérieur du Jardin d’Éden que Yahvé dicte à Adam. Le domaine du Père est évidemment le souverain Bien, empli de la vraie vie et de la vraie joie, où le mensonge n’a sa pas place. Hors du Jardin dans lequel est planté l’arbre qui témoignera du pacte familial, on s’expose inévitablement au risque de l’expérience du Mal. Brad Pitt incarne le Père universel veillant jalousement sur le couronnement réel de sa création. Ses enfants sont appelés à l’éternelle conquête de leur propre devenir. L’ancrage spatio-temporel de l’intrigue importe peu. Par la contingence flagrante du contexte, Malick donne le sens de l’universel au particulier. La famille devient synonyme d’humanité, le scénario est une allégorie de la grande Histoire. Raison pour laquelle les personnages du film sont à peine nommés.

Au Père appartiennent la Loi et l’art de la discipline. Voie du labeur, voie de la nature, voie de la violence d’exister, voie des combats perpétuels. À la Mère, nimbée de soleil lorsqu’elle apparaît dans le champ, reviennent le confort de la maison, la chaleur du foyer, le pardon, le pardon encore, le pardon toujours. Bref, la solaire grâce qui rédime dans le silence de la charité. Grâce, toujours, dans ses pieds de danseuse son regard lumineux et la bonté aveugle qu’elle distribue en désaltérant des bandits.

La leçon du livre de Job

Le Livre de Job, explicitement mentionné, plane sur le film. Le sort s’acharne sans raison, la mort frappe au hasard, illustrant l’apparente injustice des choses d’ici-bas. Pourquoi tel enfant périt-il dans la noyade ? « Etait-il mauvais ? » Pourquoi ces pauvres, ces infirmes ? Sont-ils punis par la justice divine ? Le Mal est-il puni par la mort ? « Pourquoi les méchants restent-ils en vie, vieillissent-ils et accroissent-ils leur puissance ? » (Job 21,7). Tree Of Life ne cesse de questionner notre éloignement du jardin, au sein duquel nul malheur n’était concevable.

La sortie du jardin, c’est notre entrée dans l’Histoire. Malgré son cortège de douleurs, de hasards et d’apparentes fatalités, elle ne doit pas nous dissuader d’avoir confiance et d’aimer Dieu. Même si, comme Job, on tend un poing vengeur vers le ciel pour lui réclamer des comptes, voire le défier quand il a le dos tourné.

De la Création à l’eschatologie

Deux arts traversent le film. La musique, tout d’abord, que le Père révère et dont il veut transmettre le goût si noble et si exigeant. Au second plan, l’architecture. On distingue çà et là des plans et des architectes, on déambule dans des buildings et des cités incroyablement graphiques. Comment ne pas y lire l’œuvre du Créateur par excellence, offerte à ses enfants comme un trésor à faire fructifier ? Là encore, il faut revenir à Job : « Où étais-tu quand je fondai la terre ? Parle, si ton savoir est éclairé. Qui en fixa les mesures, le saurais-tu, ou qui tendit sur elle le cordeau ? Sur quel appui s’enfoncent ses socles ? Qui posa sa pierre angulaire, parmi le concert joyeux des étoiles du matin et des acclamations unanimes des fils de Dieu ? » (Job 38, 4-7).

De la Création, Malick nous ensuite fait passer à l’eschatologie. Le temps trouve son abolition finale dans l’accession à l’au-delà. Passage de la finitude des choses à leur initiale et souveraine éternité dans le sein de Dieu. Corps glorieux transfigurés, abolition des âges, visions de la Porte Étroite des Evangiles et du Christ lui-même. La conclusion du film entre en résonance avec son ouverture, l’arche d’alliance renvoyant à l’extrait liminaire de Job.

Tree Of Life règne souverainement au-dessus des incantations magiques modernes. Loin du paganisme écolo, du culte de l’homme, des animismes cool et du rousseauisme béat, il chante la Charité, la Foi et l’Espérance.

The Tree of life (Palme d'or - Cannes 2011)

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Marriah Greene, benjamine absolue de Facebook

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Quelques semaines seulement après la création de sa page Facebook, Marriah Greene compte déjà 300 amis sur le réseau social. Rien d’étonnant à tout cela, me direz-vous, sauf que l’intéressée ne le sait même pas. Et n’allez surtout pas imaginer une énième affaire d’usurpation d’identité qui sont le lot quotidien de FB : les timbrés du XXIème siècle ne se prennent plus pour Napoléon, ils se créent un profil de Justin Bieber ou Mollah Omar…

Non, si cette info est une sorte d’info c’est que Marriah Greene est (pour l’instant)… un fœtus. Ses parents Matthew et Ellie Greene, de Whitehouse, Texas, ont expliqué sur la chaîne de télévision locale KLTV qu’ils avaient ouvert un compte Facebook à leur fille pour tenir les membres de leur famille et leurs amis informés de l’évolution de la grossesse.

Si l’on en croit les informations personnelles publiées sur son profil, Marriah aime nager et donner des coups de pieds, la gymnastique et le kickboxing sont ses activités préférées, et adore écouter Lady Gaga.

Voilà donc une histoire qui confortera tous ceux qui pensent que les Américains sont de grands enfants. Pour beaucoup, c’est une critique, mais pour moi, c’est un vrai compliment. En vérité, tout cela est plutôt crétin mais assez sympathique… tant que les harpies prolife et prochoice ne s’en mêlent pas

Prolétaires, unissez-vous

photo : YellowFilter

Le monde n’a pas attendu 1848 et la publication du Manifeste du Parti communiste pour apprendre, avec effroi, qu’il existait des prolétaires. Les Romains avaient les leurs. Et, au Ier siècle avant notre ère, le mot était déjà une insulte. « Eh, va donc, prolétaire ! » Ils n’étaient pas esclaves, mais hommes libres, la lie de la plèbe. Citoyens de la sixième classe, ils ne possédaient rien. Rien n’est pas tout à fait exact. Ils possédaient une chose. Deux plutôt, qui pendouillaient entre leurs jambes et prouvaient que les prolétaires de tous pays sont faits pour s’unir – proles, race, lignée, enfants. Un prolétaire, ça procrée.

« Proletarii illi, qui eo quod proli gignendae vacabant », écrit Augustin au Livre III de La Cité de Dieu : les prolétaires sont ceux qui ne font que mettre des enfants au monde. Bon père, Augustin ajoute que Rome veille scrupuleusement à les garder à l’intérieur des Murs sans jamais leur permettre de partir à la guerre. Pour l’Urbs, ils doivent accomplir une tâche plus utile qu’aller garnir de cadavres les champs de bataille : peupler Rome et se multiplier.[access capability= »lire_inedits »]

Rome découvre, avec son prolétariat bon qu’à proliférer, que la première richesse des nations, c’est la ressource humaine. Le prolétaire, c’est l’espèce qui joue les prolongations, la démographie qui fait loi.

Le génie de Marx est d’avoir cessé d’écrire des poèmes enamourés à Jenny von Westphalen pour bricoler le physique du prolétaire. Ce dernier avait un sexe, il savait s’en servir. Le bon docteur Marx lui greffe deux bras en attendant qu’un jour lui pousse une tête – alouette. Ce que le prolétaire était au radada dans la Rome antique, il le devient dans l’économie capitaliste. La force de reproduction se mue en force de production. La violence qui, chez Marx, se déchaîne dans l’Histoire, c’est d’abord celle-là – du moins si l’on admet que Marx n’est pas né marxiste et qu’on se rappelle qu’il a consacré ses premières années de recherches philosophiques à la question religieuse.

C’est dans la lecture d’Augustin et de l’histoire romaine, davantage que chez James Mill (auteur des Principes d’économie politique et père du petit John Stuart) ou Proudhon, que Marx puise ses premières intuitions. Évidemment, la « césure épistémologique » qu’Althusser a repérée en 1961 dans son œuvre existe bel et bien : le jeune hégélien a cédé le pas au matérialiste scientifique. Mais l’un ne tue pas l’autre et la césure n’efface pas totalement la généalogie des concepts ni leur continuité.

On peut donc avancer l’hypothèse que Marx, dans ses jeunes années berlinoises, récupère un prolétariat historique à Rome, avant de le rencontrer plus tard dans la rue, à Paris puis à Londres.

À Rome, le prolétariat est livré clés en main sous forme de classe. Si sa position sociale fait de lui une quantité négligeable, il trouve sa valeur sur un autre plan : la continuation de l’espèce. D’une certaine manière, le prolétariat antique, c’est la nature qui rappelle son bon souvenir à la culture. Là violence du capitalisme industriel consiste à substituer la production à la reproduction, le travail à la procréation, l’accumulation de richesses à la perpétuation de l’espèce, le capital à la nature. C’est la vie elle-même que la modernité capitaliste a remplacée par le travail. Dès lors, la question du prolétariat chez Marx n’est pas un simple sujet politique : c’est un problème anthropologique et, pour suivre Philippe Lacoue-Labarthe, un enjeu métaphysique. Marx métaphysicien ? Oui. Relisons Le Capital pour voir apparaître distinctement la thèse métaphysique suivante : l’être est travaillé. Rien n’existe dans le monde, pas même l’homme, qui ne soit déterminé par les conditions de production.

La condition du prolétaire, c’est d’abord un arrachement. On retrouve le thème dans Le Travailleur d’Ernst Jünger (1932), mais également chez Simone Weil, dans La Condition ouvrière (1937) et dans L’Enracinement (1943). Ne tirant son existence de nulle autre chose que de son travail, le prolétaire n’est l’homme d’aucun attachement. Il est coupé de ses racines, de la nature, de la famille, de la nation, de la religion. Bref, les appartenances traditionnelles ne tiennent plus quand les conditions techniques, c’est-à-dire matérielles, de production l’ont emporté sur les anciennes allégeances.

Reste un petit problème : nous sommes tous des prolétaires. À l’exception de Mme Bettencourt et de quelques-uns de ses bienheureux amis, nous appartenons tous au salariat, c’est-à-dire au prolétariat. Et quand nous n’en sommes pas, nous en dépendons intégralement : le médecin généraliste qui prétend exercer une profession libérale n’est-il rien d’autre, finalement, qu’un salarié de la Sécurité sociale ? L’avocat, le commerçant, l’artisan tiendraient-ils longtemps si leur clientèle ne percevait plus de salaires ?

Seulement, le prolétariat auquel toute la société appartient désormais ne semble plus être déterminé par sa force de travail, mais par sa capacité de consommation. Ce n’est pas par hasard, ni pour répondre à une question sociale bien réelle, que le thème du pouvoir d’achat a dominé les débats de l’élection présidentielle de 2007. « Je consomme, donc je suis », voilà l’anthropologie nouvelle qui succède à la proposition marxiste originelle du : « Je loue ma force de travail, donc j’ai une existence sociale ».

Le prolétariat est sorti des manufactures, dans lesquelles Marx le cantonnait, pour envahir la société tout entière et s’acheter une essence dans les supermarchés – pendant qu’il y est, il fait ses courses et passe, en sortant, à la pompe. Où est passé le prolétaire ? S’il est partout, alors il n’est nulle part.

La prochaine élection présidentielle sera-t-elle une « course au prolo » ? Peut-être bien que oui. Mais, vu qu’il n’existe pas, ce ne sera qu’une tentative masquée de réhabiliter les anciennes allégeances (la famille, la nation, les valeurs collectives, etc.) face à un monde si aliéné par la consommation qu’il se consume lui-même. Ce n’est pas la révolution qui est devant nous, mais la réaction prolétarienne.[/access]

La saison sèche de la fin du monde

Charlton Heston dans "Soleil Vert".

On sera encore accusé de millénarisme, de catastrophisme, de réchauffisme et, qui sait, de complotisme. Il y a des semaines comme ça, où la conjonction, sur un temps court, de plusieurs événements planétaires, donne l’impression que nous assistons à la fin d’un monde qui évoque furieusement les films sombres apocalyptiques où jouait Charlton Heston dans les années 70.

Fukushima ouvre le bal

Nous ne parlons plus de la centrale de Fukushima qui continue à fuir quand bien même les médias s’y intéressent beaucoup, mais alors beaucoup moins. Les chaînes d’informations continues nous ont fait sombrer en quelques années dans ce que le philosophe irlandais du début du XVIII, Berkeley, appelait l’irréalisme, c’est à dire une espèce d’aberration mentale très humaine qui consiste à penser que n’existe que ce que nous percevons : esse est percipi aut percipere (être c’est percevoir ou être perçu). Si nous ne voyons plus Fukushima, c’est que Fukushima n’existe plus, quand bien même cet accident serait plus grave que celui de Tchernobyl d’après tous les experts et quand bien même les fuites continuent, essaimant des particules mortelles sur tout le royaume du Soleil Levant. Il est vrai que, caméras ou non, la radioactivité c’est vraiment le contre-exemple que n’aurait pu imaginer l’évêque Berkeley : on ne la voit pas, on ne la sent pas, on ne la touche pas et pourtant elle est. On s’en aperçoit juste un peu plus tard, aux premières leucémies, aux premiers cancers de la thyroïde, aux premiers bébés malformés. « Il me semble parfois que mon sang coule à flots/ Je l’entends bien qui coule avec un long murmure/ mais je me tâte en vain pour trouver la blessure », prophétisait Baudelaire.

Si Fukushima a ouvert la saison avec ce bal pré-apocalyptique, d’autres danseurs se précipitent pour faire leur tour de piste, les uns après les autres.

La sècheresse, par exemple. On sait avec certitude depuis les sorties de Claude Allègre (spécialiste mondialement reconnu sauf par ses pairs) que les scientifiques du GIEC sont des menteurs, des alarmistes, des idéologues. Que les hivers très rigoureux observés depuis quelques années n’ont rien à voir avec la fonte des pôles mais au contraire apportent de l’eau (glacée) à son moulin climatique du Tout va très bien madame la marquise !

En même temps, depuis début avril, les agriculteurs en sont à se demander comment ils vont abattre leur bétail s’ils ne trouvent pas du fourrage avant l’été. Les libéraux qui nous gouvernent songent même à faire intervenir la puissance publique, avec des cellules de crises pour organiser le transport des tonnes de paille pendant l’été si la sècheresse continue. La situation est vraiment grave, donc : un Etat qui estime que des choses aussi anodines que les communications, l’eau ou l’énergie ne sont plus ou ne devraient plus être de son ressort trouve soudain urgent d’éviter que l’Aubrac ou le Pays de Caux aient à la fin août des allures de Sahel avec des carcasses d’animaux au ventre gonflé un peu partout.

C’est que Bruno Lemaire, ministre de l’Agriculture, et Nathalie Kosciusko-Morizet, ministre de l’Ecologie, savent lire les chiffres et ne peuvent plus faire comme si. Le printemps 2011 en France (mais aussi au Royaume Uni, en Allemagne et en Russie), a été le plus chaud depuis 1900, le plus sec depuis cinquante ans (battu, l’été 76 !) et les températures d’avril sont de quatre degrés plus chaudes que la moyenne établie entre 1971 et 2000.

Amnésie galopante

L’agriculture nous ramène à la crise du concombre. Voilà une bactérie rare, connue depuis longtemps, qui sans qu’on sache trop pourquoi, a plus ou moins muté et se répand de manière épidémique en Allemagne, laquelle a, comme à son habitude, trouvé le moyen d’accuser un pays PIG, en l’occurrence l’Espagne, avant de se rétracter. En attendant que la bactérie, économie européenne intégrée oblige, traverse les frontières comme n’importe quel nuage radioactif.

Ce qui galope ces temps-ci, c’est l’amnésie et un événement chasse l’autre sans que nous ayons le temps de les analyser ou de tenter de les hiérarchiser mais on a tout de même l’impression que les vingt dernières années ont été marquées par des crises alimentaires sans précédent. Grippes porcines, aviaires, ovines, vaches rendues folles par l’encéphalite spongieuse, campagnes emplies de bûchers de moutons potentiellement contaminés. Et des virus, des prions, des bactéries qui semblent ne plus avoir aucune difficulté à franchir le barrage des espèces.

On se dit qu’on pourra toujours se consoler en papotant au téléphone. Il faudra juste éviter les portables. Cette fois, c’est certain, ils sont classés par le CIRC (Centre international de recherche sur le Cancer), organisme dépendant directement de l’OMS et encore assez protégé du lobbyisme des grands opérateurs, dans le groupe 2B, celui des agents cancérogènes possibles pour les humains. Au dessus, il n’ya plus que le groupe 2A (agents cancérogènes probables avec par exemple le trichloréthylène) et le groupe 1 (agents cancérogènes certains, comme l’amiante). Et les études continuent. Vous me direz, il n’a que la médaille de bronze, le téléphone portable, dans cette affaire. Oui, mais tout de même, il y a quelque chose comme cinq milliards d’abonnés dans le monde. Il serait donc rassurant que les études du CIRC qui se poursuivent sur le sujet (Wifi comprise) ne fassent pas grimper une marche au podium à la nouvelle prothèse fétiche de l’humain mondialisé.

Bon, tout cela n’annonce pas forcément la fin du monde. Même si on y ajoute les massacres en Syrie, l’Acropole et les plages grecques en voie de privatisation, un maire de banlieue qui demande sans rire l’intervention des Casques bleus pour protéger une école primaire où les enfants ne peuvent plus sortir en récréation à causes des fusillades entre dealers.

Cela nous interroge sur la fin d’UN monde, d’une façon de produire, de vivre dans la Cité. Cela nous interroge sur notre rapport à la technique et encore une fois, il faut lire L’obsolescence de l’homme de Gunther Anders qui, non seulement, fut le seul penseur de l’apocalypse nucléaire après Hiroshima mais aussi celui de la honte prométhéenne éprouvée par l’homme vis à vis de ce qu’il a créé et qu’il ne maitrise plus.

Les civilisations sont mortelles, disait Valéry après la Première Guerre mondiale. Dire que nous ne sommes pour rien dans la catastrophe au ralenti qui se déroule sous nos yeux, que c’est la faute à pas de chance, qu’il faut laisser faire, que tout va spontanément s’arranger car le marché allié à la technologie trouve toujours une solution, c’est accepter de croiser le regard d’un nouveau-né en ne voyant plus en lui qu’un sursitaire. Un sursitaire à court terme.

Quand Luc Ferry reste sur son Kant à soi

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S’il n’est pas facile de définir ce qu’est l’intérêt général, il est en revanche fort aisé de reconnaître la bouffonnerie en philosophie. La bouffonnerie de certains « philosophes » consiste à vouloir accéder à la sphère du pouvoir afin de conduire ce dernier sur le chemin du devoir. Ces intellectuels n’ont fait la preuve que d’une seule chose : l’évanescence de leurs principes derrière laquelle subsiste leur amour du pouvoir.

L’épisode Luc Ferry est l’énième illustration de cette antique entreprise. Après avoir commis une bourde mémorable notre habile professeur s’est dépêché d’en faire, comme de bien entendu, une question de philosophie morale.

Voici donc le sujet du bac devant lequel il nous faudrait plancher : comment dénoncer un méfait si la Loi sur la vie privée vous l’interdit ? Comment dénoncer une injustice si le Droit lui-même vous en empêche ? Ne sommes-nous pas en présence d’un dilemme moral, que dis-je, d’une antinomie de la raison pratique ? Adoptons un instant la position scolaire de Luc Ferry, et remarquons ceci : entre la dénonciation calomnieuse dans les médias et le silence complice, il existe une solution très simple : le signalement à la justice. Il n’est pas nécessaire d’avoir des preuves pour cela ; c’est même ce qui s’appelle laisser la Justice faire son travail. Ah, certes, on imagine sans mal qu’une histoire de pédophilie commençant par ces mots, « Le Premier Ministre m’a dit que…», eût risqué d’ennuyer ledit Premier Ministre, et son gouvernement avec. Déplaçons donc la question du ciel kantien où Luc Ferry tente de l’accrocher, et faisons-la chuter sur terre. La question ne serait-elle pas plutôt : même si cette histoire était crédible, pouvais-je m’offrir le luxe de gêner le gouvernement, moi qui travaillait pour lui ?

Mon Dieu, comme il doit être difficile de rester sur son Kant à soi quand on entre en politique au nom des grands principes… En refusant de livrer des noms tout en se disant convaincu de la crédibilité d’une telle allégation, Luc Ferry a surtout montré que l’équilibre gouvernemental vaudra toujours quelques petits silences. Pressé de se sortir de ce mauvais pas, et guère avare de contradictions, notre homme n’a de cesse de nous répéter depuis lors : « quand on n’a pas de preuves, on ferme sa gueule». Voilà une conclusion intéressante pour un gaffeur. Mais elle est un peu décevante. La véritable conclusion serait plutôt: Machiavel 1, Kant 0.

Cultivons notre Dujardin

The Artist

Quand on apprend la naissance du petit Marcel Canet-Cotillard et la remise du prix d’interprétation masculine du Festival de Cannes à Jean Dujardin, on se dit que certains patronymes rendent la France définitivement exotique.
L’acteur a toujours incarné l’ambiance franchouillarde suggérée par son nom de famille. Dans Rio ne répond plus, son personnage, Hubert Bonisseur de la Bath, alias OSS 117, échange avec un collègue de bureau :
« – Tiens, ben tu passeras le bonjour à Grandville…

Sans faute. Tiens à ce propos, tu as le bonjour de Comolet.

Ce vieux Bernard ! La dernière fois qu’on s’est vus, c’était avec Charpon, Leboiser, Labouze et Delanoix. Je crois même qu’il y avait Francard. C’est pour te dire… »

Comme quoi, le nonsense so british se réfugie parfois dans le plus français des name-dropping.

Le Français moyen et le guignol

Il y a deux Jean en Dujardin : le Français moyen et le guignol. Dans le premier rôle, il se montre égal à lui-même, peut faire rire comme le ferait un cousin, un voisin ou un collègue. Dans son second emploi, Jean Dujardin compose un personnage loufoque ne lésinant sur aucune outrance pour amuser la galerie. Après trois collaborations avec Michel Hazanavicius, réalisateur de The Artist, le prix d’interprétation cannois récompense en quelque sorte le mélange de ces deux Dujardin.

Rappelons-nous le tournant des années 2000. À l’époque, on l’apercevait tous les soirs, avant les infos de France 2, aux côtés d’Alexandra Lamy. Les futurs époux incarnaient « Chouchou » et « Loulou » dans la série à sketches que nous connaissons tous[1. Un Gars/Une Fille]. S’ils étaient à eux seuls un plan marketing pour une série « proche des vrais gens », leurs saynètes ne manquaient ni de justesse ni de piquant. Cette veine du Français voisin-de-palier a ensuite été exploitée dans Mariages, ou même dans un nanar tel que Bienvenue chez les Rozes. Dujardin, qui ne se départit jamais de sa gueule terriblement crédible, s’est aussi senti obligé de passer par des rôles sérieux, pour le pire (Contre-enquête, 2007) ou le quasi meilleur (Un Balcon sur la mer, 2010).

OSS 117 et Brice de Nice, voisins de palier

Quant au Jean Dujardin guignol, il est né avec Brice de Nice. Ce personnage créé avec Bruno Salomone était repérable par sa mèche blonde, son T-shirt jaune et sa métaphysique de la vague éternelle. Jusque dans le film de James Huth (Brice de Nice, 2005), il nous faisait plonger dans la plus pure euphorie régressive des déguisements et des gimmicks en tous genres. Après un Lucky Luke plus qu’oubliable, on a peu entendu parler de ce Dujardin-là.

Il a fallu que Michel Hazanavicius fasse appel à lui dans OSS 117 pour qu’il réapparaisse sous une forme renouvelée. C’est en effet avec les deux OSS 117 que Jean Dujardin a trouvé son épaisseur d’acteur. Dans le regard d’Hazanavicius, le Français moyen est devenu un véritable pitre. Le personnage d’Hubert Bonisseur de la Bath évolue à l’étranger comme chez lui avec la classe de son époque, celle des années 1950-1960, superbement inconscient de la pesanteur de sa grâce. Dans Le Caire, nid d’espions, il commet toutes les gaffes imaginables en Égypte, toujours flanqué de son sourire expressif. Puis dans Rio ne répond plus, le décalage du personnage tourne au pur et simple carnaval. Au milieu de films marqués par le second degré, Dujardin ramène tout à la franchise de ses traits, à la littéralité de sa présence. Film muet, The Artist ne manque pas de souligner cette présence en le laissant déployer tout son potentiel burlesque.

Dujardin n’est pas Belmondo. Mais il croit l’être, ce qui n’est pas la moindre de ses qualités. Il s’apparente plutôt, et c’est son charme singulier, au personnage d’écrivain joué par Bebel dans Le Magnifique, de Philippe de Broca. Ce comédien hors du temps s’est toujours rêvé en autre que lui-même. Il aura d’ailleurs bientôt l’occasion de briller à Hollywood puisque l’équipe de The Artist se lance, solidement armée, dans la course aux Oscars.
L’artiste tout juste primé n’est pas près de déprimer.

Le Baas ou la chienlit

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On sait que certaines images valent mieux qu’un long discours. Parmi les plus prisées du moment, la photo du jeune Hamza al-Khatib fait le tour du monde. Le corps tuméfié de ce jeune garçon de treize ans a été rendu à sa famille plus d’un mois après sa torture par les services de sécurité syriens. Une vidéo macabre diffusée sur Youtube restitue la violence des sévices subis, qui vont jusqu’à la mutilation. Bien entendu, les services de renseignements syriens évoquent la responsabilité de bandes armées salafistes qui seraient responsables des troubles que connaît la Syrie.

L’obsession de l’unité

Au-delà de cette tragédie, on est frappé par l’omniprésence de la thématique confessionnelle dans la propagande du Baas. Un petit tour d’horizon des cortèges pro gouvernementaux révèle l’obsession de l’unité nationale et – par réverbération- la crainte des dissensions interconfessionnelles. Sous l’orbe du nationalisme, le discours officiel syrien dissimule le fantasme négatif de l’explosion de la mère-patrie, comme en témoignent la croix et le croissant brandis avec emphase par les sympathisants du Baas. Tels des exorcistes chassant le vampire à coups d’ail et de crucifix, ils crient « Non au confessionnalisme ».

Leurs énoncés pseudo-performatifs – qui croient accomplir ce qu’ils annoncent – manipulent à qui mieux mieux la dialectique de l’Un et du multiple. L’imagerie baasiste dessine en effet une nation de citoyens rangée en rangs d’oignons derrière son chef incontesté[1. Car incontestable, of course ! « Assad ibn-al-assad » (le lion fils du lion) bénéficiant du prestige que son père Hafez, militaire de haut rang, a accumulé durant ses trente ans de règne sanglant]. Dans cette image d’Epinal, le patriotisme, l’antisionisme et quelques zestes d’arabisme socialisants servent de ferment d’unité.

Mais malheureusement pour le régime syrien, le confessionnalisme n’est pas seulement un produit d’importation. Certes, peu après la Première guerre mondiale, la France a bel et bien scindé le Levant mandataire en plusieurs petits Etats à base confessionnelle (Etat des alaouites, Etat du djebel druze, Grand Liban majoritairement chrétien, Etat d’Alep, etc.). Mais cette partition, qui reste la hantise des dirigeants libanais et syriens, prenait acte d’une séparation de fait entre les communautés[2. Ce qui n’exclut pas une stratégie de partition délibérée destinée à tuer dans l’œuf les velléités d’indépendance des nationalistes syriens].

non au confessionnalisme, non à la division

Le confessionnalisme est déjà là !

Que le confessionnalisme désigne l’ennemi idéologique d’un parti d’inspiration laïque, socialiste et nationaliste s’entend fort bien. Seulement, les tenants du statu quo politique font mine d’ignorer le confessionnalisme de fait qui mine la société syrienne. Rares sont les laïques et libres-penseurs qui refusent d’être assignés à leur communauté.

Premier pilier du système confessionnel, les affaires familiales incombent à des tribunaux religieux. En fait de mariage, les Syriens n’ont d’autre choix que l’union endogame entre membres d’une même religion, sinon d’une même communauté. L’assignation confessionnelle y est telle que, quoiqu’intra-chrétiennes, des épousailles entre un grec-catholique et une Arménienne sont considérées comme un mariage mixte. Ce sectarisme assumé par la plupart des groupes religieux ne peut que déconcerter ceux qui n’entendent pas grand-chose à l’Orient compliqué.

Chez les Druzes, cet interdit est pratiquement absolu, les unions mixtes étant bannies par leurs préceptes qui interdisent toute conversion[3. Dans le syncrétisme religieux druze, l’âme druze est censée se transmettre de la mère à l’enfant, ce qui, d’un point de vue religieux, écarte toute possibilité de conversion ou de métissage]. Certaines familles druzes rejettent catégoriquement le métissage religieux, allant jusqu’à perpétrer des crimes d’honneurs contre les jeunes filles coupables d’amour interdit, pour un alaouite, un chrétien ou un sunnite. Les juges syriens ferment globalement les yeux sur ces pratiques d’un autre âge qui constituent la face sombre du confessionnalisme. À cette exception druze près, le mariage interreligieux est néanmoins possible moyennant une conversion – à l’islam ou au christianisme selon le cas. Mais tout changement de religion entraînant la mise au ban de sa communauté d’origine, très rares sont ceux qui franchissent le pas.

Un patriotisme contre l’autre

L’habillage national du camaïeu religieux syrien est évidemment un rempart contre la guerre civile. Comme l’illustrent les slogans œcuméniques scandés par les partisans de Bachar al-Assad, l’épouvantail de la discorde reste peut-être l’unique registre d’autolégitimation du pouvoir syrien.

Le plus cossard des hiérarques baasistes est cependant conscient de l’extrême fragilité du sentiment national. À la faveur de la crise actuelle, le pouvoir vacillant de Damas tente de resserrer les rangs, mais sa base confessionnelle alaouite, druze et ismaélienne ayant partiellement rejoint la contestation, l’inquiétude le gagne à grands pas.

Dans une sorte de rivalité mimétique, les contestataires opposés à la mainmise du clan Assad sur l’appareil d’Etat reproduisent d’ailleurs les mots d’ordre anti-confessionnels du Baas. À l’heure où plusieurs villes restent assiégées par l’armée, on peut se demander et peut-être espérer que l’unité du pays se réalisera aux dépens de ceux qui la manipulent.

Oui à l'unité nationale

Les strauss-kahniens réclament la diabolisation de la démondialisation

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On les croyait disparus, ou a minima cryogénisés pour quelque temps. Mais non, les strauss-kahniens ne sont pas morts, car ils pensent encore. Cinq d’entre eux viennent même de publier une tribune dans le Monde daté d’aujourd’hui. Sous le titre « Après DSK, quel héritage conserver du strauss-kahnisme à gauche? », cinq responsables d’ « Inventer à Gauche », le courant de DSK – Michel Destot, Alain Bergounioux, Catherine Tasca, Dominique de Combles de Nayves et Alain Richard listent leur exigences politiques, s’adressant, sans le dire, au futur candidat par défait de leur parti

Sans vouloir être méchant, on ne peut pas dire que ce que nos zélotes appellent « le strauss-kahnisme » sorte très grandi de cette liste de recommandations. Tous les lieux communs du centregauchisme mou y sont listés en écriture automatique façon fiche de lecture besogneuse d’un fayot d’IEP de province.

Vous que croyez que j’exagère ? Quelques pépites au hasard: « Pour que la gauche gagne en 2012, elle doit se préparer à bien gouverner », « Les crises actuelles valident plutôt les solutions de nature social-démocrate », et autres « Il ne peut y avoir d’union monétaire durable sans des formules d’union fiscale et de fédéralisme budgétaire ».

Bref, c’est une fausse résurrection que celle des strauss-kahniens puisque leur électro-encéphalogramme est aussi plat qu’une limande passée sous un rouleau compresseur. A un détail près, tout de même, Montebourg et sa démondialisation réussissent à faire sortir nos cinq léthargiques de leur coma politique : « Penser que c’est une solution, disent-ils, serait une grave erreur ». Et Dieu sait qu’en erreurs graves, les strauss-kahniens s’y connaissent.

Alfred Eibel, lecteur

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Sans Alfred Eibel, qui protégea mes premiers pas de pigiste dans les pages « Livres » du défunt Quotidien de Paris, au tout début des années 1990, je n’aurais sans doute pas lu, ou pas tout de suite, Georges Perros. Et chaque année qui passe sans avoir découvert l’auteur des Papiers collés, fragments à vif et journal intime en éclats, est une année de perdue. Il y a des dettes qu’il faut savoir payer et c’est un plaisir de lui rendre hommage aujourd’hui alors que trois parutions révèlent l’importance souterraine d’un critique qui est beaucoup plus qu’un critique. Même les écrivains les plus ombrageux deviennent ses amis.[access capability= »lire_inedits »]

Jean-Pierre Martinet fut de ceux-là. Mort en 1993 à Libourne, chez sa mère, dans l’ivrognerie la plus totale, Martinet a pourtant publié quelques romans parmi les plus importants de ces quarante dernières années1. Ils connurent un relatif succès critique et furent un bide sur le plan des ventes. Martinet préféra quitter Paris et tenir un magasin de presse à Tours. Mais grâce à des lecteurs comme Alfred Eibel, Martinet passe d’une génération à l’autre à travers de multiples rééditions préfacées par l’ami fidèle.

Aujourd’hui, on peut découvrir, dans le numéro 2 de la revue Capharnaüm, la correspondance entre Eibel et Martinet, après la mort de ce dernier. Ce n’est pas seulement un régal pour amateur d’histoire littéraire récente, même si pas mal de gens évoqués sont encore en activité. Stimulé par Eibel, Martinet peut exprimer un dégoût et un désespoir de haute qualité qui font de ces lettres de vrais morceaux de littérature à l’estomac : « Eh puis, à la longue, Samuel Beckett avait raison, « Le malheur finit par faire rire », bref on s’habitue, mal, mais on s’habitue. »

Dépourvu de tout préjugé en matière de littérature, Alfred Eibel fut un grand passeur. Il nous fit découvrir des classiques chinois comme directeur de collection chez Flammarion et des grands du roman noir : dans son panthéon personnel, Lu Xun côtoie Jim Thompson. Il fut un temps éditeur à Lausanne, y dilapidant sa fortune.

Il est des façons plus glorieuses de perdre son argent. Dans son œuvre d’éditeur, on pourra découvrir, en fac-similé, l’unique numéro (500 pages, tout de même) de la revue Hors Commerce, publiée en 1974. De Pessoa à Vialatte, de Haedens à Prokosch, de Léo Malet au cinéaste Dalton Trumbo, le sommaire suffirait encore à composer une bibliothèque idéale.

On complètera ces gourmandises par De passage à Paris, un recueil d’entretiens accordés à Alfred Eibel par quelques très grands noms de la littérature anglo-saxonne comme l’ancien taulard Edward Bunker, l’anglais Robin Cook, dont les romans révèlent un pessimisme somptueux et radical, Toni Morrison quelques années avant sa nobélisation ou le poète Kenneth White que l’on ne peut imaginer autrement que sirotant un Glenlivet.

Attention, dès qu’Alfred Eibel s’approche d’un auteur, on a envie de le lire. Si, comme le pensait Larbaud, la lecture est un vice impuni, vous serez à votre tour forcément mais heureusement perverti.[/access]



De passage à Paris

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Hors commerce

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Terrence Malick, cinéaste pas cool

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La Balade sauvage (1973) narrait la cavale romantique d’un couple meurtrier entre Colorado et Nebraska. Les Moissons du ciel (1978)  dessinait des chassés-croisés amoureux dans une grande ferme du Texas. La Ligne rouge (1998) déchaînait un maelström de perceptions durant la bataille de Guadalcanal. Le Nouveau monde (2005) peignait les confrontations entre Algonquins et colons anglais du XVIIe siècle. The Tree of life (2011), dernier film de Terrence Malick, Palme d’or 2011 à Cannes, explore les questionnements et les souvenirs d’un homme à l’anniversaire de la mort de son frère.

Contrairement à une idée répandue, Terrence Malick ne fait pas dans la veine panthéiste mièvre, quelque part entre extrapolations de Rousseau et une relecture de Thoreau. C’est pourtant ce que la critique paresseuse retient trop souvent de sa filmographie, en la réduisant à une espèce de lyrisme pompeux pour fans acquis d’avance.

Un certain regard loin du syncrétisme cool

Regarder par soi-même : voilà plutôt le credo de Malick. Il ne donne à voir le monde qu’à travers les yeux de ses personnages. Un monde tantôt accueillant, tantôt menaçant, étroit ou exalté, obscène ou grandiose. Malick se situe en fait aux antipodes des philosophies unifiantes qui cherchent une exaltante mais facile similitude entre tous lieux et créatures. Regarder par soi-même, pour Malick, ce n’est pas simplement opposer l’état de nature à la société, la guerre à la concorde, l’amour au mal. Malick ne joue jamais contre. Au contraire, il donne à voir la pluralité du monde au sein des nombreux couples d’oppositions qu’il agence.

L’extrême douleur et l’extrême beauté naissent de sa peinture des contradictions, sans manichéisme (Malick n’est pas Spielberg) ni jugement moral (il n’est pas davantage Kubrick). Loin du syncrétisme cool du new-age hollywoodien, Malick nous plonge dans la recension éperdue et obsessionnelle des atours du monde.

Son œuvre arpente ainsi l’empire des signes avec un émerveillement jamais tari. Les questions qu’elle pose restent insolubles et leur répétition, portée par les multiples voix off narratives de ses films, en devient douloureuse. Est-il possible qu’ensemble, ces signes fassent sens ? L’un se cache-t-il derrière le multiple ? Quelle serait la nature du principe qui permet tout et son contraire, qui donne et reprend sans cesse ?

La symphonie picturale de Malick

Malick apporte des éléments de réponse en tentant de lier picturalement et musicalement des univers contradictoires. Il confronte différents régimes d’images, par exemple le mythe et l’histoire avec le héros de La Balade sauvage, qui reprend les postures du James Dean de Géant. Mais aussi le documentaire et la fiction dans la minutieuse description technique du monde agricole des Moissons du ciel et de la tragédie humaine qui s’y déroule. Et enfin, dans le magnifique Tree of life, apparaissent les dinosaures numériques et le reportage animalier, les planètes en toile peinte et les intérieurs en lumière naturelle, la pyrotechnie des effets spéciaux et les volcans véritables, l’esthétique du flux et la rigueur du découpage. Malick est, en somme, le cinéaste du multivers selon Powys qui affirmait, dans Obstinate Cymric : « Quand bien même la science et les mathématiques, non moins que la métaphysique et la théologie, s’accordent pour reconnaître que l’univers est ; quand bien même ces dernières tirent la conséquence logique de cette unicité et soutiennent qu’il existe, derrière cette unicité et l’incluant tout entière, un Être universel qui est l’Absolu ne voit pas pourquoi il ne persisterait pas dans son habitude de penser et d’éprouver par tous ses sens un multivers pluraliste aux horizons infinis. »

C’est bien par cette alliance entre multiplicité des formes et nostalgie de leur réconciliation que Terrence Malick demeure notre plus grand cinéaste en activité.

The Tree of life (Palme d'or - Cannes 2011)

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Le Ciel vu de la Terre

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Ayant décidé de snober les classiques qui fondent sa propre culture, et notamment la Bible, la critique française est passée complètement à côté de Tree Of Life de Terence Malick. Bien que le personnage qui crève littéralement l’écran s’appelle Dieu, je n’ai en effet pratiquement rien lu évoquant sa présence de bout en bout du film[Seuls La Croix et Valeurs Actuelles ont su témoigner de la nature chrétienne de Tree of life.].

Une blague raconte qu’un jour un jeune homme rendit visite à un rabbin en se présentant comme un libre penseur.
– Avez-vous étudié la Bible avec attention ? demande le rabbin
– Non, répond le libre-penseur.
– Alors vous n’êtes pas un libre-penseur, mais un ignorant.

L’égarement interprétatif de la quasi-totalité des média me rappelle la désinvolture du libre-penseur de la blague. Ce refus de voir que Tree of life est fondamentalement, viscéralement et uniquement chrétien, incite à établir un constat de mort cérébrale des sphères prétendument cultivées[2. Autre hypothèse probable : ça leur arrache vraiment la gueule de prononcer le mot « chrétien » !].

Avec ou sans Dieu

Visiblement, pas un journaliste sortant de la projection n’a ouvert le Livre de Job pour comprendre autour de qu(o)i s’articule l’œuvre de Malick. Rien d’étonnant quand on se souvient des commentaires enthousiastes à propos des Hommes et des dieux de Xavier Beauvois. Pour parler des moines de Tibéhirine, les cinéphiles autorisés avaient réussi le tour de force d’évoquer le « dialogue des cultures », la « tolérance » et le « message humaniste » du film sans prononcer ou presque le mot « catholique » ! Dieu pardonnera leurs offenses.

Personne n’a remarqué non plus que Malick était le réjouissant anti-Arthus-Bertrand dont nous avons furieusement besoin en 2011. Car ce qu’il filme, ce n’est pas la Nature, mais la Création. Malick n’immortalise pas « la Terre vue du ciel », mais « le Ciel vu de la Terre ». Il ne rend pas hommage à la moderne-écolo Gaïa mais au Tout-Puissant !

Exit le New Age et le voyage astral, on ne verra ni ovnis ni métaphysique horlogère. Seule la fascination de l’infini paysage cosmique est offerte à notre intelligence. Peu à peu, nous réalisons que notre âme est une question pour elle-même. On est loin de l’animisme d’Avatar.

Père et Mère universels

Brad Pitt traçant dans l’herbe la limite de son empire familial ne peut pas ne pas évoquer règlement intérieur du Jardin d’Éden que Yahvé dicte à Adam. Le domaine du Père est évidemment le souverain Bien, empli de la vraie vie et de la vraie joie, où le mensonge n’a sa pas place. Hors du Jardin dans lequel est planté l’arbre qui témoignera du pacte familial, on s’expose inévitablement au risque de l’expérience du Mal. Brad Pitt incarne le Père universel veillant jalousement sur le couronnement réel de sa création. Ses enfants sont appelés à l’éternelle conquête de leur propre devenir. L’ancrage spatio-temporel de l’intrigue importe peu. Par la contingence flagrante du contexte, Malick donne le sens de l’universel au particulier. La famille devient synonyme d’humanité, le scénario est une allégorie de la grande Histoire. Raison pour laquelle les personnages du film sont à peine nommés.

Au Père appartiennent la Loi et l’art de la discipline. Voie du labeur, voie de la nature, voie de la violence d’exister, voie des combats perpétuels. À la Mère, nimbée de soleil lorsqu’elle apparaît dans le champ, reviennent le confort de la maison, la chaleur du foyer, le pardon, le pardon encore, le pardon toujours. Bref, la solaire grâce qui rédime dans le silence de la charité. Grâce, toujours, dans ses pieds de danseuse son regard lumineux et la bonté aveugle qu’elle distribue en désaltérant des bandits.

La leçon du livre de Job

Le Livre de Job, explicitement mentionné, plane sur le film. Le sort s’acharne sans raison, la mort frappe au hasard, illustrant l’apparente injustice des choses d’ici-bas. Pourquoi tel enfant périt-il dans la noyade ? « Etait-il mauvais ? » Pourquoi ces pauvres, ces infirmes ? Sont-ils punis par la justice divine ? Le Mal est-il puni par la mort ? « Pourquoi les méchants restent-ils en vie, vieillissent-ils et accroissent-ils leur puissance ? » (Job 21,7). Tree Of Life ne cesse de questionner notre éloignement du jardin, au sein duquel nul malheur n’était concevable.

La sortie du jardin, c’est notre entrée dans l’Histoire. Malgré son cortège de douleurs, de hasards et d’apparentes fatalités, elle ne doit pas nous dissuader d’avoir confiance et d’aimer Dieu. Même si, comme Job, on tend un poing vengeur vers le ciel pour lui réclamer des comptes, voire le défier quand il a le dos tourné.

De la Création à l’eschatologie

Deux arts traversent le film. La musique, tout d’abord, que le Père révère et dont il veut transmettre le goût si noble et si exigeant. Au second plan, l’architecture. On distingue çà et là des plans et des architectes, on déambule dans des buildings et des cités incroyablement graphiques. Comment ne pas y lire l’œuvre du Créateur par excellence, offerte à ses enfants comme un trésor à faire fructifier ? Là encore, il faut revenir à Job : « Où étais-tu quand je fondai la terre ? Parle, si ton savoir est éclairé. Qui en fixa les mesures, le saurais-tu, ou qui tendit sur elle le cordeau ? Sur quel appui s’enfoncent ses socles ? Qui posa sa pierre angulaire, parmi le concert joyeux des étoiles du matin et des acclamations unanimes des fils de Dieu ? » (Job 38, 4-7).

De la Création, Malick nous ensuite fait passer à l’eschatologie. Le temps trouve son abolition finale dans l’accession à l’au-delà. Passage de la finitude des choses à leur initiale et souveraine éternité dans le sein de Dieu. Corps glorieux transfigurés, abolition des âges, visions de la Porte Étroite des Evangiles et du Christ lui-même. La conclusion du film entre en résonance avec son ouverture, l’arche d’alliance renvoyant à l’extrait liminaire de Job.

Tree Of Life règne souverainement au-dessus des incantations magiques modernes. Loin du paganisme écolo, du culte de l’homme, des animismes cool et du rousseauisme béat, il chante la Charité, la Foi et l’Espérance.

The Tree of life (Palme d'or - Cannes 2011)

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Marriah Greene, benjamine absolue de Facebook

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Quelques semaines seulement après la création de sa page Facebook, Marriah Greene compte déjà 300 amis sur le réseau social. Rien d’étonnant à tout cela, me direz-vous, sauf que l’intéressée ne le sait même pas. Et n’allez surtout pas imaginer une énième affaire d’usurpation d’identité qui sont le lot quotidien de FB : les timbrés du XXIème siècle ne se prennent plus pour Napoléon, ils se créent un profil de Justin Bieber ou Mollah Omar…

Non, si cette info est une sorte d’info c’est que Marriah Greene est (pour l’instant)… un fœtus. Ses parents Matthew et Ellie Greene, de Whitehouse, Texas, ont expliqué sur la chaîne de télévision locale KLTV qu’ils avaient ouvert un compte Facebook à leur fille pour tenir les membres de leur famille et leurs amis informés de l’évolution de la grossesse.

Si l’on en croit les informations personnelles publiées sur son profil, Marriah aime nager et donner des coups de pieds, la gymnastique et le kickboxing sont ses activités préférées, et adore écouter Lady Gaga.

Voilà donc une histoire qui confortera tous ceux qui pensent que les Américains sont de grands enfants. Pour beaucoup, c’est une critique, mais pour moi, c’est un vrai compliment. En vérité, tout cela est plutôt crétin mais assez sympathique… tant que les harpies prolife et prochoice ne s’en mêlent pas

Prolétaires, unissez-vous

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photo : YellowFilter

Le monde n’a pas attendu 1848 et la publication du Manifeste du Parti communiste pour apprendre, avec effroi, qu’il existait des prolétaires. Les Romains avaient les leurs. Et, au Ier siècle avant notre ère, le mot était déjà une insulte. « Eh, va donc, prolétaire ! » Ils n’étaient pas esclaves, mais hommes libres, la lie de la plèbe. Citoyens de la sixième classe, ils ne possédaient rien. Rien n’est pas tout à fait exact. Ils possédaient une chose. Deux plutôt, qui pendouillaient entre leurs jambes et prouvaient que les prolétaires de tous pays sont faits pour s’unir – proles, race, lignée, enfants. Un prolétaire, ça procrée.

« Proletarii illi, qui eo quod proli gignendae vacabant », écrit Augustin au Livre III de La Cité de Dieu : les prolétaires sont ceux qui ne font que mettre des enfants au monde. Bon père, Augustin ajoute que Rome veille scrupuleusement à les garder à l’intérieur des Murs sans jamais leur permettre de partir à la guerre. Pour l’Urbs, ils doivent accomplir une tâche plus utile qu’aller garnir de cadavres les champs de bataille : peupler Rome et se multiplier.[access capability= »lire_inedits »]

Rome découvre, avec son prolétariat bon qu’à proliférer, que la première richesse des nations, c’est la ressource humaine. Le prolétaire, c’est l’espèce qui joue les prolongations, la démographie qui fait loi.

Le génie de Marx est d’avoir cessé d’écrire des poèmes enamourés à Jenny von Westphalen pour bricoler le physique du prolétaire. Ce dernier avait un sexe, il savait s’en servir. Le bon docteur Marx lui greffe deux bras en attendant qu’un jour lui pousse une tête – alouette. Ce que le prolétaire était au radada dans la Rome antique, il le devient dans l’économie capitaliste. La force de reproduction se mue en force de production. La violence qui, chez Marx, se déchaîne dans l’Histoire, c’est d’abord celle-là – du moins si l’on admet que Marx n’est pas né marxiste et qu’on se rappelle qu’il a consacré ses premières années de recherches philosophiques à la question religieuse.

C’est dans la lecture d’Augustin et de l’histoire romaine, davantage que chez James Mill (auteur des Principes d’économie politique et père du petit John Stuart) ou Proudhon, que Marx puise ses premières intuitions. Évidemment, la « césure épistémologique » qu’Althusser a repérée en 1961 dans son œuvre existe bel et bien : le jeune hégélien a cédé le pas au matérialiste scientifique. Mais l’un ne tue pas l’autre et la césure n’efface pas totalement la généalogie des concepts ni leur continuité.

On peut donc avancer l’hypothèse que Marx, dans ses jeunes années berlinoises, récupère un prolétariat historique à Rome, avant de le rencontrer plus tard dans la rue, à Paris puis à Londres.

À Rome, le prolétariat est livré clés en main sous forme de classe. Si sa position sociale fait de lui une quantité négligeable, il trouve sa valeur sur un autre plan : la continuation de l’espèce. D’une certaine manière, le prolétariat antique, c’est la nature qui rappelle son bon souvenir à la culture. Là violence du capitalisme industriel consiste à substituer la production à la reproduction, le travail à la procréation, l’accumulation de richesses à la perpétuation de l’espèce, le capital à la nature. C’est la vie elle-même que la modernité capitaliste a remplacée par le travail. Dès lors, la question du prolétariat chez Marx n’est pas un simple sujet politique : c’est un problème anthropologique et, pour suivre Philippe Lacoue-Labarthe, un enjeu métaphysique. Marx métaphysicien ? Oui. Relisons Le Capital pour voir apparaître distinctement la thèse métaphysique suivante : l’être est travaillé. Rien n’existe dans le monde, pas même l’homme, qui ne soit déterminé par les conditions de production.

La condition du prolétaire, c’est d’abord un arrachement. On retrouve le thème dans Le Travailleur d’Ernst Jünger (1932), mais également chez Simone Weil, dans La Condition ouvrière (1937) et dans L’Enracinement (1943). Ne tirant son existence de nulle autre chose que de son travail, le prolétaire n’est l’homme d’aucun attachement. Il est coupé de ses racines, de la nature, de la famille, de la nation, de la religion. Bref, les appartenances traditionnelles ne tiennent plus quand les conditions techniques, c’est-à-dire matérielles, de production l’ont emporté sur les anciennes allégeances.

Reste un petit problème : nous sommes tous des prolétaires. À l’exception de Mme Bettencourt et de quelques-uns de ses bienheureux amis, nous appartenons tous au salariat, c’est-à-dire au prolétariat. Et quand nous n’en sommes pas, nous en dépendons intégralement : le médecin généraliste qui prétend exercer une profession libérale n’est-il rien d’autre, finalement, qu’un salarié de la Sécurité sociale ? L’avocat, le commerçant, l’artisan tiendraient-ils longtemps si leur clientèle ne percevait plus de salaires ?

Seulement, le prolétariat auquel toute la société appartient désormais ne semble plus être déterminé par sa force de travail, mais par sa capacité de consommation. Ce n’est pas par hasard, ni pour répondre à une question sociale bien réelle, que le thème du pouvoir d’achat a dominé les débats de l’élection présidentielle de 2007. « Je consomme, donc je suis », voilà l’anthropologie nouvelle qui succède à la proposition marxiste originelle du : « Je loue ma force de travail, donc j’ai une existence sociale ».

Le prolétariat est sorti des manufactures, dans lesquelles Marx le cantonnait, pour envahir la société tout entière et s’acheter une essence dans les supermarchés – pendant qu’il y est, il fait ses courses et passe, en sortant, à la pompe. Où est passé le prolétaire ? S’il est partout, alors il n’est nulle part.

La prochaine élection présidentielle sera-t-elle une « course au prolo » ? Peut-être bien que oui. Mais, vu qu’il n’existe pas, ce ne sera qu’une tentative masquée de réhabiliter les anciennes allégeances (la famille, la nation, les valeurs collectives, etc.) face à un monde si aliéné par la consommation qu’il se consume lui-même. Ce n’est pas la révolution qui est devant nous, mais la réaction prolétarienne.[/access]

La saison sèche de la fin du monde

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Charlton Heston dans "Soleil Vert".

On sera encore accusé de millénarisme, de catastrophisme, de réchauffisme et, qui sait, de complotisme. Il y a des semaines comme ça, où la conjonction, sur un temps court, de plusieurs événements planétaires, donne l’impression que nous assistons à la fin d’un monde qui évoque furieusement les films sombres apocalyptiques où jouait Charlton Heston dans les années 70.

Fukushima ouvre le bal

Nous ne parlons plus de la centrale de Fukushima qui continue à fuir quand bien même les médias s’y intéressent beaucoup, mais alors beaucoup moins. Les chaînes d’informations continues nous ont fait sombrer en quelques années dans ce que le philosophe irlandais du début du XVIII, Berkeley, appelait l’irréalisme, c’est à dire une espèce d’aberration mentale très humaine qui consiste à penser que n’existe que ce que nous percevons : esse est percipi aut percipere (être c’est percevoir ou être perçu). Si nous ne voyons plus Fukushima, c’est que Fukushima n’existe plus, quand bien même cet accident serait plus grave que celui de Tchernobyl d’après tous les experts et quand bien même les fuites continuent, essaimant des particules mortelles sur tout le royaume du Soleil Levant. Il est vrai que, caméras ou non, la radioactivité c’est vraiment le contre-exemple que n’aurait pu imaginer l’évêque Berkeley : on ne la voit pas, on ne la sent pas, on ne la touche pas et pourtant elle est. On s’en aperçoit juste un peu plus tard, aux premières leucémies, aux premiers cancers de la thyroïde, aux premiers bébés malformés. « Il me semble parfois que mon sang coule à flots/ Je l’entends bien qui coule avec un long murmure/ mais je me tâte en vain pour trouver la blessure », prophétisait Baudelaire.

Si Fukushima a ouvert la saison avec ce bal pré-apocalyptique, d’autres danseurs se précipitent pour faire leur tour de piste, les uns après les autres.

La sècheresse, par exemple. On sait avec certitude depuis les sorties de Claude Allègre (spécialiste mondialement reconnu sauf par ses pairs) que les scientifiques du GIEC sont des menteurs, des alarmistes, des idéologues. Que les hivers très rigoureux observés depuis quelques années n’ont rien à voir avec la fonte des pôles mais au contraire apportent de l’eau (glacée) à son moulin climatique du Tout va très bien madame la marquise !

En même temps, depuis début avril, les agriculteurs en sont à se demander comment ils vont abattre leur bétail s’ils ne trouvent pas du fourrage avant l’été. Les libéraux qui nous gouvernent songent même à faire intervenir la puissance publique, avec des cellules de crises pour organiser le transport des tonnes de paille pendant l’été si la sècheresse continue. La situation est vraiment grave, donc : un Etat qui estime que des choses aussi anodines que les communications, l’eau ou l’énergie ne sont plus ou ne devraient plus être de son ressort trouve soudain urgent d’éviter que l’Aubrac ou le Pays de Caux aient à la fin août des allures de Sahel avec des carcasses d’animaux au ventre gonflé un peu partout.

C’est que Bruno Lemaire, ministre de l’Agriculture, et Nathalie Kosciusko-Morizet, ministre de l’Ecologie, savent lire les chiffres et ne peuvent plus faire comme si. Le printemps 2011 en France (mais aussi au Royaume Uni, en Allemagne et en Russie), a été le plus chaud depuis 1900, le plus sec depuis cinquante ans (battu, l’été 76 !) et les températures d’avril sont de quatre degrés plus chaudes que la moyenne établie entre 1971 et 2000.

Amnésie galopante

L’agriculture nous ramène à la crise du concombre. Voilà une bactérie rare, connue depuis longtemps, qui sans qu’on sache trop pourquoi, a plus ou moins muté et se répand de manière épidémique en Allemagne, laquelle a, comme à son habitude, trouvé le moyen d’accuser un pays PIG, en l’occurrence l’Espagne, avant de se rétracter. En attendant que la bactérie, économie européenne intégrée oblige, traverse les frontières comme n’importe quel nuage radioactif.

Ce qui galope ces temps-ci, c’est l’amnésie et un événement chasse l’autre sans que nous ayons le temps de les analyser ou de tenter de les hiérarchiser mais on a tout de même l’impression que les vingt dernières années ont été marquées par des crises alimentaires sans précédent. Grippes porcines, aviaires, ovines, vaches rendues folles par l’encéphalite spongieuse, campagnes emplies de bûchers de moutons potentiellement contaminés. Et des virus, des prions, des bactéries qui semblent ne plus avoir aucune difficulté à franchir le barrage des espèces.

On se dit qu’on pourra toujours se consoler en papotant au téléphone. Il faudra juste éviter les portables. Cette fois, c’est certain, ils sont classés par le CIRC (Centre international de recherche sur le Cancer), organisme dépendant directement de l’OMS et encore assez protégé du lobbyisme des grands opérateurs, dans le groupe 2B, celui des agents cancérogènes possibles pour les humains. Au dessus, il n’ya plus que le groupe 2A (agents cancérogènes probables avec par exemple le trichloréthylène) et le groupe 1 (agents cancérogènes certains, comme l’amiante). Et les études continuent. Vous me direz, il n’a que la médaille de bronze, le téléphone portable, dans cette affaire. Oui, mais tout de même, il y a quelque chose comme cinq milliards d’abonnés dans le monde. Il serait donc rassurant que les études du CIRC qui se poursuivent sur le sujet (Wifi comprise) ne fassent pas grimper une marche au podium à la nouvelle prothèse fétiche de l’humain mondialisé.

Bon, tout cela n’annonce pas forcément la fin du monde. Même si on y ajoute les massacres en Syrie, l’Acropole et les plages grecques en voie de privatisation, un maire de banlieue qui demande sans rire l’intervention des Casques bleus pour protéger une école primaire où les enfants ne peuvent plus sortir en récréation à causes des fusillades entre dealers.

Cela nous interroge sur la fin d’UN monde, d’une façon de produire, de vivre dans la Cité. Cela nous interroge sur notre rapport à la technique et encore une fois, il faut lire L’obsolescence de l’homme de Gunther Anders qui, non seulement, fut le seul penseur de l’apocalypse nucléaire après Hiroshima mais aussi celui de la honte prométhéenne éprouvée par l’homme vis à vis de ce qu’il a créé et qu’il ne maitrise plus.

Les civilisations sont mortelles, disait Valéry après la Première Guerre mondiale. Dire que nous ne sommes pour rien dans la catastrophe au ralenti qui se déroule sous nos yeux, que c’est la faute à pas de chance, qu’il faut laisser faire, que tout va spontanément s’arranger car le marché allié à la technologie trouve toujours une solution, c’est accepter de croiser le regard d’un nouveau-né en ne voyant plus en lui qu’un sursitaire. Un sursitaire à court terme.

Quand Luc Ferry reste sur son Kant à soi

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S’il n’est pas facile de définir ce qu’est l’intérêt général, il est en revanche fort aisé de reconnaître la bouffonnerie en philosophie. La bouffonnerie de certains « philosophes » consiste à vouloir accéder à la sphère du pouvoir afin de conduire ce dernier sur le chemin du devoir. Ces intellectuels n’ont fait la preuve que d’une seule chose : l’évanescence de leurs principes derrière laquelle subsiste leur amour du pouvoir.

L’épisode Luc Ferry est l’énième illustration de cette antique entreprise. Après avoir commis une bourde mémorable notre habile professeur s’est dépêché d’en faire, comme de bien entendu, une question de philosophie morale.

Voici donc le sujet du bac devant lequel il nous faudrait plancher : comment dénoncer un méfait si la Loi sur la vie privée vous l’interdit ? Comment dénoncer une injustice si le Droit lui-même vous en empêche ? Ne sommes-nous pas en présence d’un dilemme moral, que dis-je, d’une antinomie de la raison pratique ? Adoptons un instant la position scolaire de Luc Ferry, et remarquons ceci : entre la dénonciation calomnieuse dans les médias et le silence complice, il existe une solution très simple : le signalement à la justice. Il n’est pas nécessaire d’avoir des preuves pour cela ; c’est même ce qui s’appelle laisser la Justice faire son travail. Ah, certes, on imagine sans mal qu’une histoire de pédophilie commençant par ces mots, « Le Premier Ministre m’a dit que…», eût risqué d’ennuyer ledit Premier Ministre, et son gouvernement avec. Déplaçons donc la question du ciel kantien où Luc Ferry tente de l’accrocher, et faisons-la chuter sur terre. La question ne serait-elle pas plutôt : même si cette histoire était crédible, pouvais-je m’offrir le luxe de gêner le gouvernement, moi qui travaillait pour lui ?

Mon Dieu, comme il doit être difficile de rester sur son Kant à soi quand on entre en politique au nom des grands principes… En refusant de livrer des noms tout en se disant convaincu de la crédibilité d’une telle allégation, Luc Ferry a surtout montré que l’équilibre gouvernemental vaudra toujours quelques petits silences. Pressé de se sortir de ce mauvais pas, et guère avare de contradictions, notre homme n’a de cesse de nous répéter depuis lors : « quand on n’a pas de preuves, on ferme sa gueule». Voilà une conclusion intéressante pour un gaffeur. Mais elle est un peu décevante. La véritable conclusion serait plutôt: Machiavel 1, Kant 0.

Cultivons notre Dujardin

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The Artist

Quand on apprend la naissance du petit Marcel Canet-Cotillard et la remise du prix d’interprétation masculine du Festival de Cannes à Jean Dujardin, on se dit que certains patronymes rendent la France définitivement exotique.
L’acteur a toujours incarné l’ambiance franchouillarde suggérée par son nom de famille. Dans Rio ne répond plus, son personnage, Hubert Bonisseur de la Bath, alias OSS 117, échange avec un collègue de bureau :
« – Tiens, ben tu passeras le bonjour à Grandville…

Sans faute. Tiens à ce propos, tu as le bonjour de Comolet.

Ce vieux Bernard ! La dernière fois qu’on s’est vus, c’était avec Charpon, Leboiser, Labouze et Delanoix. Je crois même qu’il y avait Francard. C’est pour te dire… »

Comme quoi, le nonsense so british se réfugie parfois dans le plus français des name-dropping.

Le Français moyen et le guignol

Il y a deux Jean en Dujardin : le Français moyen et le guignol. Dans le premier rôle, il se montre égal à lui-même, peut faire rire comme le ferait un cousin, un voisin ou un collègue. Dans son second emploi, Jean Dujardin compose un personnage loufoque ne lésinant sur aucune outrance pour amuser la galerie. Après trois collaborations avec Michel Hazanavicius, réalisateur de The Artist, le prix d’interprétation cannois récompense en quelque sorte le mélange de ces deux Dujardin.

Rappelons-nous le tournant des années 2000. À l’époque, on l’apercevait tous les soirs, avant les infos de France 2, aux côtés d’Alexandra Lamy. Les futurs époux incarnaient « Chouchou » et « Loulou » dans la série à sketches que nous connaissons tous[1. Un Gars/Une Fille]. S’ils étaient à eux seuls un plan marketing pour une série « proche des vrais gens », leurs saynètes ne manquaient ni de justesse ni de piquant. Cette veine du Français voisin-de-palier a ensuite été exploitée dans Mariages, ou même dans un nanar tel que Bienvenue chez les Rozes. Dujardin, qui ne se départit jamais de sa gueule terriblement crédible, s’est aussi senti obligé de passer par des rôles sérieux, pour le pire (Contre-enquête, 2007) ou le quasi meilleur (Un Balcon sur la mer, 2010).

OSS 117 et Brice de Nice, voisins de palier

Quant au Jean Dujardin guignol, il est né avec Brice de Nice. Ce personnage créé avec Bruno Salomone était repérable par sa mèche blonde, son T-shirt jaune et sa métaphysique de la vague éternelle. Jusque dans le film de James Huth (Brice de Nice, 2005), il nous faisait plonger dans la plus pure euphorie régressive des déguisements et des gimmicks en tous genres. Après un Lucky Luke plus qu’oubliable, on a peu entendu parler de ce Dujardin-là.

Il a fallu que Michel Hazanavicius fasse appel à lui dans OSS 117 pour qu’il réapparaisse sous une forme renouvelée. C’est en effet avec les deux OSS 117 que Jean Dujardin a trouvé son épaisseur d’acteur. Dans le regard d’Hazanavicius, le Français moyen est devenu un véritable pitre. Le personnage d’Hubert Bonisseur de la Bath évolue à l’étranger comme chez lui avec la classe de son époque, celle des années 1950-1960, superbement inconscient de la pesanteur de sa grâce. Dans Le Caire, nid d’espions, il commet toutes les gaffes imaginables en Égypte, toujours flanqué de son sourire expressif. Puis dans Rio ne répond plus, le décalage du personnage tourne au pur et simple carnaval. Au milieu de films marqués par le second degré, Dujardin ramène tout à la franchise de ses traits, à la littéralité de sa présence. Film muet, The Artist ne manque pas de souligner cette présence en le laissant déployer tout son potentiel burlesque.

Dujardin n’est pas Belmondo. Mais il croit l’être, ce qui n’est pas la moindre de ses qualités. Il s’apparente plutôt, et c’est son charme singulier, au personnage d’écrivain joué par Bebel dans Le Magnifique, de Philippe de Broca. Ce comédien hors du temps s’est toujours rêvé en autre que lui-même. Il aura d’ailleurs bientôt l’occasion de briller à Hollywood puisque l’équipe de The Artist se lance, solidement armée, dans la course aux Oscars.
L’artiste tout juste primé n’est pas près de déprimer.

Le Baas ou la chienlit

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On sait que certaines images valent mieux qu’un long discours. Parmi les plus prisées du moment, la photo du jeune Hamza al-Khatib fait le tour du monde. Le corps tuméfié de ce jeune garçon de treize ans a été rendu à sa famille plus d’un mois après sa torture par les services de sécurité syriens. Une vidéo macabre diffusée sur Youtube restitue la violence des sévices subis, qui vont jusqu’à la mutilation. Bien entendu, les services de renseignements syriens évoquent la responsabilité de bandes armées salafistes qui seraient responsables des troubles que connaît la Syrie.

L’obsession de l’unité

Au-delà de cette tragédie, on est frappé par l’omniprésence de la thématique confessionnelle dans la propagande du Baas. Un petit tour d’horizon des cortèges pro gouvernementaux révèle l’obsession de l’unité nationale et – par réverbération- la crainte des dissensions interconfessionnelles. Sous l’orbe du nationalisme, le discours officiel syrien dissimule le fantasme négatif de l’explosion de la mère-patrie, comme en témoignent la croix et le croissant brandis avec emphase par les sympathisants du Baas. Tels des exorcistes chassant le vampire à coups d’ail et de crucifix, ils crient « Non au confessionnalisme ».

Leurs énoncés pseudo-performatifs – qui croient accomplir ce qu’ils annoncent – manipulent à qui mieux mieux la dialectique de l’Un et du multiple. L’imagerie baasiste dessine en effet une nation de citoyens rangée en rangs d’oignons derrière son chef incontesté[1. Car incontestable, of course ! « Assad ibn-al-assad » (le lion fils du lion) bénéficiant du prestige que son père Hafez, militaire de haut rang, a accumulé durant ses trente ans de règne sanglant]. Dans cette image d’Epinal, le patriotisme, l’antisionisme et quelques zestes d’arabisme socialisants servent de ferment d’unité.

Mais malheureusement pour le régime syrien, le confessionnalisme n’est pas seulement un produit d’importation. Certes, peu après la Première guerre mondiale, la France a bel et bien scindé le Levant mandataire en plusieurs petits Etats à base confessionnelle (Etat des alaouites, Etat du djebel druze, Grand Liban majoritairement chrétien, Etat d’Alep, etc.). Mais cette partition, qui reste la hantise des dirigeants libanais et syriens, prenait acte d’une séparation de fait entre les communautés[2. Ce qui n’exclut pas une stratégie de partition délibérée destinée à tuer dans l’œuf les velléités d’indépendance des nationalistes syriens].

non au confessionnalisme, non à la division

Le confessionnalisme est déjà là !

Que le confessionnalisme désigne l’ennemi idéologique d’un parti d’inspiration laïque, socialiste et nationaliste s’entend fort bien. Seulement, les tenants du statu quo politique font mine d’ignorer le confessionnalisme de fait qui mine la société syrienne. Rares sont les laïques et libres-penseurs qui refusent d’être assignés à leur communauté.

Premier pilier du système confessionnel, les affaires familiales incombent à des tribunaux religieux. En fait de mariage, les Syriens n’ont d’autre choix que l’union endogame entre membres d’une même religion, sinon d’une même communauté. L’assignation confessionnelle y est telle que, quoiqu’intra-chrétiennes, des épousailles entre un grec-catholique et une Arménienne sont considérées comme un mariage mixte. Ce sectarisme assumé par la plupart des groupes religieux ne peut que déconcerter ceux qui n’entendent pas grand-chose à l’Orient compliqué.

Chez les Druzes, cet interdit est pratiquement absolu, les unions mixtes étant bannies par leurs préceptes qui interdisent toute conversion[3. Dans le syncrétisme religieux druze, l’âme druze est censée se transmettre de la mère à l’enfant, ce qui, d’un point de vue religieux, écarte toute possibilité de conversion ou de métissage]. Certaines familles druzes rejettent catégoriquement le métissage religieux, allant jusqu’à perpétrer des crimes d’honneurs contre les jeunes filles coupables d’amour interdit, pour un alaouite, un chrétien ou un sunnite. Les juges syriens ferment globalement les yeux sur ces pratiques d’un autre âge qui constituent la face sombre du confessionnalisme. À cette exception druze près, le mariage interreligieux est néanmoins possible moyennant une conversion – à l’islam ou au christianisme selon le cas. Mais tout changement de religion entraînant la mise au ban de sa communauté d’origine, très rares sont ceux qui franchissent le pas.

Un patriotisme contre l’autre

L’habillage national du camaïeu religieux syrien est évidemment un rempart contre la guerre civile. Comme l’illustrent les slogans œcuméniques scandés par les partisans de Bachar al-Assad, l’épouvantail de la discorde reste peut-être l’unique registre d’autolégitimation du pouvoir syrien.

Le plus cossard des hiérarques baasistes est cependant conscient de l’extrême fragilité du sentiment national. À la faveur de la crise actuelle, le pouvoir vacillant de Damas tente de resserrer les rangs, mais sa base confessionnelle alaouite, druze et ismaélienne ayant partiellement rejoint la contestation, l’inquiétude le gagne à grands pas.

Dans une sorte de rivalité mimétique, les contestataires opposés à la mainmise du clan Assad sur l’appareil d’Etat reproduisent d’ailleurs les mots d’ordre anti-confessionnels du Baas. À l’heure où plusieurs villes restent assiégées par l’armée, on peut se demander et peut-être espérer que l’unité du pays se réalisera aux dépens de ceux qui la manipulent.

Oui à l'unité nationale

Les strauss-kahniens réclament la diabolisation de la démondialisation

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On les croyait disparus, ou a minima cryogénisés pour quelque temps. Mais non, les strauss-kahniens ne sont pas morts, car ils pensent encore. Cinq d’entre eux viennent même de publier une tribune dans le Monde daté d’aujourd’hui. Sous le titre « Après DSK, quel héritage conserver du strauss-kahnisme à gauche? », cinq responsables d’ « Inventer à Gauche », le courant de DSK – Michel Destot, Alain Bergounioux, Catherine Tasca, Dominique de Combles de Nayves et Alain Richard listent leur exigences politiques, s’adressant, sans le dire, au futur candidat par défait de leur parti

Sans vouloir être méchant, on ne peut pas dire que ce que nos zélotes appellent « le strauss-kahnisme » sorte très grandi de cette liste de recommandations. Tous les lieux communs du centregauchisme mou y sont listés en écriture automatique façon fiche de lecture besogneuse d’un fayot d’IEP de province.

Vous que croyez que j’exagère ? Quelques pépites au hasard: « Pour que la gauche gagne en 2012, elle doit se préparer à bien gouverner », « Les crises actuelles valident plutôt les solutions de nature social-démocrate », et autres « Il ne peut y avoir d’union monétaire durable sans des formules d’union fiscale et de fédéralisme budgétaire ».

Bref, c’est une fausse résurrection que celle des strauss-kahniens puisque leur électro-encéphalogramme est aussi plat qu’une limande passée sous un rouleau compresseur. A un détail près, tout de même, Montebourg et sa démondialisation réussissent à faire sortir nos cinq léthargiques de leur coma politique : « Penser que c’est une solution, disent-ils, serait une grave erreur ». Et Dieu sait qu’en erreurs graves, les strauss-kahniens s’y connaissent.