Ariane Mnouchkine et la troupe du Théâtre du Soleil ressuscitent la révolution bolchévique de 1917. Animée par un souffle puissant, l’épopée portée sur scène fustige cent ans de totalitarisme en Russie.
Avec Ici sont les dragons.1917 : la victoire était entre nos mains,le Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine renoue avec les grandes fresques héroïques que furent 1789 ou les drames de Shakespeare. Entre la Révolution de février 1917 qui aurait pu conduire la Russie et les autres nations de l’empire des Romanov sur le chemin de la démocratie, et la révolution d’Octobre fomentée par des bolcheviques fanatiques, avides d’imposer la soi-disant dictature du prolétariat, ce premier volet d’un ambitieux dessein théâtral dévoile avec éloquence combien la force, en Russie, prime sur le droit, et combien l’autocrate Poutine est l’avatar peu glorieux des tyrans de jadis.
Une époustouflante maestria
Des tableaux étonnants, comme l’apparition de Nicolas II émergeant à cheval de l’obscurité, le temps d’une phrase signifiant son fatal aveuglement devant ce qui se trame dans son empire ; ou comme l’arrivée de Lénine en gare de Finlande dans les volutes de vapeur d’une locomotive en fureur ; des scènes de révolution, de batailles, de guerre civile ; les renaissances stupéfiantes des plus noires figures de ce temps, évoquées aussi bien par des masques à leur image que par des textes jadis écrits ou proférés par ces manipulateurs sanglants : de ce chaos d’idéologies, de luttes intestines, de conspirations, de traîtrises, de guerres fratricides, d’événements contradictoires, de ce bouleversement copernicien soulevant le plus vaste pays du monde, Ariane Mnouchkine et ses collaborateurs ont brossé un récit épique qu’ils présentent avec une époustouflante maestria.
Et ces tableaux innombrables qui défilent à un rythme infernal, ces éléments de décor qui apparaissent et disparaissent comme des fulgurances dans un permanent souci d’esthétique, forcent l’admiration. Il y a quelque chose de suffoquant dans cette splendide mécanique qui tourne à plein régime durant près de trois heures sans l’ombre d’une maladresse, et où trois femmes, trois Parques du malheur, sillonnent le théâtre pour toujours annoncer le pire.
Une lecture fantastique
Textes, mise en scène, direction d’acteurs, décors, lumières, projections, costumes, musiques, fonds sonores, ont été pensés et repensés, polis et repolis, retranchés, réécrits, restructurés au fil d’innombrables répétitions, jusqu’à ne conserver que l’essentiel des événements prodigieux ou misérables qui composent cette épopée ambitionnant avec panache à être une lecture implacable de l’Histoire.
Ariane Mnouchkine et les siens (plus de soixante-dix personnes, dont trente comédiens sur le plateau) n’hésitent pas à dénoncer l’architecture de ce système totalitaire qui fait du tyran russe d’aujourd’hui le descendant direct des tyrans soviétiques de jadis. Rien ici ne permet de faire croire que la révolution de Lénine et de Trotski aurait été trahie par Staline, comme tant d’idéologues ont voulu le faire croire. Déjà, elle n’était rien d’autre que l’œuf monstrueux d’où allaient sortir l’hydre stalinienne et la violence actuelle.
Cette course à l’abîme ne permet évidemment pas les nuances. Qu’importe ! L’essentiel est dit. Plus d’un siècle de crimes effroyables, de génocides, de mensonges se profile dans le premier volet de cette effroyable épopée courant de 1916 à 1918, où les crimes de 1917, mais aussi ceux de 1905 commis par le régime impérial, annoncent les crimes qui aujourd’hui ravagent l’Ukraine et pèsent sur la Russie.
Dans cette époustouflante mise en scène qui file comme le vent, sans temps mort, sans anecdotes inutiles, la tempête de l’Histoire est transportée par le génie du théâtre.
Ici sont les dragons
Théâtre du Soleil. Cartoucherie de Vincennes. Jusqu’au 27 avril 2025. https://www.theatre-du-soleil.fr/fr/notre-theatre/les-spectacles/ici-sont-les-dragons-2024-2470 / 01 43 74 24 08