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On a tué Kadhafi, pas le kadhafisme


B.R.Q

Le Guide de la Révolution, l’Inspirateur de la Jamahiriya, le Frère-Guide, le Roi des rois traditionnels d’Afrique, le Colonel, le Raïs, le Berger de Syrte, bref, Mouammar Kadhafi est mort. Il est mort dans des circonstances que l’on qualifie pudiquement de « pas encore totalement claires ». Et tout en saluant la disparition du Dictateur, du Despote, du Tyran sanguinaire, du Diable incarné, du Monstre, du Néron arabe, du Caligula oriental, on s’attarde sur les « confuses circonstances » de son élimination, comme on se penche sur le marc de café pour tenter d’y lire l’avenir la Libye.

Finis donc les « visites historiques », les clowneries, les tentes de bédouin aux plafonniers en cristal de Venise plantées dans les jardins de la République, les Amazones en treillis et les pistolets plaqués or. Reste ouverte la question de la transition de la Libye vers un régime que l’on souhaiterait démocratique et pluraliste mais qui, à cause des « circonstances floues » de la fin de l’ancien leader libyen, risque, nous dit-on, de ne pas satisfaire pleinement nos attentes. A lire les nombreuses réactions à l’événement, plus savantes les uns que les autres, il y aurait un lien direct entre la manière dont on règle ses comptes avec un autocrate déchu et la forme que prend ensuite l’organisation du nouvel Etat. Il paraît qu’un procès équitable du chef sanguinaire, préalablement capturé dans le respect absolu des droits de l’homme, et qui se déroulerait de préférence devant la CPI, constituerait le meilleur acte fondateur d’une démocratie en devenir. En revanche, un lynchage, une pendaison, une balle dans la nuque ou une rafale de mitraillette dans le dos, seraient de pire augure. Serait-ce nécessairement vrai ?

Certes, à un moment ou à un autre, chaque nouveau régime doit décider du sort des dirigeants, des collaborateurs et des agents du régime déchu. Dans ce contexte, que des anciens fonctionnaires du Colonel à l’intérieur du CNT, à commencer par son président Moustapha Abdeljalil, peut paraître troublant. Cependant, les dissensions au sein du Conseil – entre les libéraux et les islamistes d’une part, et les kadhafistes reconvertis d’autre part – quant à la politique d’épuration à mener, ne compromettent pas forcément l’application de la justice. De même, la liquidation « extrajudiciaire » de Kadhafi ne condamne pas les nouvelles autorités libyennes, pas plus qu’elle ne discrédite les aspirations démocratiques- a priori sincères – de la majeure partie de la population. Sinon, quel enseignement tirerait-on de l’expérience des pays d’Europe de l’Est ou d’Amérique latine après leur sortie de la dictature ? Après la chute du mur de Berlin, toute une génération de dirigeants est-européens a dû composer, quoique à des degrés divers, avec les ex-apparatchiks de l’ex-parti unique. Ce sont même les Parlements dans lesquels siégeaient des députés « post-communistes » qui ont voté les lois dites de « lustration », privant de responsabilités publiques des catégories entières de collaborateurs de l’ancien régime.

Le bilan des sanctions contre les anciens responsables politiques du bloc de l’Est est facile à dresser. Hormis le couple Ceausescu, sommairement jugé et aussitôt exécuté, ainsi que Teodor Jivkov, l’homme fort de la République populaire de Bulgarie, condamné à six ans de prison sans qu’il en ait jamais purgé ne serait-ce qu’une seule journée, il n’y a eu ni grands procès historiques ni peines prononcées. Vous souvenez-vous d’un certain Erich Honecker, qui a passé vingt ans de sa vie à semer la terreur dans l’ex-RDA et avait décrété le recours aux armes contre ceux qui tentaient de franchir le mur ? Et bien, il s’est paisiblement éteint entouré de sa famille. Cela n’a pas empêché les Allemands d’ouvrir les archives de la Stasi et de vérifier les dossiers de plus de 10% de leurs compatriotes.

Paradoxalement, il est plus facile de punir de simples exécutants et de petits délateurs que les principaux responsables politiques ou les serviteurs enthousiastes du régime. Avec la déclaration de la libération de la Libye, le moment est venu de rétablir le respect des lois, de réhabiliter les notions élémentaires de vérité et de justice et de dédommager les victimes, tout en évitant les actes de vengeance et la chasse aux sorcières. Serait-ce alors une chose forcement mauvaise que de savoir qu’il y a parmi les plus hauts décideurs libyens des gens issus du système kadhafiste qui veulent éviter toute épuration ? Certainement pas. Seulement voilà, certaines enquêtes piétinent, d’autres affaires traînent, et quelques décisions surprennent. Que sait-on de l’assassinat du général Abdelfattah Younès, ancien ministre de l’Intérieur de Kadhafi devenu chef d’état-major des forces insurgées ? Depuis la mise en place au début du mois d’août d’une commission d’enquête censée faire la lumière sur son meurtre, aucune avancée n’a été signalée. Et comment interpréter le refus initial des nouvelles autorités d’autopsier le corps de Mouammar Kadhafi ? « On nous refile les croquettes qu’on a envie de manger », m’a confié un diplomate français rencontré à Tripoli, dénonçant par là l’attitude du CNT. Or, ses membres ont-ils vraiment le choix ? Pris en’étau entre une population plus ou moins vindicative, des islamistes déguisés en libérateurs, et des Occidentaux soucieux que les choses se déroulent de manière « civilisée », ils semblent vouloir faire « au mieux ». Laisser irrésolues quelques affaires de crimes, comme l’assassinat du général Younès, leur permettrait de montrer patte blanche à une fraction des rebelles pour empêcher une effusion de sang et, accessoirement, de sauver leur propre peau.

Nous avons vu les images du corps ensanglanté de Kadhafi mais nous n’avons pas encore aperçu le corps inerte du kadhafisme. Ceci dit, la Libye n’est pas le premier pays au monde qui doit parvenir à un consensus social et politique pour surmonter ses divisions historiques. Le régime du Colonel n’entrant pas exactement dans les catégories d’une dictature militaire ou d’un Etat totalitaire, il serait prétentieux de prétendre trouver des recettes faciles pour y édifier une démocratie. Le substitut de justice qu’ont expérimenté des pays d’Amérique latine ainsi que l’Afrique du Sud sous la forme des commissions « Vérité et réconciliation » pourrait faire l’affaire en Libye.

La difficulté de sortir sans heurts d’un régime oppressif amène aussi parfois à abandonner la quête d’une justice impossible, à brûler les archives et à supprimer les moindres traces du passé. « Parce que personne n’est innocent, personne ne doit être jugé. Parce que tout le monde a souffert, personne ne doit être dédommagé. », écrivait en son temps Jon Elster, actuellement titulaire de la chaire « Rationalité et sciences sociales » au Collège de France.

Jusqu’à présent, cette dernière hypothèse n’a pas trouvé de terrain d’application et on pourrait légitimement douter de son intérêt pour les autorités libyennes. Le processus de réconciliation nationale qu’a évoqué le numéro deux du CNT, Mahmoud Jibril, le jour de la proclamation de la libération du pays, devrait passer par la reconstitution de ce qu’on appelle stupidement la mémoire collective. Celle-ci inclut aussi bien les souvenirs des exactions commises par les autres que la mémoire de ses propres lâchetés ou celle de ses petits arrangements avec sa conscience. Si cette idée devenait réalité, on assisterait bel et bien à une première mondiale.



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Paulina Dalmayer est journaliste et travaille dans l'édition.

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