Nuit debout: le refus pour (seule) doctrine et après?


Nuit debout: le refus pour (seule) doctrine et après?
Nuit du 10 avril 2016 (Photo : SIPA.AP21881109_000002)
Nuit du 10 avril 2016 (Photo : SIPA.AP21881109_000002)

Le mouvement Nuit debout a pris une ampleur surprenante en France, et ce en dépit des pressions policières constantes et multiformes dont il fait l’objet. A partir de Paris, où il fut lancé, il s’est étendu à près de 50 villes dans le pays. Issu du mouvement de protestation contre la « loi El Khomri », il assure une forme de pérennisation de la mobilisation. Mais, il dépasse cette dernière. On voit bien que dans ce mouvement s’exprime une immense frustration politique, qui est à la hauteur des trahisons du P « S » (pardon du DPMP ou Deuxième parti du patronat) mais aussi un immense espoir. Au-delà du nombre de personnes concernées, c’est bien le signe que quelque chose est en train de se produire. Ce mouvement qui est dit « inorganisé », et qui est clairement « a-partisans » mais pas apolitique, et au sein duquel circulent des militants bien identifiables, constitue un phénomène politique qui pourrait être majeur dans les mois à venir. Ceci impose de poser un certain nombre de questions.

1) Quelle extension pour le mouvement ?

Ce mouvement est surtout notoire pour son extension géographique. C’est en cela qu’il est actuellement impressionnant. Il se produit, de quelques dizaines à plusieurs centaines, voire à des milliers de participants, dans des villes de France qui ne sont pas seulement des grandes métropoles ou des villes universitaires. Ce mouvement n’est pas sans rappeler les « assemblées générales » des grands mouvements sociaux que l’on a connus des années 1960 à la fin du vingtième siècle. Il s’en diffère néanmoins parce qu’il se construit dans le contexte d’un désastre politique affectant tant les « Républicains » (à droite) que le P « S » qui n’aura jamais mieux que maintenant mérité son véritable nom de Deuxième parti du patronat. Mais, si l’extension géographique de ce mouvement est une bonne chose, elle ne doit pas masquer le problème de l’extension sociale.

Le nombre de personnes pouvant venir chaque soir et passer une partie de la nuit est nécessairement limité. Le mouvement va devoir se poser le problème de son extension à des couches sociales plus défavorisées. Pour l’instant ces dernières sont beaucoup moins présentes que les étudiants (chômeurs ou non) et les classes moyennes. De ce point de vue, il est bon de ne pas se fonder uniquement sur la composition sociale du mouvement à Paris et des quelques grandes villes. Mais, la capacité de ce mouvement à faire la jonction tant avec les couches populaires des grandes métropoles qu’avec les exclus de la France des petites villes est l’une des conditions de sa survie.

2) La question du débouché politique

Au-delà de cette extension sociale se pose, et se posera toujours plus, la question du débouché politique de ce mouvement. Le mouvement est politique, mais il n’est pas politicien. Il est né aussi de l’impasse actuelle où nous a conduit le gouvernement dit « de gauche » présidé par François Hollande. On comprend parfaitement que le naufrage de la soi-disant « gauche de gouvernement » (et qu’il vaudrait mieux appeler la « gauche de pouvoir », celle qui copine avec les milieux d’affaires et s’en met plein les poches à chaque fois qu’elle peut) est l’un des moteurs du mouvement. On devine que ce même mouvement n’a rien de commun avec les propositions des différents candidats à la candidature des « Républicains », c’est-à-dire de l’ex-UMP ou de ses satellites centristes. Les propos scandaleux d’un François Fillon, appelant à couvrir du manteau de Noé la fraude fiscale, ne font que confirmer ce que l’on peut deviner dans les discours d’un Alain Juppé, ancien homme à tout faire (y compris le pire) et qui est en voie de passer de la rigidité à la momification, d’un Le Maire, d’un Wauquiez, d’une NKM…

De fait, le mouvement Nuit debout se veut un double refus et de la politique actuelle et du retour à une politique passée. Car, il y a dans ce mouvement le constat, implicite chez certains, explicite chez d’autres, que ces deux politiques n’en font qu’une. Elles ne sont que la traduction du cadre disciplinaire qu’imposent l’euro, mais aussi l’Union européenne actuelle, à la France. On en a un parfait exemple avec la « Loi El Khomri ». Mais, ce constat ne suffit pas. Un mouvement ne peut s’en contenter. Il lui faut trouver une perspective, tant à court qu’à moyen terme. Les exemples de l’Italie (avec le M5S de Beppe Grillo) et de l’Espagne (avec Podemos), montrent que la création de nouvelles forces politiques peut constituer un débouché pour ce mouvement. Mais, en même temps, les incertitudes politiques qui pèsent sur Podemos ou qui parasitent le M5S, montrent aussi qu’un minimum de clarification est nécessaire.

3) Quelle organisation ?

Une dernière question doit être posée. Si ce mouvement veut pouvoir durer, la question de sa structuration et de son organisation se posera. On entend beaucoup faire les louanges de la « transversalité » du mouvement. Mais, l’organisation décentralisée ne fonctionne, on le sait, que quand existe une forte homogénéité des représentations parmi ses membres. Cette homogénéité, elle peut être atteinte par une idéologie partagée, ou par ce que l’on appelle une « doctrine »[1. On lira avec profit sur ce point les derniers chapitres de Van Creveld M., Command in War, MIT press, Cambridge (Mass.), 1985, qui compare les formes d’organisations hyper-centralisées et les formes décentralisées au sein des organisations militaires.]. Or, aujourd’hui, l’homogénéité n’existe que dans le refus d’une situation considérée, à très juste titre, comme inacceptable. Il n’y a pas de « doctrine » capable d’assurer cette homogénéité des représentations qui est nécessaire pour une réelle décentralisation de l’action. Dès lors, le problème se pose du débouché politique du mouvement. Il doit se fixer un débouché à relativement court terme s’il veut maintenir sa capacité de mobilisation. Mais, l’absence d’organisation et de structuration qui actuellement le caractérise, et qui suffisait dans la phase initiale de la mobilisation, risque de lui être fatale dans les semaines à venir. A moins que, progressivement, ne surgisse une forme d’organisation bien mieux constituée. Tel est l’enjeu des semaines à venir.

Retrouvez cet article sur le blog de Jacques Sapir.

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économiste, spécialiste de la Russie.

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