
Nous sommes le lundi 30 septembre 1985, au volant de ma vieille Peugeot, j’entends à la radio un flash spécial : Simone Signoret est morte. Ce souvenir reste depuis gravé dans ma mémoire. Il faisait gris et le vent malmenait la voiture. J’aimais beaucoup Signoret, son visage détruit, comme aurait dit Duras, ses rides de la désillusion amoureuse, ses cheveux blancs, non pas ceux de la sagesse, mais de la souffrance imposée par Yves Montand, magicien de la scène à la voix mélancolique et au regard de chien battu, d’un professionnalisme à rendre jaloux les Américains. « Oh, je voudrais tant que tu te souviennes… » Et l’émotion est là, directe.
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Signoret, je la vois immédiatement dans deux rôles. Le premier, dans le long-métrage de Jean-Pierre Melville, L’Armée des ombres. Elle joue le rôle de Mathilde, une résistante éliminée par son propre réseau, en 1943. La scène de sa mort est tournée Avenue Hoche, non loin du parc Monceau. Je m’y suis souvent rendu comme si cet assassinat était réel. Signoret était tellement « naturelle » qu’on oubliait que c’était du cinéma. Le second, dans Police Python 357, de Corneau. Un polar noir, efficace, sur fond de société consumériste. Signoret joue une bourgeoise en fauteuil roulant. Elle est alcoolique, dévastée par le cocufiage de son mari. Elle veut mourir, finit par supplier Montand, qui joue le rôle d’un fic pris dans un engrenage machiavélique, de la tuer. Signoret est tout entière dans ce rôle de femme-épave, le regard injecté de whisky, sans larmes, morte déjà. Elle résume sa vie amoureuse face à la caméra. Elle ne joue pas, elle est Signoret, première actrice française oscarisée, humiliée par son mari chanteur, effacée, croit-elle, par la beauté délétère de Marilyn Monroe, maîtresse d’un soir de celui qu’elle a rencontré le 19 août 1949, à la Colombe d’Or, dans l’arrière-pays niçois, et qu’elle a aimé jusqu’au bout de la déraison.
Pari un peu fou
Signoret fut une immense actrice et une femme malheureuse. À la mort de Marilyn, pourtant, Montand l’appelle, il bafouille au téléphone, paumé. Elle l’écoute, ne raccroche pas. Elle est aussi triste que lui. Elle meurt donc le 30 septembre 1985 d’un cancer du pancréas, dans sa maison d’Autheuil-Anthouillet (27). Elle n’avait que soixante-quatre ans. Elle avait écrit en 1976 une très belle autobiographie, La Nostalgie n’est plus ce qu’elle était. Pivot l’avait reçue à Apostrophes. Elle avait paru timide, presque gênée d’être sur le plateau, elle qui fut l’amie de Sartre et de Simone de Beauvoir, « compagnon » de route du PCF.
De nombreuses biographies ont été écrites sur elle, son couple, sa fille, Catherine Allégret. Nicolas d’Estienne d’Orves, écrivain et critique musical, a pourtant relevé le défi d’en ajouter une nouvelle. Enfin pas tout à fait, il a relevé un pari un peu fou : celui de se mettre dans la peau de Simone, née Kaminker, le 5 mars 1921, à Wiesbaden, et de lui donner la parole. Pari dangereux, car il était difficile alors de se montrer objectif, notamment sur le voyage qu’elle fit avec Montand dans les pays de l’Est, du 16 décembre 1956 à fin mars 1957 – la moindre des choses aurait été de boycotter l’URSS dont on connaissait les massacres de masse organisés par Staline, notamment avec Le Zéro et l’Infini, ouvrage d’Arthur Koestler, et surtout après l’écrasement du soulèvement hongrois par les chars russes, le 4 novembre 1956, à Budapest. Mais pari gagné.
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On finit par lire l’ouvrage comme si c’était Signoret qui l’avait écrit. On la trouve de mauvaise foi – la question sur l’URSS. On la trouve également très sévère à l’égard de Montand – homme colérique certes, mais pas si « enfantin » que cela…
On comprend mieux, cependant, qu’elle ait accepté d’être Mathilde, dans L’Armée des ombres, elle, la demi-juive qui fréquenta Jean Luchaire et d’autres collabos parisiens, histoire de vouloir réparer une errance de jeunesse. Elle apparait entière, excessive, autodestructrice, en un mot, vivante. Et également glaçante. Après la passade Marilyn, Signoret – enfin l’auteur – lance à Montand : « Tu m’as trahi avec une beauté, je vais te faire vivre avec une vieille dame… »
Nicolas d’Estienne d’Orves, Simone Signoret, histoire d’un amour, Calmann-Lévy. 400 pages.
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