Montluçon: qu’elle était verte ma friche industrielle


Montluçon: qu’elle était verte ma friche industrielle
Photo : Pierre Gleizes/REA.
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Photo : Pierre Gleizes/REA.

« Avec moi, c’est soit le nirvana, soit Montluçon », lance un dragueur lourdingue. Et sa proie de lui répondre aussi sec : « T’as plutôt une gueule à venir de Montluçon que du nirvana »[1. Extrait du nanar culte 4 garçons pleins d’avenir (1997), écrit et réalisé par notre chroniqueur Jean-Paul Lilienfeld.] Cette scène de cinéma prête à rire pour quiconque connaît la ville du Bourbonnais, passée en quelques décennies de fleuron industriel à mouroir pour retraités.

Un soir de février, devant une assemblée de cheveux blancs ou grisonnants, le conférencier de la Société des amis de Montluçon retrace l’âge d’or de « la Manchester de la France ». L’historien du dimanche ironise : « À chaque friche industrielle sa zone commerciale. À l’emplacement de l’ancienne forge Saint-Jacques, La Fonderie n’est plus que le nom du restaurant de l’hôtel ! » En langage marxiste, on dirait que le « capitalisme de la séduction » (Michel Clouscard) a supplanté le bon vieux productivisme de papa. Mais nous y reviendrons.

Dans la salle comble, le public boit du petit-lait. Il fut un temps où la déesse Industrie et Progrès avait élu domicile dans l’Allier. Au faîte de la révolution industrielle, Montluçon tirait orgueil de sa proximité avec les gisements de matières premières (minerai de fer du Berry, houille du Bourbonnais), tant et si bien qu’en 1840 l’État fit percer une voie navigable artificielle – le canal de Berry – pour faciliter la circulation des marchandises.

Pionnière de l’industrie (métallurgie, chimie, caoutchouc), Montluçon a aussi été précurseur de la désindustrialisation.[access capability= »lire_inedits »] « Pour le pire et pour le meilleur, Montluçon a connu la désindustrialisation dès 1955 avec la fermeture du canal de Berry et la fin d’usines qui n’étaient pas compétitives, comme Saint-Gobain », raconte Nicolas Brien, opposant socialiste au maire. Il semblerait que le mythe du « Big is beautiful » ait survécu aux très riches heures de l’industrie montluçonnaise, au point que la ville cultive la nostalgie des usines mastodontes. De ce point de vue, entre l’ancienne gestion communiste (1977-2001) et la politique du maire actuel Daniel Dugléry (LR), ancien directeur de la police nationale nommé par Charles Pasqua, la continuité paraît patente. Sous les communistes, la rive droite du Cher, qui abrite la cité féodale, les administrations et les petits commerces, s’est vue systématiquement défavorisée au profit de la rive gauche industrieuse. L’ancien édile PCF Pierre Goldberg s’était fait un malin plaisir d’autoriser l’ouverture de grandes surfaces rive gauche et de décréter l’avenue de la République voie à sens unique, histoire de remettre à leur place ces fieffés poujadistes que Boris Vian moquait dans sa chanson Le Petit Commerce. Cas d’école, au mitan des années 1980, les terrains de l’ancienne usine métallurgique Saint-Jacques ont été revendus à Carrefour tandis que la mairie cryptobolchévique y faisait construire la salle de concert Athanor – aujourd’hui présidée par Évelyne Tautou, la mère de l’actrice d’Amélie Poulain.

Vingt-cinq ans plus tard, mutatis mutandis, le gaulliste Daniel Dugléry poursuit la même politique. Signe qui ne trompe pas, le maire a déménagé le conservatoire de musique pour en inaugurer un nouveau en grande pompe (2007) sur la rive gauche de la ville, pourtant fortement polluée. Baptisée Ville-Gozet, cette partie de Montluçon s’est développée au xixe siècle à mesure qu’essaimaient usines, ateliers et logements ouvriers. Aujourd’hui, Goodyear-Dunlop (800 employés contre 5 000 à la grande époque) pour les pneus, Safran (1 200 salariés) pour les armes, All’chem (71 employés) pour la chimie et Landis-Gyr (110 ouvriers contre 1 200 jadis) pour les compteurs électriques, y font figure de derniers des mohicans industriels. « Les communistes et Dugléry croient qu’il faut des usines de 5 000 personnes comme autrefois Dunlop pour que l’économie aille bien. Montluçon devient un enfant dans des habits d’adulte parce que ses élus n’ont à aucun moment envisagé la transition économique du bassin d’emplois. Or, il faudrait appuyer l’écosystème de PME au lieu de rêver au retour des navires amiraux », s’agace l’élu PS Nicolas Brien. Au cœur des Trente Glorieuses, Dunlop organisait en effet toute la maintenance de ses machines alors que son repreneur Goodyear fait désormais travailler tout un réseau de petits sous-traitants.

Chez Dunlop, la désindustrialisation s’est faite piano ma sano, la première vague de départs en préretraite anticipés en 1983 ayant même créé une population d’inactifs assez aisés partis du monde du travail avec des indemnités généreuses. Montluçon a donc simultanément tout connu des années 1980 : les années fric et la crise ! Pour l’aristocratie ouvrière particulièrement bien formée, « il y avait du fric. Les femmes allaient chez le coiffeur deux fois par semaine et faisaient marcher les deux marchands de fourrure du boulevard de Courtais », se rappelle Andrée Pinon, 68 ans, vice-présidente de la fédération Allier nature. Ancienne militante communiste qui a quitté le Parti en 1980 par opposition à l’invasion de l’Afghanistan, cette écologiste haute en couleur a la dent dure contre ses amours mortes. « Leur credo à tous, c’est : il nous faut des usines ! », sans autre considération environnementale, s’alarme cette lanceuse d’alerte parfaitement rodée aux procédures juridiques.

L’un de ses chevaux de batailles se nomme Landis-Gyr. Ces dernières années, cette filiale de Toshiba a déclenché un énorme scandale à l’échelle régionale lorsqu’a été révélé l’impact de ses activités sur les sols, les eaux du Cher et les nappes phréatiques. Il a fallu attendre 2012 pour qu’éclate au grand jour le scandale de la pollution au trichloréthylène d’un quartier résidentiel entier, entraînant le transfert pendant un an de l’école maternelle Paul-Lafargue. Tandis que Landis finançait l’installation de ventilateurs dans l’école, le préfet interdisait aux riverains de faire usage de leurs puits, un équipement assez fréquent dans les maisons du quartier. La précaution ne suffira sans doute pas à enrayer la contamination du secteur depuis octobre 1939, date de l’implantation de Landis. La légende veut qu’un ingénieur de la compagnie, arrêté en gare de Montluçon en pleine débâcle, ait dégoté des terrains vacants pour y déménager la fabrique du Haut-Rhin occupée par les Allemands. Le gros de l’usine a été démantelé en 1994, mais il reste un atelier de fabrication de compteurs « intelligents » censés nous mener vers un avenir écologique radieux en limitant notre consommation d’électricité. Divine surprise, la loi sur la transition énergétique imposera à terme d’équiper tous les foyers de ces compteurs émetteurs d’ondes – que d’aucuns jugent cancérigènes – produits à Montluçon par… Landis-Gyr ! Pendant qu’elle recevait ce cadeau inespéré en 2015, la société finançait de nouvelles injections de fer afin d’assainir une nouvelle fois l’école maternelle mitoyenne.

Ce dossier dans lequel on ne compte plus les erreurs de la municipalité, à commencer par son accord, en 2002, à la vente par Landis d’une partie des terrains désertifiés (et pollués) à Intermarché, devrait être pain bénit pour l’opposition montluçonnaise, qui aurait beau jeu de dénoncer les dangers pour la santé publique. Mais le vice-président socialiste de la communauté d’agglomération n’est autre que Bernard Pozzoli, ancien directeur environnemental de Landis, qui partage la dilection du maire pour l’un des derniers fleurons industriels du bassin montluçonnais.

L’honnêteté oblige à reconnaître avec Andrée que loin d’être une exception, Landis a été la règle dans ces années « olé-olé, où l’on vidait des cuves de détergents et de produits chimiques au fond des cours des usines, où l’on jetait des solvants dans le Cher sans aucune protection pour les ouvriers ». Heureusement, depuis, la peur de l’opprobre – commercialement déplorable – a conduit les grands groupes comme Safran ou même Landis à adopter des comportements responsables.

Malgré cette prise de conscience écologique, subsistent encore quelques activités industrielles des plus périlleuses pour la sécurité publique. Ainsi d’All’chem, usine agrochimique de produits vétérinaires et pharmaceutiques sensibles, classée Seveso 2, avec risques d’émanation de gaz toxiques…, est située à deux pas d’un lycée ! Sans caméras de surveillance ni système de sécurité digne de ce nom, les salariés y assurent eux-mêmes le gardiennage en plein plan Vigipirate renforcé. Un terrain de jeux idéal pour djihadistes ? Espérons que l’avenir ne nous le dise pas…

Dans cette laide endormie qu’est la Montluçon moderne, plus d’un danger couve. Avec la certitude d’une Cassandre, Andrée Pinon prévoit qu’un jour prochain, le canal de Berry, qui n’a pas été comblé en 1955 mais simplement couvert d’une couche de béton et enlisé dans une canalisation, ne surgisse du sous-sol, où l’eau continue à couler. « On a eu très chaud lors des inondations de 1960. Et depuis, on a construit le conservatoire et des logements au-dessus » s’inquiète Andrée. On pourrait énumérer la litanie de friches industrielles laissées à l’abandon en plein Montluçon, à l’instar des anciennes usines de cire Diamantine, que des petits plaisantins de technocrates avaient songé reconvertir en banque alimentaire, au mépris des normes sanitaires les plus élémentaires.

Le badaud en goguette dans l’une des innombrables zones commerciales de l’agglomération perçoit une incompatibilité esthétique entre les splendides maisons bourgeoises du centre historique et les bâtiments informes hérissés de néons de Ville-Gozet. D’ici à quelques années, à moins d’un redressement économique aussi spectaculaire qu’inattendu, les hypermarchés ont toutes les chances de laisser place à des friches commerciales. Car une population vieillissante, précarisée et en chute libre (35 000 habitants, comme en 1930 !) risque de déserter les grandes surfaces de ce Las Vegas du pauvre. Si Montluçon possède le triste record du taux de chômage le plus élevé d’Auvergne (12,5 %) et un revenu moyen en deçà de la moyenne nationale, il y a surtout lieu de s’alarmer de l’exode de ses jeunes sitôt le bac obtenu.

Pour redonner vie au terroir, quelques néoruraux en mal d’oxygène se sont installés dans la Creuse voisine, à une vingtaine de kilomètres du bouillon de culture montluçonnais. Mais on n’est plus en sécurité écologique nulle part : en 2014, le ministre du Redressement productif Arnaud Montebourg a délivré un permis d’exploitation à la mine d’or de Lussat. C’était compter sans la mobilisation des autochtones alliés aux Néo-Creusois, qui a fait capoter la réouverture annoncée des mines du coin, fermées depuis 1954. La proximité d’une zone humide classée Natura 2000 et le passage d’un affluent du Cher au pied des mines ont convaincu les associations écolos de passer à l’action, retardant sine die l’exploitation à l’arsenic desdits gisements. La pollution des sols – et des nappes d’eau montluçonnaises – attendra.

Sur les chemins de traverse aux confins de l’Allier et de la Creuse, le promeneur solitaire ne croise que quelques vaches isolées entre deux hameaux dépeuplés. C’est peu dire qu’un tel dénuement incite au spleen. On ne devrait jamais quitter Montluçon ![/access]

Mai 2016 #35

Article extrait du Magazine Causeur



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