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Mes départementales


« En étrange pays dans mon pays lui-même » (Aragon)

Ils ont déjà disparu des plaques d’immatriculation, en attendant d’être les victimes de la prochaine simplification administrative. Il faut en finir avec le mille-feuille, paraît-il. Le Land, pardon, la Région, serait plus adapté à l’Europe nouvelle. Les départements, c’était pourtant l’ADN de la République. Alors, pour les saluer une dernière fois, une litanie intime :

01. Avoir 12 ans. S’ennuyer à Divonne-les-Bains, au milieu des années 1970. Lire Les Chouans sur l’Esplanade du Lac.[access capability= »lire_inedits »]

02. Aller à une fête sur les hauteurs de Soissons, fin août 1997, chez un ami qui travaille à L’Union. Revenir au petit matin, dans un hôtel de zone commerciale. Apprendre, en écoutant France Info, la mort de Lady Di.

03. Parler de Valery Larbaud pendant une balade en vélo entre Chantelle et Ébreuil, pour fêter le bac de français. Jeunes gens d’autrefois à l’orée des années 1980.

04. À Manosque, encore une fois, vérifier une émotion littéraire : l’odeur des femmes et de la lavande est-elle la même que dans Jean le Bleu ?

05. À 2400 m d’altitude, dans le Queyras, sur la frontière italienne, se rappeler qu’on a eu une pleurésie : un courant d’air dans la cage thoracique. Voir le clocher de Casteldelfino. Avoir envie de relire Michel Mohrt.

06. Être tout petit à Vallauris. Un seul souvenir : des grands-parents choisissent des céramiques aux motifs psychédéliques.

07. Animer un atelier d’écriture avec des détenus dans la maison d’arrêt de Privas, qui date de Napoléon III. Elle n’est pas plus grande qu’une école primaire. Atmosphère orageuse dehors et dedans. Il faut dire que les détenus ont une vue magnifique depuis leur cellule et que ça n’aide pas.

08. Y aller souvent pour Rimbaud, bien sûr, mais aussi pour les spahis de La Horgne et leur charge désespérée contre les Panzers, le 15 juin 1940. Nation de poètes et de guerriers. On devrait, normalement, n’avoir peur de rien, non ?

09. N’être jamais allé en Ariège. Avoir juste un sourire en constatant, quand on lit les résultats électoraux de ce département dans les journaux qu’il dispose au Conseil général de 22 conseillers socialistes sur… 22.

10. Aller à Urville pour voir où naît le Drappier, le champagne préféré du Général, et puis goûter sa variante zéro dosage. Dans l’Aube, le jour se lève sur les papilles.

11. Aimer l’idée que ce département français soit le seul à avoir un prénom de fille.

12. Passer sur le viaduc de Millau, se souvenir que l’on était obligé, avant, d’entrer dans la ville et que c’était long. S’être même arrêté à son célèbre McDo.

13. À Marseille, boire une bouteille de Bandol blanc qui luit doucement dans le jardin d’une villa du quartier Saint-Barnabé. C’est la nuit. Se croire dans un film de Visconti.

14. Réviser l’oral de Normale Sup à Trouville. Croiser Marguerite Duras rue des Bains. Se dire que c’est un mauvais présage pour le concours. Effectivement. On a raté.

15. Voir à Saint-Flour une plaque sur une imprimerie : en 1944, Paul Eluard fit composer là, clandestinement, Sept poèmes d’amour en guerre.

16. Les caves de Cognac et la « part des anges » sur les voûtes. Le soleil sur Barbezieux et le fantôme en nœud papillon de Chardonne. Relire Eva, Claire, Les Destinées sentimentales.

17. Comprendre que les étés à Pontaillac ne reviendront plus, ni les films de série Z que le cinéma du Casino passait en deuxième partie de soirée.

18. Faire une étape à Saint-Amand-Montrond. Se demander pourquoi le nom nous dit quelque chose. Mais si : tous ces livres de poches imprimés par l’imprimerie Bussière.

19. Vivre trois mois à Brive, seulement pour lire et écrire. Y être heureux. En repartir. En concevoir une vraie mélancolie.

20. Aller en Corse, un de ces jours. Après tout, la Corse, c’est la France. Non ?

21. Dijon : avoir eu pour maire un chanoine, c’est une chose. Mais un chanoine qui a inventé un apéro, c’en est une autre. Précisons que le vrai kir, c’est avec du cassis et rien d’autre.

22. Se baigner au Val-André et nager dans la baie de Saint-Brieuc. C’était avant les algues vertes.

23. Apprendre récemment qu’on ne dit pas « dans la Creuse » mais « en Creuse ». Par exemple, le cinéaste génial et méconnu Peter Watkins vit « en Creuse ».

24. Domme : contempler la Dordogne depuis un à-pic éblouissant. Dans les grottes, le fantôme de l’écrivain fou François Augiéras, notre Thoreau, rôde pour l’éternité.

25. Rendre visite aux Gourmands lisent, à Besançon. Libraire pointu et caviste naturel. Lire et boire en même temps : une certaine idée du paradis.

26. Sur l’autoroute au large de Valence, se dire d’un seul coup, parce qu’une certaine qualité de lumière et d’espace a changé : « Ça y est, c’est le Sud. »

27. Habiter Évreux et être un Ébroïcien. Il y a de ces adjectifs…

28. « À Maintenon, dans l’Eure garnie de fausses salades… » (Paul Morand, Bains Publics).

29. Entendre un des premiers concerts du groupe Elmer Food Beat en plein champ, à 50 ou 60 km de Brest. Le plastique, c’est fantastique. Le Finistère aussi.

30. Pendant l’été 2003, dans une villa avec piscine, à Aramon, apprendre chaque jour que des centaines de vieillards meurent de la canicule. En concevoir une certaine culpabilité.

31. Retrouver la fraîcheur de ce granité citron, le même été 2003, après avoir visité la fondation Bemberg à Toulouse.

32. Ne jamais oublier la Gascogne et d’Artagnan. Ne jamais oublier d’amuïr la consonne finale quand on dit « Gers ».

33. Le département de Mauriac et du Chasse-Spleen. Les deux à pratiquer avec modération.

34. Comprendre enfin Le Cimetière marin de Valéry en se rendant sur les lieux : « Midi le juste y compose de feux/La mer, la mer, toujours recommencée. »

35. Une fois par an, au moins, aller à Saint-Malo. À défaut, revoir Conte d’été de Rohmer.

36. Se sentir parfaitement en France quand le train ralentit en arrivant vers Argenton-sur-Creuse : châteaux, rivières, collines.

37. Boire toujours, ne mourir jamais. « Chinon, Chinon, petite ville, grand renom » : Rabelais, le cabernet franc, le tuffeau, les caves peintes.

38. Naître à Grenoble et devenir moniteur de ski. Naître à Grenoble et devenir Stendhal. Mon choix est vite fait.

39. Boire de l’Arbois-Pupillin de Pierre Overnoy. En boire un peu trop et, à la fin, voir la Vouivre dont le créateur, Marcel Aymé, est né dans le même département.

40. À l’époque, en famille, dans un cortège de R16 et de Ford Escort mettre trois jours pour aller de Rouen au Portugal. Le premier soir, on arrivait sur la RN10, une vraie tueuse en ligne droite jusqu’à l’Espagne, bordées par les murs noirs de pins et de carcasses accidentées.

41. Devenir célèbre, pour un département, grâce à une chanson de Michel Delpech. Passer pour des ploucs sympas, du coup, depuis les années 1970.

42. Nul n’est censé ignorer la Loire. Je l’ai bien vu dans une rencontre avec des détenus à la prison de Roanne.

43. Au Chambon-sur-Lignon, sauver des juifs pendant la guerre, laisser Camus travailler tranquillement au Malentendu et avoir avec Le Cheyne un des plus grands éditeurs français de poésie. Pas mal pour 3000 habitants.

44. Se perdre dans les glaces du passage Pommeraye : voir les reflets de Breton, Vaché, Gracq, Mandiargues.

45. Le département qui a représenté la France résiduelle pendant la guerre de Cent ans, avant la Reconquista de Jeanne d’Arc. Se souvenir de la chanson :
« Mes amis, que reste-t-il
À ce Dauphin si gentil ?
Orléans, Beaugency,
Notre-Dame de Cléry,
Vendôme, Vendôme ! »

46. Un baiser vertige à Rocamadour, un verre à la terrasse de l’hôtel Terminus de Saint-Céré sous la fenêtre de la chambre n° 2, celle de Pierre Benoit.

47. Être la plus jolie collègue dans mon collège du Nord. Venir du Lot-et-Garonne. Ne rester que deux ans. Laisser l’impression que le Lot-et-Garonne est peuplée de mathématiciennes blondes qui sentent L’Air du Temps.

48. Avoir 14 ans, aller acheter des croissants à la boulangerie de Meyrueis. Être servi par le boulanger lui-même qui me demande : « T’es catholique, toi ? » Je réponds oui. « Tant mieux, parce qu’il n’y a que des protestants par ici, même ma femme. »

49. Faire confiance au poète pour vous parler de leur province :
« Plus mon Loire gaulois que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la douceur angevine. »

50. Chaque année, en février ou mars, aller déjeuner chez Gilles Perrault puis pousser jusqu’à la tombe de Barbey, à Saint-Sauveur-le-Vicomte.

51. Imaginer le sourire de l’ange, sur la cathédrale, si l’ultime prophétie de Céline se réalise : l’invasion chinoise arrêtée « en passant par où vous savez… Reims, Épernay… de ces profondeurs pétillantes que plus rien n’existe… »

52. Colombey-les-Deux-Églises. De Gaulle. « Personne n’y viendra, sauf les lapins pour y faire de la résistance… » Je suis un lapin.

53. Laval, constater la schizophrénie architecturale discrète d’une ville qui ne sait pas si elle est normande, bretonne, angevine.

54. Collectionner mentalement les plus belles places d’Europe. Constater que la place Stanislas reste dans le top ten, toujours.

55. Vaucouleurs : ne jamais oublier la petite bergère qui vient y demander escorte pour sauver la France. Pays de vierges guerrières et de châteaux qui ne tombent pas.

56. Ne s’être jamais senti aussi libre qu’à l’armée. On ne devrait jamais quitter Coëtquidan.

57. Rue du XXe Corps américain, à Metz, à 10 ans : feuilleter mon premier Lui en cachette, dans l’épicerie-librairie-tabac d’une grand-tante, entre les tartes au sucre et les saucisses au jambon.

58. Trouver un escrimeur qui explique la « botte de Nevers », l’arme secrète de Lagardère. Rien de plus français que l’escrime. Esquive, audace, élégance.

59. Aller à Lille, traîner à la Vieille-Bourse, trouver l’essentiel pour une vie d’honnête homme : des joueurs d’échecs, des livres anciens, des marchandes de fleurs…

60. De Beauvais, éviter de ne connaître que l’aéroport low-cost et pas la cathédrale qui a la plus haute nef de l’Occident chrétien. Mais qui s’effondre inéluctablement. Sinon, ne pas s’étonner, après, d’avoir une vison low-cost de ses racines.

61. Faire le voyage à Rémalard, sur les traces d’Octave Mirbeau. Le fétichisme littéraire coûte surtout cher en essence, par les temps qui courent.

62. Sentir une parfaite sensation d’accord avec le monde à bord d’un char à voile qui file sur 20 km entre Le Touquet et Berck.

63. Voir L’Argent de poche de Truffaut (1976) qui se passe à Thiers. Mesurer tout ce qui a été perdu, le cœur serré.

64. Le département de Paul-Jean Toulet, du piment d’Espelette et des surfeuses blondes. Y songer comme une retraite possible.

65. Un de ces jours, visiter le musée des Hussards qui vient de rouvrir à Massey. « Tout hussard qui n’est pas mort à 30 ans est un jean-foutre » disait le général Lasalle, mort à 34 ans à Wagram.

66. Éviter un des plus vilains littoraux de France. Même Collioure a des allures de musée.

67. À Strasbourg, déguster une crème brûlée au foie gras Chez Yvonne après avoir signé à la librairie Kléber.

68. À Colmar, présenter un roman jeunesse dans un petit lycée adorable qui ressemble à une maison de poupées.

69. Avoir eu envie d’aller à Lyon après avoir entendu Pierre Boutang me parler de La Délie, de Maurice Scève.

70. Dans les cahiers de doléance des paysans de Champagney, lire la première condamnation de l’esclavage.

71. Pour trouver la plus belle expression du chardonnay en matière de mâcon, boire les vins de Philippe Valette.

72. Voir un Indien d’Amazonie se promener au salon du livre du Mans. Rassurez-vous, il avait été invité.

73. Savoie : préférer le gâteau du même nom aux indépendantistes du coin.

74. Dans un lycée privé de la banlieue d’Annemasse, sur la frontière suisse, prendre le chemin caché qui servait aux prêtres à faire passer les juifs de l’autre côté.

75. Paris : être un département sans routes départementales.

76. Naître à Rouen, dans une ville où ont vécu dans le même pâté de maison Corneille, Saint-Amant, Fontenelle, Flaubert, ça crée des obligations.

77. Savoir dire comme le charmant Éric Holder : « Je suis l’écrivain le plus connu de Thiercelieux » qui compte moins de 1000 habitants.

78. Intuition chinoise. Versailles où le feng-shui français : eau, pierre, ciel en équilibre parfait.

79. S’arrêter à Niort le temps d’un déjeuner rapide. Être surpris par l’architecture des immeubles des différentes banques et mutuelles. Impression d’une ambassade extra-terrestre installée dans une préfecture endormie.

80. Entendre les explosions dans la baie de Somme quand les services de déminage font exploser, encore aujourd’hui, les obus retrouvés de la guerre de 14.

81. Carmaux : être plutôt guesdiste, mais quand même aller rendre hommage à Jaurès et à sa statue en partant, évidemment, du boulevard Gambetta.

82. Un jour, aller à Orgueil (1425 habitants). Nom de pays : le pays.

83. Oublier le front de mer bétonné, les résidences sécurisées, les députés assassinés. Se souvenir du marché d’Ollioules, ses tomates Cœur de bœuf, ses tapenades, ses anchoïades.

84. Dans la maison René Char à L’Isle-sur-la-Sorgue, lire une lettre de Nicolas de Staël sur le « cassé-bleu », écrite peu d’années avant son suicide. Comprendre en ressortant et en regardant le ciel.

85. Rêver de mon grand-père mort qui m’apparaît toujours au même endroit : la plage de Saint-Jean-de-Monts parce que c’est là qu’il m’a appris à nager.

86. Décourager les vocations d’enseignants en les forçant à accompagner un voyage scolaire au Futuroscope.

87. Sur le mont Gargan, au bout du plateau de Millevaches, où les portables ne passent pas, se souvenir de Guingouin, le « préfet du maquis » et des 2000 FTP tenant tête aux divisions SS et à la Milice.

88. Être invité à un festival de roman noir à La Bresse, dans le Pays Blanc. Boire de l’alcool de gentiane, évidemment interdit. Le goût même de la terre humide.

89. « Vézelay Vézelay Vézelay Vézelay. » Dire avec Aragon que c’est le plus bel alexandrin de la langue française.

90. Belfort : le territoire du lion. Saluer son frère jumeau à Denfert-Rochereau. Toujours prêt à rugir ? Espérons-le.

Note : Il ne sera pas question ici des départements d’outre-mer qui incitent à d’autres genres de rêveries ni de ceux de la région parisienne, nés du découpage technocratique des années 1960, qui, eux, n’incitent à aucune.[/access]

Juillet-août 2012 . N°49 50

Article extrait du Magazine Causeur



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