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Made in Goulag


Quelle équipe choisir pour les prochains Jeux Olympiques ? La question est délicate. Soutiendrons-nous celle des Belles âmes (meneur de jeu : Saint Ménard de Reporter Sans Frontières), toujours promptes à exploiter la souffrance des malheureux sans jamais rien changer à leur sort ? Ou bien celle des Esprits forts, qui, à systématiquement dénigrer le politiquement correct, finiront par tolérer tous les malheurs du monde ? Choix difficile, en vérité, dont seul un proverbe chinois pourrait nous libérer : « De deux solutions, la meilleure est souvent la troisième. »

Ignorer l’ampleur de la répression au Tibet est impossible. Depuis 1950, le régime chinois y conduit une politique de colonisation implacable: femmes stérilisées, élites persécutées et exilées, lieux sacrés violés, lieux de mémoire détruits, autochtones discriminés au profit de millions de Hans venus coloniser le « Toit du monde » – et ad nauseum.
Que nous propose-t-on pour nous mettre un terme, ou même simplement un frein, à la volonté du gouvernement de Pékin d’effacer de la carte ce que fut le Tibet ? D’arborer des t-shirts noirs[1. 25 € pièce. Le militantisme a un prix. La bonne conscience aussi : ils sont fabriqués en Inde. Pas par des « intouchables », on le veut croire.] figurant les cinq anneaux olympiques en autant de menottes. Soit. Et puis ? D’appeler au boycott des Jeux Olympiques organisés cet été en Chine, ou à tout le moins de refuser la participation de nos représentants politiques à la cérémonie d’ouverture desdits Jeux. Soit… Et encore ? C’est tout.

C’est tout et c’est peu. Parce que la Russie et les USA y participeront, que des records seront battus, que les médias, vertueux aussi longtemps qu’ils sont privés d’images, en assureront la couverture habituelle. Et que le Tibet, au final, en sortira perdant. Aussi sûrement qu’aura grandi le sentiment d’impunité de Pékin.

Admettons qu’il faille, pour défendre la cause du Tibet, affaiblir la dictature chinoise[2. Faut-il préciser que je parle ici du seul gouvernement chinois et non d’un peuple, aussi vénérable qu’estimable, dont le caractère industrieux serait un exemple profitable à d’autres civilisations profondément malades ? Voir à ce sujet la dernière livraison du National Geographic.]. Encore faudrait-il s’y prendre habilement… Boycotter ? Pourquoi pas. Mais pas les Jeux Olympiques. Ce serait une triple maladresse.

D’abord, parce que ce serait se couper de l’engouement populaire, qui comprend difficilement que l’on « mélange politique et sport » – et la cause du Tibet ne saurait se confondre avec celle, parfaitement crétine, des pourfendeurs du « populisme » : dans la guerre idéologique pour la liberté, il s’agit de mettre les centaines de millions de téléspectateurs, « beaufs » ou non, dans notre poche. Ensuite, parce que ce serait une entorse à nos principes que de refuser de participer à une compétition universelle, où les règles sont les mêmes pour tous et où la dictature chinoise ne pourra ni mentir ni tricher. Enfin, et dans la droite ligne de l’argument précédent, parce que ce serait se priver d’une occasion unique de mettre une raclée aux athlètes idéologiquement modifiés de la dictature chinoise sous le regard du monde entier. Sélectionnés dès l’enfance au mépris de leur dignité d’individus, conditionnés et dopés, réduits à l’état de machine de guerre au service du régime, ces compétiteurs devront s’incliner aussi souvent que possible devant les représentants des pays démocratiques. Souvenons-nous de Jesse Owens aux J.O. de 1936 : ce n’est pas un Noir qui a humilié à Berlin un régime blanc suprématiste en remportant plusieurs médailles d’or, mais le représentant des Etats-Unis qui a démontré sans appel la supériorité de la civilisation libérale, de ses processus de sélection et de formation, sur les fantasmes zoologiques des Nazis. Ne serait que pour cette raison, il faut aller aux J.O. offrir le spectacle le plus plaisant aux amateurs de sport, peuple chinois en tête, et infliger la plus cinglante des défaites au régime chinois, en prouvant que les restrictions politiques qu’il fait endurer à sa population n’ont pas même pour contrepartie la suprématie sportive. Vainqueurs en shorts, nous serons bien plus efficaces et, accessoirement, bien moins ridicules qu’en t-shirt.

Mais revenons au boycott, dont l’idée n’est pas forcément inepte, et oublions un instant l’angélisme mercantile de certaines associations françaises. Quel boycott pourrait servir utilement la cause des Tibétains ? Celui qui nuirait à la dictature chinoise, nous répond-on. Et quel boycott nuirait concrètement à Pékin ? Le boycott économique. Chaque année, des millions de Français dépensent des milliards d’euros pour faire l’acquisition de produits made in China. Ces produits à très faible valeur ajoutée (jouets, pièces de bricolages, éléments de décoration, etc.) ne nous sont en aucun cas indispensables. De plus, ils sont souvent produits dans des conditions sociales détestables, quand ils ne proviennent pas directement de l’économie carcérale – celle des laogai. Un tel boycott, qui stigmatiserait durablement le système politique chinois et l’affaiblirait économiquement, pose à l’évidence un problème de taille : il requiert de la constance dans l’engagement et aurait un coût, puisqu’il faudrait aux « militants » débourser davantage pour faire leurs emplettes auprès de fournisseurs moins compétitifs en terme de prix. Boycotter les produits made in Goulag ? Après des années d’engagement déclamatoire, il ne serait pas outrecuidant de demander aux « citoyens consommateurs » de passer enfin aux travaux pratiques.

Je n’ignore pas l’objection que l’on fera à une telle entreprise. Car il existe un pari de Montesquieu (« Le commerce adoucit les mœurs… ») comme il existe un pari de Laval. Il tient pour acquis qu’à échanger avec les pays qui bafouent les droits de l’homme, si on ne les convertit pas d’emblée à nos valeurs, au moins participe-t-on à l’émergence chez eux de classes moyennes. Lesquelles, tôt ou tard, réclameront les droits politiques correspondant à leur développement économique. La diplomatie allemande résume ce pari par une formule : Wandel durch Handel (le changement par le négoce). Une telle objection ne peut être balayée, forte d’une réalité objective qui écrase l’horizon : en l’espace d’une génération, le gouvernement chinois, aussi critiquable soit-il, aura définitivement éloigné le spectre des famines chroniques et arraché le pays au sous-développement.

Mais, dans l’ordre du pragmatisme, il existe deux autres réalités tout aussi irréfragables : primo, celle de la chronologie. Pour des milliards d’individus, et en l’espèce des centaines de millions de Chinois, l’Histoire c’est ici et maintenant. Sacrifier le présent aux ruses de l’Histoire en marche : nous ne l’acceptons plus de la part des marxistes, allons-nous l’accepter des libre-échangistes ? Secundo, celle de l’effet pervers. Il n’est pas écrit que l’enrichissement des régimes autoritaires aboutisse directement à leur embourgeoisement. Une phase intermédiaire – pour schématiser : des caisses pleines, une agressivité inentamée – doit hélas être envisagée, qui compliquerait nos affaires. C’est très précisément ce qui se passe en Chine, où l’on ne sait qui de la classe moyenne occidentalisée montante ou de l’oligarchie impérialiste[3. Le budget de la Défense augmente en Chine d’environ 20 % par an depuis le début du millénaire. On est en droit de s’interroger sur les motivations de la gérontocratie au pouvoir : s’agit-il d’anticiper une invasion mongole ou une frappe nucléaire tibétaine ? Nul ne peut nier que pour le gouvernement chinois, l’option militaire impériale reste à l’ordre du jour, qu’il s’agisse de mettre au pas Taiwan, d’intimider le Japon et la Corée du Sud, de tenir la dragée haute aux Etats-Unis ou encore de « sécuriser » ses approvisionnements en matières premières.] aura le dernier mot dans les années qui viennent. De même qu’il existe une fitna au cœur de l’islam, il existe un combat entre ces deux Chine, et nous serions bien inspirés de ne pas y prendre part maladroitement.

Or donc, il faut participer aux prochains Jeux Olympiques. Y mettre une tannée aux soldats de Pékin, hisser sur le podium les champions des sociétés libres. Pour nos médaillés friands de symboles, il restera toujours une option, inspirée par le précédent des Jeux de Mexico : brandir, en même temps que l’or, le drapeau frappé du soleil tibétain.



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David Martin-Castelnau est grand reporter, auteur des "Francophobes" (Fayard, 2002).

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