Si tu veux la paix… Comment soumettre son adversaire à sa volonté ? Les bonnes leçons d’Edward N. Luttwak.

D’abord, les mots. Le titre original de ce livre dont la première mouture remonte à 1987 est : Stratégie. La logique de la guerre et de la paix. L’étymologie nous apprend trois choses :
- que le stratège, grec, n’est autre que le chef d’armée,
- la stratégie, une notion spéciale de l’art militaire,
- et l’auteur de ce livre, un « stratégiste », celui qui, depuis une acception entérinée en 1831, connaît la stratégie.
Laquelle est ainsi un art qui use et s’exerce au moyen d’instruments meurtriers, à valeur parfois principiellement dissuasive (cas de l’arme atomique), mais aussi de bonnes paroles, de ce que nous nommons la géo-psychologique et de géopolitique, – la diplomatie, tant sur le cours que le long terme, devant s’insérer dans la panoplie des instruments dont use le stratège digne de ce nom. Si, en France, le chef de l’Etat est le chef des armées, l’on en déduira qu’outre grands et moyens officiers, le président de la République et autres membres composants les organes, consultatifs ou décisionnels en la matière, doivent, à la lettre, se percevoir comme des artistes pratiquant un art dont seul notre orgueil pourrait nous croire qu’il peut devenir science. C’est ce qui, pour l’essentiel, ressort de ces 400 pages, et ce qu’avait bien compris Churchill, ainsi que nous le relate Luttwak.


En septembre 1941, le général en chef du British Bomber Command, Charles Portal, présenta au Premier ministre un plan prévoyant la mobilisation de 250 escadrons durant six mois de campagne, soit 4000 bombardiers et dont l’issue « devait être rien de moins que la victoire totale » sur l’Allemagne. Malgré la logique imparable de ce plan qui déployait ses étapes avec, en bout de course, la garantie d’une victoire d’autant plus évidente que ce plan paraissait avoir pensé à tout, malgré, donc, des apparences qui ne paraissaient nullement trompeuses (et le contexte proprement militaire de l’époque qui rendait cette préconisation comme étant la seule rationnellement envisageable), Churchill « choisit pourtant de se fier à son instinct [c’est nous qui soulignons] stratégique et, malgré le pouvoir de conviction de l’argumentation technique exposée par le plan, il présenta [ses] objections au général Portal. » On les résumera ainsi :
- on ne peut en la matière se fier à la logique arithmétique ;
- il est impossible d’intégrer dans le raisonnement toutes les variables (dont l’une, considérable, est ce que sera la riposte effective de l’ennemi, laquelle, elle-même, ne dépend pas uniquement de sa seule capacité technique et de sa volonté) ;
- il n’y a pas de méthode sûre [c’est nous qui soulignons encore] ;
- pas plus que l’économie, la stratégie n’est une science.
Ici ajouterons-nous que Luttwak est certes un « stratégiste » mais, surtout un polémologue, lequel pratique une science très, trop humaine comme dirait Nietzsche puisqu’elle est humainement incapable de maîtriser toute la chaîne de commandement – c’est-à-dire, au sens technique du terme, l’engrenage implacable des causes de toutes natures qui permettent de s’assurer de l’efficacité d’une action militaire donnée.
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Luttwak explique dans la foulée que « l’impact insignifiant » des opérations aériennes effectuées en 1943 par la 8ème Air Force américaine sur la machine de guerre allemande, conçues avec le même genre de pure logique comptable, arithmétique et matérielle que celle proposée par le BC britannique en 1941, a permis de vérifier in concreto le bien-fondé de la position de Churchill.
La stratégie est en effet l’art de la maîtrise du paradoxe. Mais, le problème c’est que nous ne sommes pas en présence de deux seuls discours parallèles qu’il suffirait de comparer, confronter pour ensuite les associer en une saine et victorieuse synergie. Des doxa, des discours, des logiques et des faits, il y en a des masses, et non seulement il y en a des masses, mais elles-mêmes évoluent en permanence en interagissant les unes sur les autres en un incessant jeux de miroirs. Dans sa réponse à Portal, à l’automne 1941, Winston Churchill expliquait qu’il « paraît probable que la défense au sol allemande et les chasseurs équipés pour le vol de nuit viendront à bout de nos attaques aériennes » et que « toutes les choses étant toujours simultanément en mouvement [principe même du paradoxe dynamique], il est tout à fait possible que la dispersion des ressources militaires atteigne, en 1943, une telle ampleur que leur survie sera dans une large mesure indépendante des installations situées sur le sol allemand. » C’est une grande banalité d’écrire qu’à l’exemple d’un joueur d’échecs ou de go, le stratège, par la définition même de son art, prétend pouvoir prévoir ; mais il ne le prétend que parce que, d’abord et avant toute autre considération, il sait raisonnablement pouvoir repérer d’un seul coup d’œil l’emplacement de ses propres pièces sur l’échiquier et celles de son adversaire ; il voit et, à partir de là, il espère à bon escient entrevoir, présager des multiples possibilités de mouvements, pour, ensuite (ou, plutôt, d’un point de vue neurocognitif : simultanément) voir et sélectionner le déplacement victorieux. Mais, le champ de bataille(s) de deux (ou n)belligérants – et notons au passage que deux pays en paix, ou même seulement indifférents l’un à l’autre, ne sont que deux (futurs) belligérants qui s’[l’] ignorent – est bien plus vaste que la surface de l’échiquier, et le nombre de coups possiblement infini. Si bien que, dans l’absolu, l’ambition et la fonction de l’art de la stratégie, en dernière analyse et en bon (vocabulaire) marxiste, se résumeraient à la compréhension de l’aléatoire quantique.
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Aussi notre auteur-stratégiste excelle-t-il à commenter le… passé (tenir Verdun en 1916 pour les Français, s’acharner à ravitailler en vain Paulus à Stalingrad pour les Allemands, maintenir indéfiniment dans le temps l’action de l’UNWRA – jusqu’à créer des abcès de fixation [topique et psychique, c’est nous qui ajoutons] – et des organisations humanitaires en général, ont-ce été là des actions de bonne stratégie, c’est-à-dire en définitive, de bonne politique ?), quitte à pousser le paradoxe un peu loin en nous expliquant que, si les camps à statut de réfugiés à vie avaient existé dès l’aube de l’ère judéo-chrétienne, le continent européen serait aujourd’hui « couvert de camps abritant les dizaines de millions de Gallo-Romains déracinés, de Vandales abandonnés, de Burgonde vaincus et de Wisigoths déplacés (…) ». Cette image est en vérité un sophisme, car l’utilité de ces « camps » (avec la notion juridico-politique de ‘‘réfugiés’’ qui l’accompagne) ne pouvait en ces temps se ressentir, d’une part, parce que la politique de l’empire romain était plutôt assimilationniste, d’autre part, parce que ces peuples barbares, d’origine indoeuropéenne, étaient d’abord nomades (et, que ce n’était qu’à l’issue de leurs périples, poussés par le vent d’est, et parvenus à l’extrémité de la péninsule euroasiatique qu’ils pouvaient se fixer). Ils n’avaient ainsi pas le temps de développer ni le ‘‘loisir’’ d’entretenir le sentiment de la nostalgie de leurs terres d’antan, et, de la sorte, n’étaient guère enclins à revendiquer un quelconque « droit au retour »… Alors, le processus de fusion-absorption de peuple à peuple semblait fonctionner. Ce qui laisserait à envisager qu’il s’agit de la plus efficace des stratégies de… paix.
Il est vrai que nous n’avons pas précisé dans quel sens, en chaque occurrence, devait s’établir ledit processus. Il est vrai aussi que, de ce très remarquable ouvrage, il est possible de (re)tirer non seulement quelques cartouches, mais aussi quelques enseignements… dirons-nous plus prosaïques, tangibles, d’utilité immédiate… que des stratèges civils et militaires de tous camps, humbles d’esprit et de compétences inter (ou multi-) disciplinaires, se feront autant un plaisir qu’un devoir de découvrir.
Edward N. Luttwak, Le Grand livre de la stratégie, Odile Jacob, 400 pages.
Le Grand Livre de la stratégie -NE: De la paix et de la guerre
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