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Peut-on jouer sa vie aux dés?


Peut-on jouer sa vie aux dés?
Image d'illustration Unsplash

Il y a un an, disparaissait l’écrivain américain George Powers Cockcroft, célèbre pour son roman L’Homme-dé publié en 1971 sous le pseudonyme de Luke Rhinehart.


On peut presque parler d’un récit autobiographique puisque George Powers Cockcroft s’est beaucoup inspiré de sa propre destinée jouée en lançant des dés. Le concept du livre – et d’une grande partie de sa vie donc – est simple : laisser le hasard faire les différents choix pour son avenir. Cela va du plus anodin : ce que l’on va déjeuner ; en passant par plus important : la personnalité qu’on va endosser pour un ou plusieurs jours ; jusqu’à bien plus radical : abandonner sa famille ou commettre un crime.

Confusion entre réalité et fiction

Dans le livre, le personnage Luke Rhinehart est un psychiatre qui commence par jouer sa propre vie aux dés, avant de théoriser l’idée et d’en tirer une nouvelle thérapie qui connaîtra un grand succès : « Pourquoi nos civilisations arrivent-elles à créer de nouvelles formes de tristesse et de mécontentement plus vite que nous n’arrivons à élaborer de théories pour les décrire et les résoudre ? La réponse à ces questions devient de plus en plus évidente. Nous avons conservé de notre passé l’image de sociétés simples, unies, stables, et par conséquent nous avons aussi conservé une notion idéale de l’homme en désaccord complet avec notre civilisation actuelle, complexe, chaotique, instable, urbaine et aux multiples valeurs. (…) Mais, paradoxalement, pour mettre fin à ce conflit sans fin qui fait rage en [l’individu], il faut l’encourager à lâcher prise, à faire semblant, à jouer des rôles, à mentir. Nous devons lui donner la possibilité de développer ces capacités. Nous devons faire de lui une personne-dé ! ».

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Le roman est très drôle, mais la véracité de l’expérience de l’auteur-narrateur George Powers Cockcroft – il aurait choisi par exemple son épouse et ses lieux de résidence aux dés – conduit à s’interroger sur notre position comme lecteur-narrataire. Ne sommes-nous pas en lisant L’Homme-dé, des sortes de cobayes ou patients du Docteur Luke Rhinehart ? Dans un phénomène miroir dit de réciprocité de la lecture, c’est le livre qui nous lit, nous analyse, nous met en position d’imaginer jouer notre propre destin aux dés. La confusion entre réalité et fiction est telle, que l’écrivain est davantage connu sous le nom de son personnage qui s’inspire… de lui-même ! Une sorte de mise en abyme totale, comprenant l’ensemble de l’existence de George Powers Cockcroft ou Luke Rhinehart.

Quand la gamification s’immisce dans nos vies

Notre époque elle-même est traversée par le phénomène de « gamification » – ou « ludification » en presque bon français – qui trouble la frontière entre la réalité et le jeu. Pendant longtemps, nous avons bien séparé le temps du travail associé au réel à celui du loisir associé au jeu sous toutes ses formes. En effet, la « gamification » consiste à proposer des règles, des récompenses, des challenges inspirés du domaine ludique dans différents pans de notre vie afin d’améliorer nos performances quotidiennes. Cette transposition que l’on retrouve depuis déjà quelques années dans le monde de l’entreprise ou dans les thérapies familiales (jeux de rôles, bonification de certaines actions avec attribution de bons et de mauvais points, compétition avec classement, etc.) a connu un essor important grâce aux nouvelles technologies et aux applications sur nos téléphones portables nous permettant par exemple de compter nos pas pour améliorer notre santé, de nous faire bénéficier de récompenses en respectant le Code de la route ou le tri des déchets… Dans ce contexte rien d’étonnant de revenir sur la théorie-thérapie de Luke Rhinehart par les dés, puisqu’il s’agit du jeu de hasard réduit à sa plus simple expression.

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Je n’ai lu que tardivement L’Homme-dé qu’on me présentait chaque fois comme un livre ayant changé la vie de mes interlocuteurs. Je me suis d’ailleurs demandé si un de mes amis qui m’avait conseillé sa lecture, ne jouait pas lui-même sa vie aux dés, ce qui expliquerait pas mal de choses… Mais passons, pour le goût du jeu et afin d’apporter une touche de fantaisie à cette fin d’année, j’ai souhaité tenter l’expérience d’Homme-dé, en débutant tout de même par des choix ne pouvant pas trop gêner ma vie familiale, ni troubler l’ordre public. Et surtout en espérant m’arrêter à temps…

À mon tour

J’ai donc débuté par des choix simples en demandant aux dés si je devais manger sain, gras ou jeûner. J’ai ainsi avalé dans la semaine deux pizzas, trois menus complets de fast-food avec milkshake au dessert, mais aussi beaucoup de simples potages ou des Poke bowl – même si j’ai du mal à classifier cette nouvelle mode culinaire hawaïenne – et rien du tout la journée de mardi.

Je n’ai pas fait mon lit et je ne me suis pas lavé vendredi, je n’ai parlé qu’en espagnol dimanche, j’ai aboyé au téléphone à plusieurs reprises, et j’ai enfin repris sérieusement l’écriture de mon second roman.

Et comme nous étions dans les petits choix sans importance, j’ai décidé de demander à un seul dé pour qui je dois voter à la prochaine élection présidentielle. J’ai ainsi proposé que si c’est un 1 je vote pour le président sortant, un 5 pour Éric Zemmour, un 3 pour Valérie Pécresse, un 2 ou un 4, je vote blanc. Si c’est un 6, je vote pour un autre candidat – même de gauche – que je choisirai en relançant le dé. Et enfin, si c’est un 7, je vote pour Jean-Luc Mélenchon.

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