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L’euthanasie qui vient

Le rapport à la mort des Français a changé


L’euthanasie qui vient
Olivier Rey. © Hannah Assouline

Il est probable que l’euthanasie sera légalisée en France. Cette maîtrise de sa propre mort, aboutissement ultime du contrôle de sa propre vie, est réclamée par une grande partie de la population. Mais cette mesure individualiste se double de tant de dérives et de paradoxes que c’est la société entière qui en paiera les conséquences.


Sondage après sondage, une grande majorité de la population se déclare en faveur de l’« euthanasie ». On peut certes critiquer la façon dont les questions sont formulées, qui favorise une réponse de ce genre, mais n’ergotons pas : les résultats sont assez massifs pour être significatifs. Avant de discuter des conclusions législatives qu’il convient d’en tirer, il est bon de s’interroger sur ce qui motive pareille position.

La « culture du projet »

Le premier élément à prendre en compte est un changement profond dans le rapport à la mort. Dans un pays comme la France, au xviiie siècle, un enfant sur deux n’atteignait pas l’âge de 11 ans. Aujourd’hui, plus de neuf décès sur dix surviennent après 60 ans. La mort, de menace toujours présente, a été repoussée dans les marges. « On savait autrefois (ou peut-être le pressentait-on) qu’on contenait la mort à l’intérieur de soi-même, comme un fruit son noyau. […] Et quelle mélancolique beauté était celle des femmes, lorsqu’elles étaient enceintes, debout, et que, dans leur grand corps, sur lequel leurs deux mains fines involontairement se posaient, il y avait deux fruits : un enfant et une mort. » Ce temps est révolu, Rilke l’avait compris. On continue de mourir, certes. Non plus, cependant, parce que la vie est, selon la formule de Hans Jonas, « une aventure dans la mortalité », mais parce qu’il reste des défaillances de la machine humaine que l’on ne sait pas surmonter ou pallier. Si jamais Jeanne Calment, prolongeant de quelques années encore sa vie, s’était éteinte durant la canicule de 2003, à 128 ans, elle ne serait pas morte de vieillesse mais de l’incurie du gouvernement n’ayant pas su prendre toutes les mesures adéquates pour protéger nos anciens.

Par ailleurs, comment définir l’humain ? La question, qui a travaillé la philosophie pendant plus de deux millénaires, a enfin trouvé sa réponse : l’humain est un être qui fait des projets. Si le Projet pouvait parler il dirait : Moi, le Projet, je suis partout. Tout le monde doit faire des projets, tout le temps, à l’intérieur du grand projet moderne qu’est le Progrès. Or, comme relevé il y a un siècle par Max Weber, une vie immergée dans le Projet et le Progrès ne devrait pas avoir de fin, car il y a toujours un nouveau projet à mener à bien, un nouveau progrès à accomplir. « Abraham, ou n’importe quel paysan d’autrefois, pouvaient mourir “âgés et rassasiés de jours” parce qu’ils étaient installés dans le cycle organique de la vie, parce qu’il leur semblait que la vie leur avait apporté, au déclin de leurs jours, tout ce qu’elle pouvait leur offrir, parce qu’il ne subsistait aucune énigme qu’ils auraient encore voulu résoudre ; ils pouvaient donc se tenir pour “satisfaits” par la vie. L’homme civilisé au contraire, placé dans le mouvement permanent d’une civilisation qui ne cesse de s’enrichir en pensées, savoirs, problèmes, peut se sentir “fatigué” de la vie, jamais “rassasié” par elle. Il ne saisit en effet qu’une part infime de ce que la vie de l’esprit engendre à jet continu – et toujours quelque chose de provisoire, rien de définitif. De ce fait, la mort est pour lui un événement dépourvu de sens. Et parce que la mort n’a pas de sens, la vie civilisée en tant que telle n’en a pas non plus, qui, par son “progressisme” insensé, frappe la mort d’absurdité. » Résultat : l’incapacité à recevoir la mort comme fait de nature incite à en faire un processus contrôlé. Un dernier projet.

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À cela, il faut ajouter que les progrès de la médecine, qui aident à vivre plus longtemps et en meilleure santé, ont aussi une conséquence moins heureuse : des personnes qui, auparavant, se seraient rapidement éteintes, se trouvent durablement maintenues en vie dans un état où leurs facultés sont gravement altérées. Si la mortalité fait partie de notre condition, les performances de la médecine peuvent déformer cette condition en substituant à la mort une fin frangée, la lente extinction d’un corps dont la personne s’absente progressivement, longtemps avant sa mort. Pareille perspective, en soi peu réjouissante, nous paraît d’autant plus effrayante qu’au cours de la seconde moitié du xxe siècle, une nouvelle forme de surmoi s’est imposée qui sanctionne, non plus tant les manquements à un canon moral, que le fait de ne pas être à la hauteur de l’image que l’on se fait et que l’on souhaiterait donner de soi. S’ensuit que ce qui terrifie est moins la mort, qui annihile, que de tomber dans la « dépendance » ; de là aussi un dégoût insurmontable éprouvé à l’égard des corps déchus, auxquels on ne veut en aucun cas ressembler ; de là enfin la vigueur des revendications quant au choix de sa « fin de vie » – avec l’idée que l’on pourra garder le contrôle jusqu’au bout.

Dans ces conditions, il est fort probable que les partisans de l’euthanasie et du suicide assisté finiront par obtenir les évolutions législatives qu’ils appellent de leurs vœux.

Faut-il s’en féliciter ?

S’il y a un point de vue selon lequel de telles évolutions sont souhaitables, sans contestations possibles, c’est le point de vue financier. Point de vue qui, au demeurant, ne mérite pas l’opprobre. Il est en effet facile de réclamer, au nom de la morale la plus élevée, toujours plus de moyens pour l’assistance aux malades, et de fustiger, en regard, les considérations « bassement » économiques. Les gouvernants doivent pourtant bien, afin de satisfaire, au moins dans une certaine mesure, les innombrables demandes qui leur sont adressées, se soucier de l’économie qui fournit les moyens. Or, voici que se présente une situation rarissime : pour une fois, avec l’euthanasie et le suicide assisté, les citoyens ne réclament pas des dépenses supplémentaires, mais proposent des économies ! (On comprend, au passage, pourquoi une convention citoyenne a été organisée sur la fin de vie, et pas sur les retraites.)

Une résidente de l’Ehpad Marguerite-Renaudin à Sceaux, 13 juillet 2022. « Transformer les “soignants” en prestataires de service, soutenant la vie et dispensant la mort, selon la demande, n’est pas une bonne idée. » © ISA HARSIN/SIPA.

La question financière mise à part, les bénéfices à attendre d’une légalisation de l’euthanasie et du suicide assisté sont plus douteux. L’Association pour le droit à mourir dans la dignité (ADMD), fondée en 1980 et fer de lance de la lutte, sait mettre en avant des cas particuliers, des témoignages dramatiques ou émouvants. Mais s’il est concevable que, dans certains cas, ce soit faire le bien de quelqu’un que de l’aider à mourir, l’opportunité à légiférer n’en résulte pas mécaniquement. Il faut en effet être conscient qu’une nouvelle législation crée un nouveau cadre. Un nouveau cadre où, peut-être, certains cas problématiques d’hier trouveront solution, mais où un grand nombre de nouvelles difficultés apparaîtront, qui n’existaient pas auparavant.

La démoralisation du « soignant »

Le droit dont parlent les partisans d’une légalisation n’est pas un droit-liberté, mais un droit-créance, pas un « droit de » quitter la vie quand je l’ai décidé, mais un « droit à » ce qu’on me la fasse quitter quand je l’ai décidé. Or les partisans d’un droit à l’euthanasie et au suicide assisté semblent systématiquement ignorer l’épreuve que l’exercice de ce droit imposerait aux personnes chargées d’accéder à leur demande – dont tout laisse supposer, étant donné la façon dont les choses s’organisent en France, qu’elles appartiendraient au corps médical. Ainsi que le remarque Gaël Durel, président de l’Association nationale des médecins coordonnateurs en Ehpad et du secteur médico-social : « Les soignants seraient forcément appelés à s’interroger sur le sens de leur mission si on accepte de mettre fin à la vie de ceux qui sont l’objet de tous les soins au quotidien. Comment imaginer que l’on puisse écourter la vie d’une personne en raison de conditions de vie qu’elle juge trop dégradées et, dans la chambre voisine, en accompagner une autre qui est dans la même situation ? » D’autres s’interrogent : comment feront-ils pour concilier « d’une part la primauté de la demande collective de vie sur la volonté individuelle du patient dans le cas de soins prodigués aux auteurs d’une tentative de suicide [de 80 000 à 90 000 personnes sont hospitalisées chaque année en France suite à une telle tentative], d’autre part la primauté de la volonté individuelle de mort sur la demande collective de vie dans le cadre d’une euthanasie ou d’un suicide assisté ? » Transformer les « soignants » en prestataires de service, soutenant la vie et dispensant la mort, selon la demande, n’est pas une bonne idée. Les soignants en souffriraient, les patients aussi. Le fait que certains Belges âgés préfèrent franchir la frontière et se rendre dans des établissements médicalisés allemands, où l’euthanasie n’a pas cours, est à cet égard instructif.

Le suicide assisté, incitation au suicide tout court

Par ailleurs, quoi qu’ils puissent dire, les partisans de l’« aide active à mourir », en obtenant gain de cause, ne feraient pas qu’acquérir un droit pour eux, ils modifieraient le monde commun. Ces modifications peuvent comporter des aspects positifs. « La pensée du suicide est une puissante consolation. Elle aide à bien passer plus d’une mauvaise nuit », écrivait Nietzsche. De même, la pensée du suicide assisté peut conforter le moral de certains. Elle tend aussi, chez de plus nombreux, à accréditer l’idée qu’aux difficultés, la mort est la meilleure solution. Au départ, seuls des adultes mentalement aptes et en phase terminale se trouvent concernés. Mais les choses évoluent rapidement. Theo Boer, membre d’un comité de contrôle dans l’application de la loi sur l’euthanasie adoptée en 2002 aux Pays-Bas, à laquelle il était à l’époque favorable, a été témoin du processus. Dans une tribune publiée par Le Monde (1er décembre 2022), il écrit : « La pratique s’est étendue aux personnes souffrant de maladies chroniques, aux personnes handicapées, à celles souffrant de problèmes psychiatriques, aux adultes non autonomes ayant formulé des directives anticipées ainsi qu’aux jeunes enfants. » Est aujourd’hui discutée une extension aux personnes âgées sans pathologie. En France, le Conseil consultatif national d’éthique (CCNE) mentionne, dans son avis de 2022 : « Il existe une voie pour une application éthique d’une aide active à mourir, à certaines conditions strictes, avec lesquelles il apparaît inacceptable de transiger. » Le CCNE, qui en 2013 ne voulait pas de l’aide active à mourir, indique lui-même, par l’évolution rapide de ses avis, le crédit qu’il faut accorder aux « conditions strictes, avec lesquelles il apparaît inacceptable de transiger ». Au demeurant, dans une société qui fait du ressenti personnel l’autorité suprême, au point d’y subordonner le fait d’être un homme ou une femme, on voit mal au nom de quoi il serait durablement possible de soumettre le recours au suicide assisté à des critères objectifs. Theo Boer prédit la prochaine étape aux Pays-Bas, au nom de la justice et du respect des personnes : « Pourquoi seulement une mort assistée pour les personnes souffrant d’une maladie, et pas pour celles qui souffrent du manque de sens, de marginalisation, de la solitude, de la vie elle-même ? »

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Non seulement, quand l’euthanasie et le suicide assisté sont légalisés, le nombre de demandes ne cesse d’augmenter, mais qui plus est, le nombre de suicides aussi ! Citons encore Theo Boer : « Alors que le pourcentage d’euthanasies dans le nombre total de décès est passé de 1,6 %, en 2007, à 4,8 %, en 2021 [aux Pays-Bas], le nombre de suicides a également augmenté : de 8,3 pour 100 000 habitants, en 2007, à 10,6, en 2021, soit une hausse de 27 %. […] Pendant ce temps, en Allemagne, un pays très similaire aux Pays-Bas quant à sa culture, à son économie et à sa population – mais sans la possibilité d’une mort médicalement assistée –, les taux de suicide ont diminué. » Le phénomène n’a rien de mystérieux. Les partisans de « la mort dans la dignité », du « libre choix de fin de vie » ou de l’« aide active à mourir », en voyant leur requête satisfaite, conduisent une frange croissante de la population à sans cesse devoir examiner la question : Vaut-il bien la peine de rester en vie ? Et donc, dans un certain nombre de cas, à répondre par la négative.

Si la faculté à se poser ce genre de questions est humaine, qu’un cadre légal oblige à s’y confronter est déshumanisant. Mon propos n’est pas de condamner en tant que telle une aide active à mourir, mais de faire mesurer les effets délétères d’une légalisation, qui semblent complètement échapper à ses promoteurs.

Un paradoxe pour finir

C’est au nom de l’autonomie de la personne, de son droit à l’autodétermination, qu’est réclamé un droit à l’euthanasie et au suicide assisté. C’est-à-dire que c’est au nom de l’autonomie qu’est exigée une assistance – alors même que, dans la plupart des cas, les candidats au suicide assisté seraient capables de mettre fin à leurs jours par eux-mêmes. Il faut donc croire qu’il ne suffit pas de vouloir mourir pour arriver à se suicider. Mais précisément, si on n’y arrive pas sans renfort, n’est-ce pas le signe que l’on n’a pas si envie de mourir que cela ? Ne vaut-il pas mieux, en la matière, admettre des limites personnelles que l’on ne parvient pas à franchir, que de requérir les autres pour les outrepasser ?

Mai 2023 – Causeur #112

Article extrait du Magazine Causeur




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Olivier Donatien Rey, né en 1964 à Nantes, est un romancier, essayiste et philosophe français.

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