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Le procès d’Altan Hayir


Photo : Stéfan

On avait sûrement calomnié Altan Hayir. Car, sans avoir rien fait de ce qu’il considérait être mal, il reçut un matin une injonction de justice. L’espace d’un instant, lorsqu’il ouvrit le pli le convoquant au tribunal, il sua sang et eau, se demandant si le restaurant grec, dont il était le propriétaire, le chef et le serveur, aurait commis quelque infraction contre l’hygiène et la réglementation. Pas le moindre kebab à la salmonelle, ni mort ni malade : rien. Tout juste l’accusation d’avoir nié le génocide arménien de 1915. « Drôle d’engeance, songea-t-il. Pire que les Kurdes ! »

Sur le moment, Altan Hayir ne songea pas même à prendre un avocat. Pourquoi se défendre, puisqu’il n’avait rien fait ? Il avait beau se torturer la tête, sa mémoire restait floue sur les prétendus agissements dont on l’accusait. À peine se souvenait-il d’avoir participé un jour à une manifestation pour contester le génocide de 1915. Emporté par l’excitation du moment, il avait même apposé dans son restaurant un tract expliquant comment les Arméniens prenaient un malin plaisir à se précipiter pour attraper au vol des balles perdues. Il ne mentait pas– ce n’est pas le genre de la maison.

La preuve : le tract était encore affiché, là, au-dessus de la caisse enregistreuse. Puis, sur les conseils de la Fédération nationale des restaurateurs turcs de France, il se ravisa et accepta d’être représenté lors de sa comparution par Otto Mann, avocat un tantinet byzantin, c’est-à-dire relativement efficace. Me Mann prépara son client à l’audience : « Surtout, tu ne dis rien.Tu te tais… Plutôt sauce blanche pour le döner… Et il ne faut rien dire sur les Arméniens… Oui, mais la vérité, tu te la gardes pour toi… Pas beaucoup de piment, juste un peu… Mais il ne faut rien dire : tu dois me laisser parler…Une bière, je vais prendre une bière… »[access capability= »lire_inedits »]

Quand le jour de l’audience advint, Altan Hayir eut beaucoup de mal à ne pas sortir de sa réserve. Il voulait crier à la face du monde que les propos de ses accusateurs n’étaient pas conformes à la vérité. Pendant que l’avocat des parties civiles parlait, il se pencha vers son avocat pour lui dire : « Ils disent que je suis négationniste. Mais comme ils négationnent mon négationnisme, alors ils sont négationnistes au carré. C’est bien pire, non ? » Me Mann ne répondit pas. Et Altan Hayir revint à ses pensées anatoliennes. En Turquie, ça ne se passerait pas comme ça : à peine ses accusateurs auraient-ils évoqué le satané « génocide arménien » qu’on leur aurait joué un remake de Midnight Express. Au gnouf, eau et pain sec, avec la bénédiction d’Erdogan. Puis des pensées plus ordinaires l’accaparèrent : fallait-il qu’il change le nom de son établissement ? Depuis le temps que durait la crise grecque, s’appeler « Thessaloniki » n’était-il pas un brin suicidaire ? On lui avait suggéré : « Mac Döner ». Ça sonnait rêve américain avec sauce blanche ou sauce rouge – le choix du client est important. Me Mann se leva et, comme il n’était guère prolixe, il se contenta de saluer courtoisement les parties civiles et le ministère public avant d’opposer une « question prioritaire de constitutionnalité ».

Tous se regardèrent, interloqués. Dans la salle, un silence composé de doute et de perplexité bruissait, quand Me Mann expliqua que le fondement juridique sur lequel comparaissait son client contrevenait à l’article 34 de la Loi fondamentale. En clair, la Constitution de la Ve République avait prévu que le législateur puisse à peu près faire tout, sauf reconnaître un fait historique, comme la loi du 29 janvier 2001 l’avait fait au sujet du génocide arménien. Ce que Me Mann avançait, c’est que l’article unique de cette loi (« La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 ») était proprement anticonstitutionnel et que – ni vu, ni connu, je t’embrouille – le « brave » Altan Hayir, dont on apprit qu’il faisait « la meilleure cuisine grecque de France et ouvrait très tard », ne méritait pas un instant d’être distrait de ses fourneaux. Le président du tribunal fit une moue dédaigneuse. Puis, après avoir échangé quelques mots avec ses assesseurs, ordonna le renvoi. La Cour de cassation fut saisie. Elle n’y trouva rien à redire et abandonna au libre examen du Conseil constitutionnel l’épineux cas d’Altan Hayir.

C’est à ce moment précis que l’opinion publique commença à s’intéresser aux démêlés judiciaires de M. Hayir. Son estaminet ne désemplissait pas : personne ne venait goûter sa cuisine aux moeurs grecques. Caméras, micros, stylos s’empilaient : on voulait savoir qui était le négationniste le plus recherché de France. Ivan Rioufol fit le déplacement et consacra un article aux « dangers de l’islamisme turc rampant », suivi d’Éric Zemmour qui déplorait la disparition en France de « restaurants catholiques », où l’on « mangeait, pas cher, des hosties croustillantes à souhait tout en s’abreuvant d’une eau bénite de première bourre », hélas colonisés depuis « avec l’aval de Bruxelles, par des hordes mahométanes assez négationnistes ». Chez Causeur, Élisabeth Lévy n’en disait pas moins, en titrant son édito du mois de mai 2015 par un cinglant : « Les Turcs sont-ils des Arabes comme les autres ? » À Libération, on titra sobrement sur l’ « homme döner ». Au Canard enchaîné, on fuma un peu plus de moquette que d’habitude pour tenter un « La tête de Turc est un homme döner qu’est bab ». France 2 invita sur le plateau du 20 heures un spécialiste de la liberté d’expression, Me Richard Malka, pour répondre à la question qui taraudait le pays : le régime turc est-il préférable à celui du Dr Dukan ? Bernard-Henri Lévy consacra un paragraphe de son « Bloc-Notes » du Point au génocide arménien, nous démontrant par là-même qu’il n’est pas donné à tout le monde d’être François Mauriac. Sur les ondes d’Europe 1, Alexandre Adler évoqua les implications azerbaïdjanaises de la question, sans que personne ne pipât mot à ce qu’il racontait. Philippe Cohen signa, pour Marianne, un excellent papier où il démontrait que l’affaire Altan Hayir ne se serait pas produite si la France était sortie de l’euro. Chez Mediapart, Edwy Plenel se fendit d’un édito mêlant le négationnisme du génocide arménien à l’affaire Karachi, et finissant par une attaque en règle contre Nicolas Sarkozy qui, « pour son second quinquennat, met à sa botte tous les médias français et turcs, à l’exception notoire de Mediapart ».

N’empêche que la France retenait son souffle et qu’il avait fallu se frayer un chemin parmi la foule venue soutenir ou exécrer Altan Hayir, lorsque le tribunal rendit son verdict. Solennel, le président se leva et lut la réponse qu’avait donnée le Conseil constitutionnel à la question prioritaire de constitutionnalité : « Le Conseil constitutionnel déclare la Loi du 29 janvier 2001 portant reconnaissance du génocide arménien non conforme à la Loi fondamentale. » C’était tout. Point barre. Altan Hayir était relaxé. Sur le perron du Palais de justice, chacun y allait de son commentaire. Les parties civiles entendaient porter l’affaire plus haut, plus loin  « Nous irons à Strasbourg, à la Cour européenne des droits de l’Homme. » Superbe et un temps éloigné de son avocat, Altan Hayir put déclarer brièvement au micro de BFM : « C’est pas ma faute, mais je négationne rien du tout : j’ai toujours dit que les Arméniens étaient des cons. » Personne ne songea à coller à ce pauvre type un bourre-pif mérité. Puisqu’une loi imbécile lui permettait désormais, contre toute décence, de dire n’importe quoi.[/access]

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Janvier 2012 . N°43

Article extrait du Magazine Causeur



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